II. L’Antiquité et ses genres
2) Rome la mélancolique
Les voyageurs qui visitent pour la première fois l’Italie ne peuvent manquer de
découvrir Rome et ses beautés. Souvent clou du voyage en Italie, la ville éternelle
n’a de cesse d’étonner le voyageur par ses splendeurs. Tous décrivent deux
facettes de Rome : la Rome catholique, celle des premiers chrétiens et la Rome
antique, siège d’une civilisation aussi brillante que disparue. Tous les visiteurs
sont éblouis par les beautés émanant des deux côtés, même si l’abondance de ruines ne manque pas de provoquer une forme de mélancolie que l’on retrouve
dans les récits.
Les romantiques ne peuvent se départir de l’image de Rome comme
berceau et siège du catholicisme. C’est pourquoi tous s’attachent à nous décrire
les beautés de cette Rome vaticane, fondée par Saint-Pierre. Aucun des récits de voyage ne manque de faire une description poussée des différents éléments de la
924
Valentin, Louis, Voyage en Italie fait en l’année 1820 : deuxième édition corrigée et augmentée de nouvelles observations faites dans un second voyage en 1824, Gabon et Cie, Paris, 1826.
925
Simond, Louis, Voyage en Italie et en Sicile, A. Sautelet, Paris, 1828.
926
Spinola, M.H. (de), Voyage de deux artistes et Italie, Barbou, Limoges, 1838.
927
Pezant, Adolphe, Voyage pittoresque à Pompéï, Herculanum, au Vésuve, à Rome et à Naples, Cretaine, Paris, 1839.
928
Valery, M., Voyages historiques et littéraires en Italie pendant les années 1826,1827 et 1829,
ou l’Indicateur italien, 5 tomes, Lenormant, Paris, 1833.
929
Noailly, L.C., Voyage en Italie (1812), E.J. Bailly, Paris, 1842.
930
Fulchiron, J.C., Voyage dans l’Italie méridionale, Pillet ainé, Paris, 1843.
931
Rome religieuse. L’arrivée dans la capitale transalpine est marquée par la découverte de la basilique Saint-Pierre qui impressionne autant qu’elle fascine. Elle est considérée par certains comme l’emblème de Rome : « A la fin nous
aperçûmes à l’horizon un dôme et sa croix; c’était Saint-Pierre ! c’était Rome ! et
pendant plus d’une heure cet objet nous occupa exclusivement »932. La majorité des touristes entame la visite de la capitale italienne par cette « fameuse basilique »933 considérée comme « le chef-d’œuvre de l’architecture, et la
première église du monde. Situé sur une place (la plus belle peut-être de
l’Europe), précédé d’un majestueux portique, demi-circulaire, à quatre rangs de
colonnes, ce monument, tout étonnant qu’il est, ne frappe point d’abord la vue ;
tant l’harmonie des proportions est bien observée : c’est le grandiose, le sublime
du genre dans toute sa magnificence »934. La basilique suscite toujours
l’admiration et donne lieu à de longues descriptions de sa coupole, de ses mausolées et de ses œuvres d’art notamment sculpturales et architecturales. Le Vatican, qui jouxte la basilique Saint-Pierre est lui aussi objet d’une grande admiration, non parce qu’il « représenta la nouvelle et religieuse grandeur de Rome actuelle, comme le capitole représentait la grandeur belliqueuse de triomphante de l’ancienne Rome »935, mais par l’étendue et la magnificence de
son palais « formé de 3 étages, et composé de 1100 salles, chambres et cabinets, renfermant 25 cours et 112 fontaines, réuni dans son ensemble aux jardins et bosquets»936. D’ailleurs les voyageurs semblent se déplacer surtout « pour voir les prodigieuses collections des arts »937 et notamment les « quatre grands ouvrages
de Raphaël […] et cinq ou six autres chefs-d’œuvre »938. S’ « il est singulier de
voir le chef d’une religion qui voudrait anéantir tous les livres avoir une bibliothèque »939, cette dernière se révèle être la plus riche de l’Italie et est visitée par les touristes curieux. S’ensuit ou précède une visite incontournable à la
chapelle Sixtine dont les fresques de Michel-Ange suffisent à « exciter la plus
932 Simond, L., op. cit., T.1, p. 171. C’est également le cas de Stendhal, Promenades dans Rome,
op. cit., p. 605.
933 Richard, A., Lheureux, A., op. cit., p. 79.
934 Ibid.
935
Spinola, M.H. (de), op. cit., p. 197.
936 Valentin, L., op. cit., pp. 88-89.
937 Id., p. 89.
938 Stendhal, Promenades dans Rome, op. cit., p. 765.
939
vive admiration »940 et que l’on trouve longuement détaillées dans certains
ouvrages. Conjointement à cette visite, on se rend également dans la chapelle Pauline qui enthousiasme moins les romantiques. La basilique de Saint-Jean-de-Latran est la dernière visite rituelle de ce parcours, et est considérée par Stendhal comme « la dernière belle chapelle qu’ait produite la religion chrétienne »941,
cependant il ajoute qu’ « il ne faut pas espérer trouver […] la simplicité touchante des premiers siècles du christianisme, ni la terreur de Michel-Ange »942. Ce parcours donne lieu à de nombreuses réflexions sur la grandeur passée de Rome et sur la naissance de la chrétienté dans la douleur. Saint-Pierre inspire particulièrement les écrivains quant-à la charge émotionnelle et historique qu’elle porte. C’est par le biais de ces récits que naîtront des thématiques propres au romantisme et à la reviviscence d’un passé glorieux.
La majorité des auteurs, après avoir contemplé les beautés de la basilique Saint-Pierre, se tourne vers le Panthéon et le Capitole. Tous les textes recensés font mention de ces deux célèbres monuments avec une large préférence pour le Panthéon « ce chef-d’œuvre de l’architecture grecque et romaine, qui prouve des
connaissances de statiques (sic) prodigieuses, offre des festons, des candélabres, des patères et autres bas-relief sacrés, d’une parfaite exécution »943. Le Capitole se révèle souvent un objet de déception car « il ne répond point à l’attente qu’on en
avait » : il « n’est pas un mont mais tout au plus un monticule » et surtout « ce
n’est pas une ruine, car on n’y trouve que des bâtiments neufs et rien qui n’y ait
été mis par les modernes ».944 Et « que dire du Colisée ! » en effet pour tous nos voyageurs « l’esprit en est confondu. Rien ne peut donner une plus grande idée de la puissance romaine que ces ruines majestueuses »945. Souvent objet de visites
répétées, il semble très à la mode d’aller l’admirer au clair de lune selon l’exemple de Chateaubriand qui souligne « sa grandeur et son silence à cette […]
clarté »946de l’astre sélénite. La colonne Trajane «où fut autrefois l’ancien forum trajanum au milieu duquel était placé la belle colonne de cet empereur » se dresse
940 Ducos, B.-J., op. cit., T2, p. 63.
941 Stendhal, Promenades dans Rome, op. cit., p. 941.
942
Ibid.
943 Spinola, M.H. (de), op. cit., p. 212.
944 Simond, L., op. cit., T1, p. 185.
945 Colomb, R., op. cit., p. 83.
946
« encore tout entière dans son antique splendeur »947. Cependant, elle suscite quelque débats chez nos voyageurs français car pour certains elle « a été imitée à Paris avec une supériorité qui fait honneur aux artistes français »948 sur la place Vendôme. Il est également d’usage de remarquer la colonne Antonine qui « est de dix huit pouces moins haute que celle de Trajan »949 et que le temps a plus
travaillée. Les voyageurs s’attardent également sur les différents arcs de triomphe
avec une préférence pour ceux de Septime Sévère, Titus et Constantin considérés comme les mieux conservés950 et comme de bons témoins de l’évolution architecturale romaine. Le passage au forum amène systématiquement l’évocation
des différents temples romains avec parfois une simple évocation du temple de Jupiter951 et parfois un véritable inventaire des temples connus à travers la ville de
Rome. Les auteurs s’attachent tout de même régulièrement au temple d’Antonin et
Faustine, à celui de Rémus et Romulus, à celui de Jupiter Stator, de Jupiter Tonnant, et bien évidemment au temple de Vesta952. Parmi les autres visites
obligatoires, la roche tarpéienne semble avoir frappé l’esprit de nos doctes
voyageurs953. On ne peut également manquer de se rendre aux thermes : généralement ceux de Caracalla954 avec quelques excursions vers les thermes de Titus ou de Dioclétien955. Finalement, les auteurs mentionnent presque tous la « maison dorée »956 de Néron, sans pour autant s’appesantir à son sujet et
terminent leur visite romaine par un crochet obligé vers la villa Adriana957. Le récit de voyage romantique, quelle que soit la célébrité de son auteur et son besoin de description comporte toujours ces différents éléments de la Rome antique, éléments hérités bien évidemment des guides de voyages et de la longue tradition du tour en Italie.
Les spécialistes du voyage en Italie s’accordent tous à identifier comme
nouveau topos littéraire romantique la description de la campagne romaine958. En
947 Pezant, A., op. cit., p. 83.
948 Dupré, A., op. cit.,TI, p. 254.
949
Petit-Radel, P., op. cit., T2, p. 286.
950 Valery, M., op. cit., pp. 55-58.
951 Gasparin, V. (comtesse de), op. cit., T2, p.124 .
952 Valery, M., T.4, op. cit., pp. 193-200.
953 Richard, A., Lheureux, A., op. cit., p. 82.
954
S.N., Souvenirs de voyages, op. cit., T2, p. 287.
955 Simond, L., op. cit., pp. 225-227.
956 Spinola, M.H. (de), op. cit., p. 210.
957 Stendhal, Promenades dans Rome, op. cit., p. 850.
958
effet, attachés au pittoresque, les auteurs de la première moitié du dix-neuvième siècle vont chercher au cours de leur pérégrination à exposer à leur lecteur des
motifs moins ordinaires. Concernant l’antiquité romaine, les voyageurs vont se
tourner vers des lieux plus intimes afin de mettre en place des thématiques plus folkloriques. En se concentrant sur ces curiosités, les auteurs cherchent également à se démarquer de leurs confrères écrivains-voyageurs en faisant montre
d’originalité. Paradoxalement, ces lieux ou monuments vont vite devenir e ux-mêmes des poncifs littéraires. Ainsi, si la première mention du supposé tombeau de Néron avant l’arrivée à Rome était inédite, elle devint vite récurrente et se retrouve dans presque tous nos récits comme prélude à l’arrivée à Rome959
. Parmi les curiosités, quelques auteurs visitent la prison Mamertine, « connue sous le nom de Carcer Tullianus »960 ou de « Tulienne »961. « Cette prison, sur laquelle on a élevé une église, connue sous le nom de San Pietro in carcere, Saint-Pierre en prison, est située à l’orient et au pied du Capitole, vis-à-vis de l’arc de Septime Sévère, que l’on a érigé devant elle »962. Elle intéresse les écrivains tant par ses prisonniers célèbres, que par sa typicité. En effet, « les prisonniers y étaient
descendus au moyen d’une corde et par un trou rond pratiqué dans la voûte »963.
Un grand nombre de nos voyageurs va également s’appesantir sur « la cloaca maxima, ou grand égout construit par Tarquin »964 , qui dénotait « la puissance romaine »965 et est généralement considéré comme « un ouvrage magnifique »966
que l’on peut décrire comme « une espèce de rue en voûte, de dix pieds
d’élévation, et qui a huit lieues de longueur sous terre »967. Les touristes romantiques vont également prendre plaisir à visiter les catacombes où qu’elles se
trouvent968, qui stimulent leur imaginaire vers une résurgence du passé glorieux des premiers chrétiens. Ainsi, Madame de Gasparin s’exalte : « Pour l'homme anti-prosaïque, pour celui qui sait le prix de sensations nouvelles, qui se laisse tromper, si d'être trompé lui en procure de semblables, et préfère son ignorance, sa
959 Nouailly, L.-C., op. cit., p. 34.
960
Pezant, A., op. cit., p. 46.
961 Stendhal, Promenades dans Rome, op. cit., p. 1118.
962 Pezant, A., op. cit., p. 46.
963 Stendhal, Promenades dans Rome, op. cit., p. 1118.
964 Noailly, L.-C., op. cit., p 38.
965
Colomb, R., op. cit., p. 223.
966 Dupré, A., op. cit., T.1, p. 232.
967 Id., pp. 232-232.
968 Souvent les auteurs se tournent vers les catacombes de Naples considérées comme plus vastes et éminemment plus originales que celles de Rome.
duperie à la sagacité décolorante de l'homme raisonnable ; pour celui-là les catacombes seront un trésor »969. Les voyageurs insistent généralement sur
l’immensité des catacombes voire sur leur dangerosité, mais tous se révèlent impressionnés par l’histoire dont elles furent témoins. Au-delà de ces nouveautés
très vite instituées en topoï littéraires, les auteurs s’amusent à trouver les
monuments les plus curieux et les moins visités, il serait inutile de se vouloir
exhaustif à ce sujet même si l’on peut tout de même citer encore de nombreux
lieux et monuments comme par exemple des obélisques égyptiens970 ou différents tombeaux plus ou moins illustres971. L’important réside ici dans la volonté des auteurs romantiques à vouloir renouveler un thème en l’abordant d’une manière plus pittoresque ce qui permit d’ouvrir de nouvelles perspectives littéraires,
comme nous le verrons par la suite.