• Aucun résultat trouvé

Composition de l’œuvre

Deuxième partie : une poétique de l’antiquité

A. Le projet de Chateaubriand

1) Composition de l’œuvre

Chateaubriand affirme qu’il a « commencé les Martyrs à Rome, dès

l’année 1802, quelques mois après la publication du Génie du Christianisme. »366 Or, les spécialistes367s’accordent plutôt pour une première ébauche entre la fin de l’année 1803 et le début de l’année 1804. En effet, le 4 novembre 1803, Madame de Beaumont, née Pauline de Montmorin-Saint-Hérem368, s’est éteinte en Italie

après de longues souffrances. Elle lui avait été présentée par son ami Joubert dans

les débuts de l’année 1801369

: elle avait trente-deux ans et était restée l’unique

représentante de sa famille, décimée par la Révolution370. Tous deux vécurent une grande passion. Cependant, très vite, Chateaubriand s’éprit de Madame de Custine

et délaissa quelque peu son ancienne maîtresse371. Pauline de Beaumont comprit, et rejoignit son amant en Italie372. Ce voyage fut fatal à sa santé déjà fragile373. Ce

trépas prématuré plongea le poète dans une extrême mélancolie. C’est ce qu’il

exprime dans son Voyage en Italie374 , et dont il se souvient, des années après dans les Mémoires d'outre-tombe : « On n’a pas su ce que c’est que la désolation du cœur quand on n’est point demeuré seul à errer dans les lieux naguère habités d’une personne qui avait agréé votre vie […] Il n’y a entre elle et vous qu’un

366 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Les Martyrs, op. cit., p. 36.

367 D’andlau, Béatrix, Chateaubriand et les Martyrs, op. cit. , Didier, Béatrice, Chateaubriand, Ellipses, Paris, 1999.

368 Chateaubriand, françois-René, (vicomte de), Mémoires d’outre-tombe, édition établie par

Maurice Levaillant et George Moulinier, T1, (La Pléiade), Gallimard, Paris, 1951, p. 449.

369 Ibid. 370 Ibid. 371 id., T.1, p. 472. 372 id., T.1, p. 509. 373 Id., T.1, pp. 514-224. 374

rideau transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. »375 Toutefois, si

l’on s’en tient aux Mémoires d'outre-tombe, c’est à son installation rue de Miromesnil qu’ « une ombre »376 qu’il appela « Cymodocée »377 se dessina vaguement dans son esprit. Néanmoins, ces contradictions dans la chronologie paraissent plutôt légitimes : Chateaubriand fut inspiré par les paysages et la

mélancolie qu’il connut à Rome, mais il lui fallut sans doute un temps de

réflexion avant de concevoir sa trame romanesque et ses principaux personnages.

C’est ce que Béatrix d’Andlau souligne en dissociant une première phase de

composition du texte : une partie romaine durant laquelle Chateaubriand « aurait jeté sur le papier des notes qui constitueraient le début du récit »378 et une seconde impulsion « allant de son retour à Paris jusqu’au départ pour l’Orient »379 afin de parvenir à une idée claire de ce que serait son texte.

C’est dans ces conditions que naquit la première version de l’œuvre.

Chateaubriand lut le premier livre des Martyrs de Dioclétien380 chez le Comte de Molé à Champlâtreux le 20 juin 1804381 et le texte fut achevé dès septembre 1805, chez son ami Joubert à Villeneuve-sur-Yonne382. Ce premier texte était extrêmement différent de celui de la version définitive des Martyrs, publiée en

1809, puisqu’il s’agit, selon les mots mêmes de l’auteur, dans une lettre à

Madame de Custine, de l’histoire «d’un jeune homme très chrétien, autrefois très perverti, qui convertit la jeune personne. Le diable s’en mêle et tout le monde finit

par être rôti par les bons philosophes du siècle de Dioclétien, toujours pleins

d’humanités »383. Cette première version se compose alors de huit livres384. La « version primitive des Martyrs »385 contient en germe les onze premiers livres des Martyrs, c'est-à-dire le récit de la vie d’Eudore qui s’achève par «l’épisode

Velléda »386. Cependant, cette œuvre première n’est en réalité qu’un « simple

375

Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Mémoires d'outre-tombe

376 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Mémoires d’outre-tombe, op. cit., T.1, p. 577.

377 Ibid.

378D’andlau, B., Chateaubriand et les Martyrs, op. cit., p. 24.

379 Ibid.

380 Chateaubriand, François-René, (vicomte de), Les martyrs de Dioclétien, introduction de Béatrix d'Andlau, E. Belin, Paris, 1951.

381 Didier, Béatrice, Chateaubriand, op. cit., p. 34.

382

Ibid.

383 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Correspondance générale, op. cit., T1, p. 328-329.

384 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Les Martyrs de Dioclétien, op. cit.

385D’andlau, B., Chateaubriand et les Martyrs, op. cit., p. 16.

386

roman »387 qui ne porte pas trace de l’épopée édifiante définitive. En réalité, cet exemplaire, nommé par Béatrix d’Andlau « Vintimille »,388 du nom de Madame de Vintimille à qui il fut confié, permet d’expliquer que la première partie de l’œuvre présente une sensibilité toute romantique, très proche de ce que l’on

trouve dans les œuvres les plus intimistes de Chateaubriand comme Atala389,

René390 ou Le Dernier Abencérage391.Il ne s’agit pas ici de faire l’inventaire des

différences entre cette version « Vintimille » et la version autorisée par l’auteur

des Martyrs, mais bel et bien de souligner qu’à l’origine, le texte est l’histoire d’un jeune homme peu héroïque qui ne connaît pas autant d’aventures que dans la

version définitive392.

Cette première version permet de bien identifier les sources d’inspiration de l’auteur. Tout d’abord, il existe une parenté évidente entre Les Martyrs de Dioclétien et l’ouvrage de Miss Ellis Cornelia Knight, intitulé : Marcus Flaminius, or a view of the military, political and social life of the Romans in a series of letters from a patrician to histoire friend in the year DCCLXIX393 et traduit en français en 1801 sous le titre de Vie privée, politique et militaire des Romains sous Auguste et sous Tibère dans une suite de lettres d’un patricien à son ami, traduites de l’anglais394. Il s’agit d’un roman épistolaire, qui connut un très vif succès lors de sa publication et qui, très vite, parut démodé395. Ce texte narre les aventures de Marcus Quintus Flaminius, un jeune Romain, officier de Quintilius Varus, blessé à la bataille de Teutoburgium, puis fait prisonnier par les Chérusques. Le beau jeune homme est alors soigné par la femme du chef barbare

et devient l’ami de son fils. Il finit par recouvrer sa liberté et combat ses sauveurs

au côté de Germanicus. A son retour à Rome il épouse sa cousine dont le père est

387D’andlau, B., Chateaubriand et les Martyrs, op. cit., p. 17.

388 Id., p. 16.

389 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Atala, in Œuvres Complètes du vicomte Chateaubriand,

T.XVI, Ladvocat, Paris, 1826.

390 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), René, in Œuvres Complètes du vicomte Chateaubriand, T.XVI, Ladvocat, Paris, 1826.

391

Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Le Dernier Abencérage, in Œuvres Complètes du vicomte Chateaubriand, T.XVI, Ladvocat, Paris, 1826.

392D’andlau, B., Chateaubriand et les Martyrs, op. cit., pp. 281-184.

393 Knight, Ellis Cornelia, Marcus Flaminius, or a View of the military, political and social life of

the Romans in a series of letters from a patrician to his friend in the year DCC. LXII from the foundation of Rome, to the year DCC.LXIX, C. Dilly, London, 1792.

394 Knight, Ellis Cornelia, Vie privée, politique et militaire des Romains sous Auguste et sous

Tibère, dans une suite de lettres d'un patricien à son ami, traduites de l'anglais, traduction de

Mme Lindsay, F. Buisson, Paris, 1801.

poursuivi par la haine de Tibère. On comprend aisément, en observant la trame romanesque du roman de Miss Knight, que Chateaubriand s’est largement inspiré de cet ouvrage notamment pour écrire l’histoire d’Eudore. La filiation entre les

deux textes est d’ailleurs largement admise par les spécialistes de Chateaubriand.

Par ailleurs, il ne faut pas négliger le travail de l’auteur pour sa documentation

historique. Les inventaires de la bibliothèque de la Vallée-aux-loups montrent

l’immense érudition de l’auteur396

. Il est sûr que Chateaubriand s’est largement

inspiré des historiens romains les plus célèbres comme Tacite397, Suétone398, Lactance399 ou encore César400 et bien évidemment des Pères de l’Eglise401

. Mais

on ne peut non plus manquer d’y ajouter des érudits plus contemporains de l’auteur comme Fleury402

, Rollin403, ou Tillemont404, qu’il n’a de cesse de citer.

Chateaubriand utilise d’autre part concernant la culture celte :

la Chronique d’Idace, Priscus, Panitès (Fragments sur les ambassades), Julien (première Oraison et le Livre des Césars), Agathias et Procope sur les armes des Francs, Grégoire de Tours et les Chroniques, Salvien, Orose, le vénérable Bède, Isidore de Séville, Saxo Grammaticus, l’Edda, l’Introduction de l’Histoire de Charles-Quint, les Remarques de Blair sur Ossian, Pelloutier, Histoire des Celtes, divers articles de Ducange, Joinville et Froissard.405

On peut encore ajouter à cette liste non exhaustive le Mémoire sur les druides de Duclos406 que l’auteur utilisa très largement. Tout ceci montre l’extrême soin porté par l’auteur à son œuvre et particulièrement sa volonté de restituer une réalité historique au milieu d’un roman qui n’est que la version embryonnaire des

Martyrs tels que nous les lisons de nos jours.

396 Duchemin, Marcel, La Bibliothèque de Chateaubriand, L. Giraud-Badin, Paris, 1932.

397

Tacite, Annales, texte établi et traduit par Pierre Wuilleumier, (collection des universités de France), Les Belles Lettres, Paris, 1974.

398

Suétone Vie des douze Césars, texte établi et traduit par Henri Ailloud, (collection des universités de France), Les Belles Lettres, Paris, 1964.

399

Lactance De la Mort des persécuteurs, Éditions du Cerf, Paris, 1954

400 César, La Guerre des Gaules, texte établi et traduit par Anne-Marie Ozanam, (collection des universités de France), Les Belles Lettres, Paris, 1997.

401 Cfr Les actes de Martyrs, Eusèbe de Césarée…

402 Fleury, Claude, Histoire ecclésiastique, Le Mercier, 1692.

403

Rollin, Charles, Histoire Romaine, Veuve Estienne, 1738-1739.

404 Tillemont, Le Nain (de), Louis-Sébastien, Histoire des empereurs et des autres princes qui ont

régné durant les six premiers siècles de l'Eglise, Ch. Robustel, Paris, 1690-1697.

405 Chateaubriand, F.-R., (vicomte de), Les Martyrs, op. cit., p. 35.

406