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A l’origine : un archipel de réseaux locaux

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 51-55)

CHAPITRE 1 : Origines et fondements du modèle centralisé

A. A l’origine : un archipel de réseaux locaux

Les réseaux électriques apparaissent en France dans les années 1880 sous la forme de dispositifs locaux de taille réduite autour d’un réseau de quelques centaines de mètres entre producteur et consommateur. Ce développement diffus, sous forme d’un archipel de réseaux électriques, a été la plupart du temps le fait d’entreprises privées mais aussi dans une moindre mesure de régies municipales ou de groupements intercommunaux. Des entrepreneurs locaux désirant par exemple alimenter en électricité leurs usines créent des micro-réseaux avec au centre des générateurs d’électricité, d’où le nom de centrale que ces générateurs portent toujours aujourd’hui. Le développement du réseau se heurte dans un premier temps pour le chauffage et l’éclairage à la concurrence des sociétés gazières qui se trouvent en position de quasi-monopole d’exploitation en raison de contrats d’exclusivité courants sur 20 ou 30 ans82. Au début des années 1920, seulement 20% des communes sont électrifiées83.

82 BELTRAN, 1985, La difficile conquête d'une capitale : l'énergie électrique à Paris entre 1878 et 1907 ; BELTRAN, 1989, Du luxe au coeur du système. Electricité et société dans la région parisienne (1880-1939).

83 NADAUD, 2005, Hétérogénéité spatiale d'un service en réseau, équité, et efficacité collective : la distribution rurale d'électricité et la maîtrise de la demande, p.50. Il existe peu de réseaux avant 1900 (les lignes de tramway sont peu nombreuses par exemple) et seulement 4 villes en France ont des lignes atteignant 100 km.

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Ce développement est initialement placé sous la responsabilité des communes qui permettent à des sociétés privées de bâtir des infrastructures de production et de distribution.

Elles s’appuient pour cela sur la loi de décentralisation de 1884 qui leur confère une omni-compétence en matière électrique ainsi que la maîtrise de l’éclairage public et privé84. Ces responsabilités ne vont pas sans poser quelques complications pour les municipalités qui doivent négocier directement avec le secteur privé. Comme le rappelle Alexandre FERNANDEZ qui a analysé ces relations, l’électricité est un véritable défi pour les municipalités qui doivent s’adapter à un secteur de pointe et faire face au poids grandissant des sociétés privées qu’elles tentent de contenir avec difficulté85. L’État est alors assez peu présent dans l’accompagnement de cette innovation en vertu d’une conception libérale de son action (non-interventionniste). Son rôle est alors surtout administratif et technique via notamment l’action des préfets, des services du Génie rural ou de celui des Ponts et chaussées. En tant que garant de l’ordre public, son intervention se fait de manière ponctuelle, par exemple à travers le règlement des conflits (sur la hausse des tarifs par exemple). De ce fait, il laisse aux communes disposant des leviers d’action et de la connaissance du territoire le soin de gérer et de contrôler le développement de l’électricité tandis qu’il se limite à assurer une régulation a minima.

Les communes, garantes du maintien de l’ordre public, sont donc les premières concernées par l’essor des usages de l’électricité. Cette dernière pose en effet rapidement des problèmes de sécurité. Installés initialement au cœur des villes, les groupes générateurs et les lignes de transport d’électricité concentrent le mécontentement des riverains86. Les premiers décrets réglementant ces installations ne tardent donc pas, contraignant quelque peu son essor.

Le choix technologique en faveur du courant alternatif va toutefois déverrouiller la situation quelques années après en permettant aux usines de s’installer en périphérie des villes. Si les riverains sont d’accords, les communes ne voient en revanche pas forcément l’éloignement des centrales d’un très bon œil. Deux logiques sont effectivement à l’œuvre dans la localisation des centrales. La première est que les municipalités cherchent à les maintenir sur leurs bans car elles sont génératrices d’emplois, malgré les nuisances. La seconde est que les cahiers des charges prévoient dans certains cas le retour des installations dans le patrimoine communal lorsque la concession arrive à échéance, d’où un grand intérêt que les centrales ne migrent pas à l’extérieur du territoire. Les entreprises de leur côté voient les choses

84 POUPEAU, 2004b, Un siècle d'intervention publique dans le secteur de l'électricité en France ; POUPEAU, 2007a, La fabrique d'une solidarité nationale. Etat et élus ruraux dans l'adoption d'une péréquation des tarifs de l'électricité en France.

85 FERNANDEZ, 1999, Les lumières de la ville. L'administration municipale à l'épreuve de l'électrification.

86 Comme c’est souvent le cas pour d’autres innovations (ex. le gaz), la phase de développement initiale s’accompagne de problèmes techniques : danger d’incendie provoqué par les générateurs, encombrement des voies, insertions paysagères des dispositifs électriques etc.

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différemment. Une partie d’entre elles achètent de l’électricité à des producteurs ou des fournisseurs localisés à des emplacements plus stratégiques (hydro-électricité) et à des coûts inférieurs, réduisant l’ampleur de leurs investissements (centrales thermiques). S’ajoutent ensuite des considérations technologiques comme les effets de réseaux qui déterminent l’utilité d’une technique en fonction du nombre de ses utilisateurs. De ces deux tendances, cette dernière est finalement la plus forte et les générateurs s’éloignent peu à peu des zones de peuplement denses. Ce mouvement va être encouragé par l’État qui accorde à la distribution d’électricité un statut juridique spécifique pour mieux accompagner son développement. La loi du 15 juin 1906 représente à ce titre une étape importante dans l’essor de l’électricité en lui donnant un caractère de service public par le renforcement du régime de la concession87. En vertu de cette loi, qui demeure en vigueur encore aujourd’hui, les communes ont désormais voix au chapitre sur les investissements et les tarifs pratiqués sur leur ban en ce qui concerne l’éclairage (la force motrice restant dans le domaine concurrentiel). Les propriétaires privés ont également beaucoup plus de difficultés qu’auparavant à s’opposer au passage des fils électriques sur leurs parcelles. Cette relation contractuelle associe l’État à travers le cahier des charges type rédigé par les communes et qui est créé à cette occasion.

Les communes deviennent de ce fait légalement les autorités organisatrices de la distribution d’électricité (AOD, c’est-à-dire le concédant) et ont le choix de concéder l’exploitation du réseau à une société privée (le concessionnaire) ou bien de l’exploiter elle-même en régie. Dans le cadre de la concession à une société privée, un nombre croissant de communes éprouvent rapidement le besoin de se regrouper pour gérer ce service public local au sein de syndicats intercommunaux rendus possibles par la loi municipale de 1884 (près de 1 000 syndicats dans les années 1930). Une partie d’entre elles montrent leur intérêt de produire et/ou de distribuer l’électricité par leurs propres moyens sur la base d’une exploitation en régie dans un contexte d’essor du socialisme municipal (ex. Bordeaux, Grenoble). Il s’écoule cependant une longue période d’hésitations et d’ajustements juridiques avant que les communes ne s’engagent dans le processus de distribution et que l’interventionnisme public soit davantage envisagé88.

En dépit de cela, le secteur restera pour l’essentiel soumis aux règles de la concurrence avant la loi de nationalisation de 1946, le modèle en régie ne se généralisant pas. Les autorités concédantes dans leur grande majorité n’ont pas les moyens de faire face seules au

87 BELTRAN, 1987, Les pouvoirs publics face à une innovation. Développement de l'électricité et adaptation du cadre juridique (1880-1920). C’est sous le régime de la permission de voirie que les sociétés électriques commencent leur essor, bien que ce cadre accentue l’incertitude pour les investisseurs (elle est précaire et révocable à tout moment). Cependant, elle permet aussi d’être libre des contraintes tarifaires et de production (pas de cahier des charges).

88 Voir FENET, 1971-1972, Le régime juridique des régies de distribution publique d'énergie électrique ; POUPEAU, 2004b, Un siècle d'intervention publique dans le secteur de l'électricité en France.

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développement de l’électricité et confient cette tâche à des concessionnaires qu’elles sont en mesure de contrôler par le régime de concession. Il existe environs 20 000 concessions en 191489. Jusqu’à la Première guerre mondiale, le morcellement domine largement le secteur.

Ce n’est par exemple qu’en 1907 que les concessions parisiennes s’unissent (mais pas la banlieue)90. Au même moment, dans les pays européens où les pouvoirs publics locaux ont davantage de poids économique comme en Allemagne, les municipalités rachètent au contraire progressivement les réseaux locaux en cherchant à les développer91. Les sociétés privées possèdent leurs propres centrales ou achètent l’électricité à des groupements de producteurs. L’électrification se fait alors surtout avec des capitaux étrangers92. L’industrie américaine trouve par exemple un terrain d’investissement intéressant en France (Edison, Thomson, Westinghouse). Les entreprises hexagonales ont en effet une capacité d’innovation limitée, compte-tenu d’un contexte de dépression économique post-défaite de 1871, et n’investissement pas non plus à l’étranger. Une situation en opposition avec le dynamisme allemand et surtout étatsunien durant la même période, pays où de grandes multinationales sont nées de réorganisations successives.

Durant cette première période, les réseaux électriques sont encore indépendants les uns des autres et, pour chacun d’entre eux, déployés autour de la centrale. Ils forment des îlots qui dépendent de logiques locales mettant face à face les deux acteurs principaux du système électrique qui sont les sociétés électriques et les collectivités. Le contrôle de la bonne marche de ces nombreux réseaux se fait principalement localement tandis que l’État reste en retrait.

Trois facteurs ont joué dans la généralisation de cette configuration en France. Le premier est que produire et distribuer l’électricité nécessite des capitaux importants. Le second est qu’il est nécessaire d’avoir des compétences pointues pour gérer un réseau. La majeure partie des communes et leurs services ne sont pas en mesure de parvenir à une autonomie technique

89 2004, Compte-rendu du troisième colloque du Groupement de recherche 2539 du CNRS. Les entreprises du secteur de l'énergie sous l'Occupation, p.50.

90 La situation est la même qu’en Grande-Bretagne où les autorités ont pourtant émis un Electricity lightning act de 1882 permettant aux compagnies de dépasser le cadre contraignant des limites administratives. L’économie du secteur électrique est analysé dans le détail par BRODER, 1984, La multinationalisation de l'industrie électrique française, 1880-1931. Causes et pratiques d'une dépendance.

91 En 1914, les sociétés municipales produisaient et fournissaient 68% de l’électricité en Angleterre. Voir à ce sujet l’article de Dominique FINON (FINON, 2005, Electricité : La variété des trajectoires institutionnelles d'électrification).

92 L’un des fondateurs de la Compagnie générale d’électricité (CGE), Pierre AZARIA, dira en 1898 à sa fondation : « Nous avons même été tellement devancés que l’on compte les maisons qui, en France, ne sont pas tributaires de l’étranger. La plupart de nos constructeurs exploitent, en effet, des brevets ou licences de maisons étrangères, allemandes ou suisse pour la plupart » (BRODER, 1984, La multinationalisation de l'industrie électrique française, 1880-1931. Causes et pratiques d'une dépendance p.50).

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suffisante comme c’est le cas pour quelques grandes villes. Enfin, le troisième facteur qui entretient cette recherche de la concurrence est que les autorités concédantes pensent que la présence de différentes sociétés va engendrer une baisse des tarifs, qui sont élevés à cette époque. Beaucoup d’entre elles n’avaient en effet pas l’assise financière nécessaire pour la constitution de réseaux d’électricité (notamment pour l’éclairage public) et un phénomène de concentration débute rapidement dans le secteur93. Les attentes envers la concurrence ne se concrétisent pas dans les faits principalement parce que l’électrification n’est souvent l’apanage d’une seule société, détentrice de fait d’une forme de monopole. Une problématique qui avec d’autres va inciter l’État à accroître son intervention.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 51-55)