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Etat des lieux romantique

La formation dispensée aux deux générations de romantiques repose donc sur une étude poussée et assidue du latin qui conditionnait toute leur scolarité. Cependant, et comme dans toutes les classes, certains disposent à l’égard de cette matière de plus grandes dispositions que d’autres et apparaissent comme particulièrement doctes. C’est notamment le cas du maître du romantisme

français, Chateaubriand. Bénéficiant dans un premier temps d’une formation assez

négligée et parcellaire, le jeune homme trouve ses marques au collège de Dol :

Des qualités que ma première éducation avait laissé dormir s’éveillèrent au collège. Mon aptitude au travail était remarquable, ma mémoire extraordinaire. Je fis des progrès rapides en mathématiques où j’apportai une clarté de conception qui étonnait l’abbé Leprince. Je montrai en même temps un goût décidé pour les langues. Le rudiment, supplice des écoliers, ne me coûta rien à apprendre ; j’attendais l’heure des leçons de latin avec une sorte d’impatience, comme le délassement de mes chiffres et de mes figures de géométrie. […] Par une singularité,

97 Volpilhac-Auger, Catherine, « De marbre ou de papier, l’histoire ancienne du XVIIIe au XIXe siècle », in Cahiers de l’association internationale des études françaises, n°50, 1998, pp. 105-120, p. 110.

ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l’abbé Egault m’appelait l’Elégiaque, nom qui me resta parmi mes camarades.98

Le latin est même pour lui une véritable révélation quant à sa sensibilité littéraire :

J’expliquais le quatrième livre de l’Enéide et lisais le Télémaque : tout à coup je découvris dans Didon et dans Eucharis des beautés qui me ravirent ; je devins sensible à l’harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour à livre ouvert l’Æneadum genitrix, hominum divumque voluptas de Lucrèce avec tant de vivacité que M. Egault m’arracha le poème et me jeta dans les racines grecques. Je dérobai un Tibulle : quand j’arrivai au Quam iuvat immites ventos audire cubantem, ces sentiments de volupté et de mélancolie semblèrent me révéler ma propre nature. 99

D’ailleurs, après être sorti du collège et quelques questionnement et errements quant à son avenir, il explique : « On m’envoya au collège de Dinan achever mes

humanités. Je savais mieux le latin que mes maîtres ; mais je commençai à

apprendre l’hébreu. » 100 Chateaubriand est particulièrement savant et reconnu comme tel par la société dans laquelle il brilla par la suite. Sa formation démontre

de très solides connaissances en latin ce qu’il n’aura de cesse de prouver dans son œuvre, ce que démontre le catalogue de sa bibliothèque de la Vallée-aux-loups. Chateaubriand ne ressentit pas de rejet de la culture latine qui faisait partie

intégrante de sa formation et qu’il ne refusa pas en bloc comme ce fut le cas de certains autres auteurs. Parmi les brillants étudiants en « humanités » on retrouve

également d’autres noms du romantisme qui, pourtant, n’eurent pas pour les

antiquités romaines, la même passion que celle de leur illustre devancier. Ainsi

parmi les lauréats du concours général qui récompensait les meilleurs d’entre tous

on trouve « Victor Hugo, couronné en mathématiques, Alfred de Musset, en latin comme Baudelaire, Emile Faguet, Paul Bourget, Jules Lemaître, Emile Augier, Octave Feuillet »101. La génération des écrivains romantiques se trouve donc être

une génération d’écrivains bien éduqués, et dons les connaissances reposent

principalement sur l’étude de textes latins de manière répétitive et appuyée. Mais, s’il ne fait aucun doute que leur culture était on ne peut plus solide, il n’en demeure pas moins, qu’elle était basée presque exclusivement sur l’étude de la

langue et de la rhétorique et que nombre d’entre eux se sont ennuyés de cette

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Chateaubriand, F.R (vicomte de), Mémoires d’Outre-tombe, T1, op. cit., pp. 48-49.

99 Id., p. 57.

100 Id., p. 78.

101 Champion, Jacques, « Le Concours général et son rôle dans la formation des élites universitaire au XIXe siècle », in Revue française de pédagogie, Vol 31, 1975, pp. 71-82, p. 74.

forme d’éducation qui provoqua parfois en eux une forme de rejet de ce système

normatif, comme ce fut notamment le cas de Stendhal102. Il faut bien garder à

l’esprit que les auteurs présentés dans le corpus ont tous (à quelques notables exceptions près) été assujettis à cette éducation particulièrement contraignante qui explique parfois le rejet total de Rome dans une conception nouvelle de la modernité. En effet, comment imaginer réutiliser des textes que l’on a étudiés jusqu’à l’écœurement, comment se réapproprier une histoire ou des œuvres dont

on ne connaît que la version expurgée, comment envisager la modernité au travers

de l’image de ce qui représente le plus les institutions de l’Ancien Régime et le

traditionalisme des instances religieuses. Ces faits expliquent en partie

l’évacuation d’une culture romaine vouée aux gémonies par de grands auteurs de

la période et qui pourtant est indispensable à la lecture de leurs textes, puisque

c’est la culture qui sous-tend toute leur réflexion et leur imagination. Dans cette

étude, il faut bien garder à l’esprit ce paramètre important, car la culture initiale des élèves du dix-neuvième siècle n’avait rien à voir avec celle dont on bénéficie

aujourd’hui et la lecture ou l’utilisation d’un thème particulièrement usité, dénote généralement que l’on fait allégeance au classicisme ou que l’on est suffisamment confiant en sa culture pour l’aborder. Ainsi, les novations autour du thème sont -elles plutôt rares et les figures littéraires exploitées utilisés ressortissent en grande majorité des textes étudiés lors de la scolarité. Il fallait donc un certain courage,

ou une certaine dose de hardiesse pour se lancer dans la réinvention d’une image

bien, voire trop connue et exploitée par toute une classe d’âge accoutumée au latin.

La seule exception notable, mais particulièrement intéressante, à ce cursus formateur est un auteur à part dans la littérature française. Alexandre Dumas, un

des romantiques qui connut le plus de succès, est aussi celui que l’université a

tendance à dédaigner car il a souvent été considéré comme trop populaire pour

être sérieux. L’éducation d’Alexandre Dumas est plutôt atypique et ne relève en rien du cursus scolaire classique du début du dix-neuvième siècle car il ne parvint pas à accéder à un établissement public quelconque comme il le raconte lui-même dans ses truculents Mémoires : « On avait sollicité pour moi des entrées gratuites à tous les collèges destinés aux fils d'officiers supérieurs. Mais, quelles que fussent

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les instances faites, on n'avait pu obtenir ni mon admission au Prytanée, ni une bourse dans aucun lycée impérial »103. On pense l’envoyer au séminaire, mais le

jeune garçon s’y refuse et se retrouve dans une institution privée, dont il explique

le sérieux : « Il fut convenu qu'au lieu d'aller au séminaire, j'irais au collège chez l'abbé Grégoire, à Villers-Cotterêts. On appelait collège l'école de l'abbé Grégoire, comme, en Angleterre, on appelle lords certains bâtards de grands seigneurs, par pure courtoisie »104. Alexandre Dumas commence son éducation, mais elle s’avère

assez limitée par rapport aux normes que nous avons expliquées auparavant : « Toute mon éducation devait donc se borner à savoir de latin ce qu'en savait l'abbé Grégoire à étudier mes quatre règles avec M. Oblet ; et à faire des contres, des feintes et des parades avec le père Meunier »105. Mauvais en calcul, le jeune homme se révèle bon en calligraphie, matière peu académique, mais dont il a le

goût. Par contre, l’élève Dumas se révèle un fort piètre latiniste et il dévoile

même, de manière très spirituelle, l’utilisation de certains expédients pour sauver l’honneur :

Mon professeur, pour se donner moins de peine, avait un Virgile et un Tacite avec la traduction en regard. Or, pour ne pas apporter et remporter chaque jour ces deux volumes, il les laissait à la maison, enfermés dans une petite cassette. Cette petite cassette, il en emportait la clef avec soin; car il savait la tentation grande pour un paresseux comme moi. Malheureusement, j'avais découvert que la boite avait des charnières extérieures. A l'aide d'un tourne-vis (sic), j'entre-bâillais (sic) les charnières, et, a l'aide de l'entre-bâillement (sic), je tirais, selon mes besoins, ou le chantre d'Enée, ou l'historien des Césars grâce à quoi, aidé de la traduction française, je faisais des versions qui surprenaient mon professeur lui-même… Quant à ma mère, elle était émerveillée. Voyez cet enfant, disait-elle à tout venant, il s'enferme une heure, et son devoir de toute la journée est fait. Je m'enfermais effectivement, et avec le plus grand soin. Malheureusement, il n'en était pas, les jours de thème, de même que les jours de version. Les thèmes étaient dictés par l'abbé; or, ces thèmes, ils n'avaient point leur traduction latine enfermée dans une cassette quelconque; il fallait tirer les thèmes du dictionnaire, et ils n'en sortaient pas sans un certain nombre de barbarismes qui contrebalançaient, dans l'esprit de mon professeur, le bon effet des versions, et qui lui faisaient se poser éternellement cette question, à laquelle le pauvre homme mourut sans avoir trouvé de réponse : « Pourquoi donc cet enfant est-il si fort en version, et si faible en thème? »106

103 Dumas, A., Mes Mémoires, T1, p. 276.

104 Id, p. 286.

105 Dumas, A., Mes Mémoires, T2, p. 25.

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Au-delà du caractère divertissant de cet extrait apparaissent les lacunes

d’Alexandre Dumas en latin par rapport à une génération romantique très familière de cette langue. Cependant, ces insuffisances ne découragent pas Alexandre Dumas et il trouve même du plaisir à la lecture de certains grands classiques :

En outre, j'appris pour ma satisfaction personnelle deux ou trois cents vers de Virgile. Si mauvais latiniste que je sois, j'ai toujours adoré Virgile. Cette compassion des exilés, cette mélancolie de la mort, cette prévoyance du Dieu inconnu qui sont en lui, m'ont dès l’abord souverainement attendri ; la mélodie de ses vers, leur facilité à être scandés me charmaient surtout, et parfois me bercent encore dans mes demi-sommeils. J'ai su par cœur des chants entiers de l'Énéide, et, aujourd'hui, je crois que je pourrais dire d'un bout à l'autre le récit d’Enée à Didon, quoique je ne sois pas capable de construire une phrase latine sans faire trois ou quatre barbarismes.107

Sa méconnaissance de la langue des érudits lui vaut même par la suite quelques

surprises assez humiliantes, résultats d’une éducation parcellaire. Ainsi cet épisode relatant un de ses premiers voyages en Angleterre : « Ils ne parlaient pas français ; il est inutile de dire que je ne savais pas un mot d'anglais à cette époque. L'un d'eux eut l'idée de me parler latin. J'avoue que, d'abord, je crus qu'il continuait à me parler anglais, et que j'admirai sa persistance. Enfin, je découvris qu'il me faisait, dans la langue de Virgile, l'honneur de m'offrir de boire un verre de vin avec lui »108. L’épisode est réjouissant, mais également révélateur des

difficultés éprouvées par l’écrivain à cause d’une éducation trop lacunaire.

Alexandre Dumas ne devint jamais un grand latiniste, mais a contrario, il n’eut

jamais à subir le caractère extrêmement coercitif et répétitif des exercices du

collège. Cela explique sans doute en partie la productivité de l’écrivain sur le

thème romain. En effet, Alexandre Dumas n’était pas enserré par le carcan des

« humanités » et son imagination pouvait alors plus facilement se projeter vers la

civilisation des antiques Romains, sans avoir besoin de se débrider puisqu’il manquait singulièrement de connaissances à ce sujet. D’autre part, on peut penser que sa volonté d’écrire sur ce sujet ressortissait également à un besoin de reconnaissance ou à une volonté d’appartenance à une communauté littéraire, très éduquée, alors que lui, était meilleur guerrier qu’élève. Son talent, et son caractère

107 Id., pp.104-105.

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populaire qui font son originalité sont, dans une certaine mesure, à mettre au

crédit d’une éducation plus libre qui lui permit d’aborder sans a priori une culture que les autres considéraient sous le prisme d’une scolarité sévère et bornée à

certains textes.