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Une contestation montante de l’ hypercentralisation

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 103-106)

CHAPITRE 1 : Origines et fondements du modèle centralisé

2. Une contestation montante de l’ hypercentralisation

Le Parlement ou le Conseil économique et social ne sont pas totalement écartés des décisions et ont à évoquer ces questions285. C’est par exemple le cas en 1975 lors d’un débat organisé au Palais Bourbon faisant suite à une déclaration politique du Gouvernement sur la politique énergétique, puis quelques jours plus tard au Sénat. Le vote annuel du budget pour les ministères de l’Industrie ou de l’Environnement est une autre occasion d’avoir un regard sur l’énergie tout comme le fait de confier la gestion d’une politique publique à des individus élus, représentant le peuple (démocratie indirecte). Cependant, il n’existe pas de consultation directe pour approuver un plan d’action ou des choix structurants286.

« On peut, dit Alain BELTRAN, considérer que les années 1960 en France furent par excellence celles d’une forte adhésion des élites techniques et politiques à un projet industriel ambitieux. La concentration du processus de décision et le petit nombre d’acteurs ont donc fourni un caractère particulier au champ de la politique énergétique française, lui conférant une incontestable cohérence basée sur l’intérêt général mais aussi capable de prendre en considération les critères d’efficacité économique […]. En revanche, ce circuit décisionnel n’a pas permis au parlement de jouer un rôle décisif (à part quelques grands débats généraux qui semblent placés en aval de la décision) »287.

C’est ce manque de débat et de concertation qu’une partie de l’opposition de gauche commence à critiquer à partir du milieu des années 1970. Une fois nommé, le gouvernement MAUROY organise pour y pallier un débat en octobre 1981, honorant ainsi la promesse de campagne en direction des milieux écologiques alors que le programme nucléaire suscitait des contestations. Ce grand débat est précédé par la rédaction des rapports HUGON et BOURJOL qui émettent parmi leurs recommandations le développement d’une concertation. Mais l’un comme l’autre ne débouchent sur rien de précis. Seul l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) est institué afin de discuter des choix à réaliser dans le domaine énergétique.

Le rôle joué par l’exécutif est globalement plutôt bien accepté par l’ensemble des dirigeants politiques, toutes appartenances confondues288. Ce mode d’intervention de l’État

285 L’article 11 de la Constitution interdit néanmoins par exemple toute possibilité de procéder à un référendum sur les questions énergétiques (TURPIN, 1983, Le rôle de l'État dans l'élaboration des choix énergétiques et le rôle plus spécifique des différentes institutions publiques en France).

286 Ibid., p.737.

287 BELTRAN, 1998c, La politique énergétique de la France depuis 1945 : indépendance nationale et libéralisme tempéré, p.131-132.

288 TURPIN, 1983, Le rôle de l'État dans l'élaboration des choix énergétiques et le rôle plus spécifique des différentes institutions publiques en France, p.746.

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est largement ancré dans la société et ne concerne pas uniquement l’électricité (cf. décisions relatives au TGV ou au Concorde). Il existe bien différents intervenants, même dans le champ de l’électronucléaire dont le fonctionnement repose sur l’action de nombreux organismes et services administratifs289. Cependant, l’existence de ces organismes ne doit pas masquer le fait que les décisions qui y sont prises dépendent pour partie d’un travail réalisé en amont par les experts du domaine et de décisions de l’exécutif gouvernemental. La constitution et le rôle de la commission PEON (Production d’électricité d’origine nucléaire) qui s’est réunie entre les années 1950 et les années 1970 est emblématique de cette situation290. Si le fait de faire un choix politique ne demande a priori pas de compétences poussées, l’ensemble des éléments (dossiers, évaluations…) nécessaires à cette prise de décision n’est accessible qu’aux seuls experts. La vérification des éléments qui sont fournis est difficile en raison de la complexification technique et scientifique croissante du secteur. Le nombre de ceux qui possèdent les informations nécessaires est donc réduit. De plus, nous avons vu que ces experts ont progressivement investi tous les organismes et ministères concernés. Ce point a toujours fait l’objet de débats291. Néanmoins, il ne faut pas verser dans une trop grande caricature comme le rappelle Alain BELTRAN : « il est souvent difficile de débusquer une hypothétique stratégie des grands corps techniques en dehors des solidarités de carrière, du service de l’État et d’une certaine rigueur de pensée »292. Par ailleurs, nous avons déjà évoqué les multiples facteurs contextuels et technico-économiques (ex. leadership progressif d’une seule filière de production, haute technicité du secteur etc.) favorisant aussi ce processus de centralisation.

Le caractère fermé du système électrique et son corollaire, l’absence de concertation, sont des éléments qui deviennent progressivement récurrents alors que l’environnement du système électrique subit de profondes mutations à partir des années 1980. Cette opacité

289 Le secteur se trouve sous la tutelle de trois institutions qui sont : le Gouvernement (Comité interministériel de la sécurité nucléaire, Commission interministérielle des installations nucléaires de base, Commission consultative pour la protection d’électricité d’origine nucléaire – Commission PEON, Comité interministériel sur l’énergie électronucléaire, etc. ), le Ministère de l’Industrie (Direction générale de l’énergie et des matières premières, CEA, COGEMA, EDF, Direction du gaz, de l’électricité et du charbon, Direction de la qualité et de la sécurité industrielle, Institut de protection et de sûreté nucléaire, Conseil supérieur de la sûreté nucléaire, etc.), et, mais de façon moindre, du Ministère de la Santé (Service central de la protection contre les rayonnements ionisant). Pour la période antérieur à 1983, l’ensemble de ces organismes a été répertorié par Dominique TURPIN (ibid., p.747-751).

290 La commission PEON regroupe à partir de 1955 des représentants des ministères concernés (Industrie, Economie…), du CEA, d’EDF et des industriels (Alsthom…). Sa composition, favorable au nucléaire, a été critiquée.

291 Cf. les positions de Marcel Boiteux ou Philippe SIMONNOT (BOITEUX, 1993, Haute tension ; SIMONNOT, 1978, Les nucléocrates).

292 BELTRAN, 1998b, La politique énergétique de la France depuis 1945 : indépendance nationale et libéralisme tempéré, p.131-132. Voir également POUPEAU, 2004b, Un siècle d'intervention publique dans le secteur de l'électricité en France.

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décisionnelle vient remettre en question cette organisation au moment où la société devient de plus en plus demandeuse de transparence et peut avoir accès à davantage d’informations (ex.

télévision). Ce télescopage entre deux tendances est symbolisé par l’épisode de la communication des pouvoirs publics autour de la catastrophe de Tchernobyl. Une rencontre entre d’une part une organisation bureaucratique centralisée au sein de laquelle la communication est très réduite, dépendante d’un ou de quelques services administratifs, et d’autre part d’un nouveau contexte sociétal293.

Comme le note Philippe GARRAUD dans son article de 1979 traitant de la question du nucléaire civil en France, certaines questions ne sont pas perçues pendant un temps puis émergent à partir d’un certain seuil, ne relevant plus exclusivement de mesures techniques ou administratives mais aussi du champ « politique »294. Si des changements techniques et administratifs sont en cours concernant de cette question, elles ne représentent pas encore un enjeu politique295. Rétrospectivement, on peut dire que cette question du nucléaire se confond dans une certaine mesure avec celle de la remise en cause de la centralisation. En laissant de côté la question du choix technologique de l’atome en lui-même (question des déchets, de la sureté, etc.), celui de la forme que ce choix technologique de production d’électricité sur la base d’unités de forte puissance irrigant l’ensemble du pays implique en termes de forme de système se pose en revanche. « Le refus du nucléaire, écrit Philippe BLANCHARD, semble renvoyer à la vague de mise en cause des pouvoirs institués nés dans les années 1960 et notamment en 1968. La question nucléaire n’est pas strictement technique ou économique, elle touche la conception que les publics ont de l’organisation politique en France »296. La technologie et l’organisation politique, liées l’une à l’autre, sont contestées en bloc. La contestation est assez précoce. Elle date du début des années 1970 avec l’occupation du

293 La forte centralisation du secteur électrique a pu être mise en évidence au fur et à mesure des réflexions qui ont suivi la catastrophe. Dans les autres pays européens à l’organisation administrative moins centralisée comme l’Italie ou l’Allemagne, la rapide diffusion de l’information a donné lieu à des mesures de santé publiques. En France, la circulation des données sur l’ampleur et la nature du nuage radioactif ne transitant que par quelques acteurs (voire un seul, le service central de protection contre les rayonnements ionisants – SCPRI) a concentré l’information. Ce n’est que quelques jours plus tard que les français – décideurs politiques compris découvriront la vraie nature de l’accident. L’intervention de Pierre PELLERIN, directeur du SCPRI, cristallisera ce verrouillage.

294 L’auteur cite comme exemple la décolonisation qui est ignorée à la fois par les autorités politiques, la majorité des acteurs du système politique et une grande partie de l’opinion publique (GARRAUD, 1979, Politique électro-nucléaire et mobilisation : la tentative de constitution d'un enjeu, p.448).

295 La question du nucléaire civil ne s’est en effet pas vraiment posée avant 1974 compte tenu de sa faible contribution au mix énergétique. C’est à la suite du plan MESSMER qu’une partie de l’opinion française commence à y porter attention. Elle est alors l’objet de représentations globalement positives (filière d’excellence, grandeur de la France, performance technique…) malgré une forme de contestation depuis les origines en raison de sa proximité avec le nucléaire militaire.

296 BLANCHARD, 2010, Les médias et l'agenda de l'électronucléaire en France. 1970-2000, p.148.

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Larzac. L’évènement marque le début de la promotion d’un localisme (et d’un ruralisme) qui se perpétuera les années suivantes avec l’essor de l’écologie politique297. Cette contestation concerne plus spécifiquement le secteur électrique avec la manifestation sur le site de Fessenheim en avril 1971 et culmine durant l’été 1977 avec celle organisée sur le chantier de Superphénix à Creys-Malville298.

Les problématiques du secteur énergétique se déplacent durant ces années sur la place publique et sont largement traitées par les grands médias nationaux. Guillaume SAINTENY s’est notamment penché sur le rôle des médias dans le développement de l’écologie. Il insiste sur le fait que ces derniers ne sont pas seulement des médiateurs mais sont « doués d’une capacité contributive partiellement autonome »299. Comme pour l’ensemble des sujets qu’ils sont amenés à traiter, les médias sont en mesure d’entraver ou de faciliter l’émergence d’une nouvelle force politique, d’attirer l’attention sur un problème plutôt qu’un autre. Ils s’influencent les uns les autres et peuvent contribuer à la visibilité et la légitimation de certains acteurs (reprise d’articles ou de sujets). Or, les années 1970 voient la presse généraliste s’intéresser aux problèmes environnementaux, amplifiant notablement le mouvement et plaçant la question sur la place publique nationale300. L’État lui-même utilisera dès 1973 et pour la première fois les médias afin d’informer sur les économies d’énergie301. Ce fort intérêt sera de courte durée : déclin du mouvement écologiste, manque d’un caractère politique suffisant de ce mouvement etc. On retiendra néanmoins de cet épisode le rôle d’amplificateur que possèdent les médias sur la question environnementale et donc énergétique – la presse écrite et la radio avant les années 1970 puis, progressivement, la télévision – et dont l’importance se manifestera de nouveau à partir des années 1990. Surtout, en fonction de cela, le Gouvernement peut de moins en moins traiter ces questions simplement de manière administrative (interne)302.

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