• Aucun résultat trouvé

Une illustration du Génie du christianisme

Deuxième partie : une poétique de l’antiquité

A. Le projet de Chateaubriand

2) Une illustration du Génie du christianisme

« Tout paraissait […] annoncer ma chute »407, c’est par ces mots que

Chateaubriand résume la publication, en 1802, d’une de ses œuvres les plus

célèbres : Le Génie du christianisme408. Mais bientôt, l’auteur découvre avec autant d’étonnement que d’allégresse que son Génie provoque un engouement international. Il interprète ce plébiscite public comme un « besoin de foi, une avidité de consolations religieuses qui venaient de la privation de ses consolations depuis de nombreuses années »409, et considère qu’à la lecture de cette œuvre,

« Les fidèles se crurent sauvés »410. La thèse principale de cet « ouvrage religieux »411, écrit pour « expier »412 le fait d’avoir « empoisonné les vieux jours »413 de sa mère avec son Essai sur les révolutions414, ne pourrait être mieux résumée que par son auteur lui-même :

On devait donc chercher à prouver […] que de toutes les religions qui ont jamais existé la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres, que le monde moderne lui doit tout, depuis l’agriculture jusqu’aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les malheureux jusqu’aux temples bâtis par Michel-Ange et décorés par Raphaël. On devait montrer qu’il n’y a rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte ; on devait dire qu’elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l’écrivain et des moules parfaits à l’artiste; qu’il n’y a pas de honte à croire avec Newton et Bossuet, Pascal et Racine ; enfin il fallait appeler tous les enchantements de l’imagination et tous les intérêts du cœur au secours de cette même religion contre laquelle on les avait armés…415

Il est impossible de déterminer avec exactitude à quel moment Chateaubriand choisit de transformer les Martyrs de Dioclétien en une « preuve »416 de ce qu’il

avançait dans le Génie du christianisme. Cependant l’auteur fait une référence à

cette idée dans un article publié dans Le Mercure de France de 1807 où il indique

407 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Mémoires d'outre-tombe, op. cit., T.1, p. 460.

408 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Le Génie du christianisme. op. cit.

409

Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Mémoires d'outre-tombe, op. cit., T.1, p. 461.

410 Ibid.

411 Id., T.1., p. 398.

412 Ibid.

413 Ibid.

414

Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Essai historique, politique et moral sur les Révolutions

anciennes et modernes, considérées dans leurs rapport avec la Révolution française, J. Deboffe,

Londres, 1797.

415 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Le Génie du christianisme. op. cit., p. 470.

416

qu’il est «depuis quelques années, occupé d’un ouvrage qui doit servir de preuve

au Génie du christianisme »417. Ainsi, celui qui est devenu un « classique chez les classiques et les romantiques418 » veut démontrer avec les Martyrs que :

Si le christianisme a fait faire tant de progrès aux idées philosophiques, il doit être nécessairement favorable au génie de l’histoire, puisque celle-ci n’est qu’une branche de la philosophie morale et politique. Quiconque rejette les notions sublimes que la religion nous donne de la nature et de son auteur se prive volontairement d’un moyen fécond d’images et de pensées.419

Certains critiques pensent que le voyage en Orient de Chateaubriand aurait réveillé chez lui « le souvenir des épopées homériques »420 et que c’est à partir de ce moment qu’il aurait choisi de transformer les Martyrs de Dioclétien en une illustration du Génie du christianisme. D’ailleurs, de l’aveu même de l’auteur dans la Préface de la première édition de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris : « cet Itinéraire n’était point destiné à voir le jour »421. En

effet, l’auteur explique : « Je n’ai point fait un voyage pour l’écrire; j’avais un

autre dessein : ce dessein je l’ai rempli dans les Martyrs. J’allais chercher des

images ; voilà tout. »422 Ce long récit de voyage fut publié pour la première fois

en 1811, mais fut écrit lors du voyage de l’auteur en Orient entre 1806 et 1807.

Comme pour la composition des Natchez, Chateaubriand part en « peintre de paysage »423 et réutilise pour sa relation de voyage les « réflexions »424 qui « ne

pouvaient entrer dans le sujet d’une épopée »425. Ainsi, l’auteur pose clairement son Itinéraire comme une manière de « chercher des images »426 pour la nouvelle version des Martyrs. En effet, cette hypothèse est renforcée par une note dans la

Préface des Martyrs concernant la finalité de ses notes de voyage :

Ce voyage, uniquement entrepris pour voir et peindre les lieux où je voulais placer les scènes des Martyrs, m’a nécessairement fourni une foule d’observations étrangères à mon sujet ; j’ai recueilli des faits importants sur la géographie de la Grèce, sur l’emplacement de Sparte, sur Argos, Mycènes, Corinthe, Athènes, etc., Pergame, dans la Mysie, Jérusalem, la mer Morte, l’Egypte, Carthage, dont les

417

Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Mercure de France,

418 Nodier, Charles,

419 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Le Génie du christianisme, op. cit., p. 831.

420 D’andlau, B., Chateaubriand et les Martyrs, op. cit., p. 142.

421 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 701.

422 Ibid. 423 ibid. 424 Ibid. 425 Ibid. 426 Ibid.

ruines sont beaucoup plus curieuses qu’on ne le croit généralement, occupent une partie considérable de mon journal. Ce journal, dépouillé des descriptions qui se trouvent dans les Martyrs, pourrait avoir encore quelque intérêt. Je le publierai peut-être un jour sous le titre d’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris en passant par la Grèce, et revenant par l’Egypte, la Barbarie et l’Espagne.427

On remarque dans Les Martyrs que l’itinéraire d’Eudore ressemble beaucoup à

celui de Chateaubriand et l’on retrouve des notes plus ou moins détaillées de l’auteur tout au long du texte concernant les paysages. Ces annotations semblent

d’ailleurs tendre à prouver la véracité des dires du poète. Tout ceci montre bien qu’au retour de ce « pèlerinage »428, l’auteur reprit son « roman poétique »429 pour le remanier. Et il ajoute enfin, comme une ultime justification des Martyrs : « Quand mon ouvrage n’aurait, d’ailleurs, aucun autre mérite, il aurait du moins l’intérêt d’un voyage fait aux lieux les plus fameux de l’histoire »430.

Comme il le dit lui-même dans la Préface de la première édition des

Martyrs, à partir de cette époque où il en eut l’idée, Chateaubriand « n’a pas cessé d’y travailler » 431. L’écrivain raconte lui-même qu’il s’occupait de ce texte en

arrivant à la Vallée-aux-loups et fait référence à sa rédaction plusieurs fois dans ses Mémoires d'outre-tombe432. Ainsi, Chateaubriand remodèle entièrement son texte et met en place une « grande machine » épique, en ajoutant seize livres aux huit précédents. Il possède une parfaite trame romanesque de base pour développer son récit puisque « la scène s’ouvre au moment de la persécution

excitée par Dioclétien, vers la fin du troisième siècle »433. Au milieu des huit premiers chapitres déjà rédigés, mais dont il retouche des pages entières dans un souci évident de cohésion, il insère le chapitre du Ciel434 et celui de l’Enfer435

qui correspondent mieux à son projet épique. On comprend plus aisément

l’impression de rupture souvent ressentie par lecteurs et critiques entre les deux

grandes parties de l’œuvre436

. Cependant,le poète insiste dans la Préface des deux

427

Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Les Martyrs, op. cit., p. 37.

428 Id., p. 61.

429D’Andlau, B., op. cit., p. 17.

430 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Les Martyrs, op. cit., p. 36.

431 Ibid.

432

Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Mémoires d’outre-tombe, op. cit., T2., pp. 1154-1156.

433 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Les Martyrs, op. cit., p. 29.

434 Id., Chapitre III

435 Id., Chapitre VIII.

premières éditions de l’œuvre sur le grand soin qu’il a porté à la rédaction de ce

texte et sur le perfectionnisme dont il a fait preuve :

Les dépouillements que j’ai faits de divers auteurs sont si considérables que, pour les seuls livres des Francs et des Gaulois, j’ai rassemblé les matériaux de deux volumes. J’ai consulté des amis de goûts différents et de différents principes en littérature. Enfin, non content de toutes ces études, de tous ces sacrifices, de tous ces scrupules, je me suis embarqué, et j’ai été voir les sites que je voulais peindre.437

Même lorsqu’il se remémore cette période dans les Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand ne se déjuge pas, ainsi dit-il a posteriori : « Au printemps 1809 parurent les Martyrs. Le travail était de conscience : j’avais consulté des critiques

de goût et de savoir, MM. De Fontanes, Bertin, Boissonade, Malte-Brun, et je

m’étais soumis à leurs raisons. Cent et cent fois j’avais fait, défait et refait la même page. De tous mes écrits, c’est celui où la langue est la plus correcte. »438 On constate donc que Les Martyrs furent un travail de longue haleine pour Chateaubriand qui mit beaucoup de soin à façonner l’illustration du Génie du christianisme qui a étendu sa renommée à l’Europe entière.