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2. Affectivité et activité

2.1. Une conception de l’affect en psychologie ergonomique

Notre intérêt pour la conception de l’affectivité en psychologie ergonomique est lié principalement aux objets communs qu’elle peut partager avec la clinique du travail, notamment son rapport au travail réel et à l’activité, mais aussi ses objectifs affichés de transformation des situations dégradées, dans lesquelles l’affect prend ici une place particulière. Ces travaux sont récents dans le champ de la psychologie ergonomique.

Depuis une dizaine d’années, les travaux dans ce champ tentent de conceptualiser un modèle de l’affectivité au travail afin développer de nouveaux moyens d’intervention sur la question des affects et des émotions. Ainsi, pour Raufaste, Daurat, Mélan et Ribert-Van de Weerdt (2004) « l’homme au travail n’est pas qu’un simple système de traitement de l’information, non plus qu’un simple outil de travail doté d’une force mécanique plus ou moins dirigée » (p.176). Grosjean et Ribert-Van de Weerdt (2005) expliquent cette orientation récente des travaux en psychologie ergonomique par l’entremise de plusieurs sources : « de plus en plus de situations de travail incorporent davantage de tâches relationnelles, où les rapports interpersonnels sont centraux (Weller, 1999) ; l’intérêt renouvelé d’un certain nombre de chercheurs pour la dimension subjective ou intersubjective, présente dans le travail ; la mise

117 en évidence des liens de dépendance entre, d’une part, la performance et, d’autre part, le volet émotionnel et subjectif de l’activité » (Ibid., p. 356).

Ici, « l’homme au travail est considéré dans son contexte social et avec sa dynamique affective, et plus seulement comme un système intellectuel autonome » (Cahour, 2006, p.379). Ce courant de recherche tente de relier les aspects intellectuels et les aspects affectifs de l’activité humaine.

Les auteurs s’intéressent plus particulièrement « aux liens entre affect et cognition tels qu’ils s’actualisent au cours d’interactions en situation de travail coopératif ou lors de relations de service » (Ibid., p.380) dans l’objectif de mieux étudier « les émotions dans le travail et au- delà […] le bien-être au travail » (Grosjean, & Ribert-Van de Weerdt, 2005, p.356).

Dans cette perspective, cette psychologie ergonomique là s’intéresse aux affects pour saisir la complexité de l’activité. Les affects sont en effets considérés comme influençant les processus cognitifs impliqués dans la réalisation de l’action : « l’état affectif oriente donc l’action, les activités cognitives et sociales et leur donne une qualité différente » (Cahour, & Lancry, 2011, p.102). De manière plus précise, pour la psychologie ergonomique, et afin d’améliorer les situations de travail et d’usage, « il est notamment essentiel de cerner quelles sont les sources d’inconfort émotionnel, pour travailler ensuite à améliorer les situations » (Ibid., p.102). Du point de vue de l’intervention, le travail sur l’affect consiste alors à identifier les sources « d’inconfort émotionnel » qui « parasitent » l’activité du sujet. Ces sources sont multiples, elles regroupent :

- La perte de contrôle d’une partie de l’activité : c’est « lorsque la maîtrise de la situation que nous avons habituellement nous échappe soudain et que notre pouvoir d’agir est mis à mal (Rabardel, 2005) » (Cahour, & Lancry, 2011, p.103) ;

- La surcharge attentionnelle et cognitive : cette source d’inconfort se manifeste « dans des cas de sollicitations multiples, en activité de travail ou en conduite automobile par exemple » (Ibid.), elle va générer « tension, inquiétude et stress » (Ibid.) ;

- Les relations conflictuelles et l’image de soi menacée : il s’agit ici essentiellement du « manque de reconnaissance et valorisation par la hiérarchie mais aussi le manque de soutien par les collègues et le sentiment d’isolement » (Ibid.).

Ces différents facteurs intervenants dans l’activité sont sous-tendus par une conception de l’affect associé à une certaine valence. A partir des travaux de Lazarus, Kanner et Folkman (cités par Cahour, 2006) les émotions sont conçues comme « des réactions adaptatives à des

118 états cognitifs d’évaluation où le sens de la situation est analysé » par le sujet (Ibid., p.381). D’un côté, les chercheurs identifient les émotions « négatives », c’est-à-dire celles qui impactent négativement le cours de l’activité parce qu’elles interfèrent avec elle (Ribert-Van de Weerdt, 2011) ; d’un autre côté les émotions « positives » qui agissent positivement sur l’activité, en fournissant notamment « une flexibilité et créativité accrues lors de résolutions de problèmes » (Cahour, 2006, p.381). La valence correspond ainsi au degré « d’agréabilité […] liée à une tendance à l’approche ou à l’évitement » de la part du sujet, en modifiant son action (Ibid., p.383).

L’action de transformation des situations de travail en psychologie ergonomique se situe dans cette perspective. Les émotions sont à la fois perçues comme des perturbateurs potentiels, mais aussi comme des moyens nécessaires et potentiellement bénéfiques à la réalisation du travail. Ce « travail émotionnel » (terme emprunté aux travaux de Hochschild, 1983) mobilisé par le sujet est coûteux en termes de charge de travail et son évaluation devient essentielle « pour contribuer à faire diminuer la charge et améliorer les conditions de travail » (Ribert- Van de Weerdt, 2011, p.322). L’objet de l’intervention consiste donc à repérer les sources d’émotions dans le travail pour limiter leurs aspects négatifs sur la santé et favoriser leurs aspects positifs. L’application de stratégies de « gestion de l’émotion » par le sujet comporte un coût qui peut devenir néfaste pour la santé par une mobilisation trop importante de ressources qui « crée de la fatigue, voire de l’épuisement » (Ibid., p.334).

Dans ses travaux, B. Cahour repère une difficulté méthodologique d’accès aux affects, qui complique toute recherche sur cette thématique : « nous sommes confrontés à un problème méthodologique d’accès à ces processus affectifs qui font partie de l’expérience privée des sujets et ne sont que partiellement observables » (2006, p.381). En effet, le modèle de l’affectivité proposé par Cahour distingue trois couches d’affects :

1) la couche des affects ostensifs, qui sont montrés (volontairement ou pas) ou observables directement ;

2) la couche des affects plus ou moins conscientisés par le sujet ;

3) la couche des affects qui ne sont pas perçus par le sujet parce qu’ils sont inconscients.

Pour l’auteure (Ibid.), les affects montrés peuvent être étudiés par une analyse des corrélations entre des indices observables de façon objective et les rapports verbaux des sujets qui décrivent leurs émotions vécues. Les affects plus ou moins conscientisés peuvent apparaître

119 au chercheur par l’usage de méthodes « psycho-phénoménologiques » comme l’entretien d’explicitation de Vermersch (2012). Enfin, la dernière couche d’affect n’est pas accessible pour le chercheur car reléguée dans l’inconscient du sujet.

Dans ce modèle de l’affectivité, les affects sont définis, entre autres, en référence aux travaux de Cosnier (2006). Ils incluent des « événements ou états du champ affectif qui se caractérisent par un ensemble d’éprouvés psychiques spécifiques accompagnés, de façon variable en intensité et en qualité, de manifestations physiologiques et comportementales » (Cosnier, 2006, p.14). La psychologie ergonomique, et notamment les travaux de Cahour, regroupe donc, à l’intérieur des affects, les émotions, les valences – positives ou négatives – l’humeur et les sentiments (Cahour, 2006, p. 383).14

Les travaux de la psychologie ergonomique posent la question des affects en lien avec la fonction qui leur est attribuée dans l’activité. L’affect a ici un impact sur l’orientation de l’activité (Cahour, & Lancry, 2011). L’activité étant entendue comme « ce qui est réellement mis en œuvre par un sujet dans une situation donnée et qui est au-delà du prévu, du prescrit, de l’anticipé » (Cahour, 2010, p.274). La position soutenue dans ces travaux est que « l’état affectif oriente les activités cognitives et sociales […] Il crée des dispositions, oriente non seulement l’action mais également la pensée et une façon d’être au monde (ouverture, disponibilité). » (Cahour, 2010, p. 283).

L’objectif consiste dès lors à « préciser ces interactions entre affects et activité humaine complexe » (Ibid., p. 284) et à chercher les sources de confort et d’inconfort émotionnel afin de les favoriser ou de les réduire. Une meilleure compréhension des stratégies mises en œuvre dans l’activité des opérateurs permet ainsi de proposer des aides à l’organisation pour réduire les sources d’affects négatifs, par exemple en révisant les modes d’évaluation ou en transformant l’approche du management de proximité (Ribert-Van de Weerdt, 2011, p.332). A partir de ces travaux un certain nombre de liens se dessinent entre l’affectivité et l’activité : l’affect oriente l’activité du sujet. Il « colore » son activité par l’intermédiaire des émotions à valence positives ou négatives qui favorisent ou entravent le fonctionnement des processus cognitifs. De ce point de vue, soit l’affect constitue un « facilitateur » de la cognition, soit il « gêne » le sujet dans la réalisation de son activité. C’est pour cette raison que l’action en psychologie ergonomique cherche à repérer la valence de l’affectivité dans une activité

14 Les auteurs précisent que, dans certains cas, les affects peuvent être simulés par l’opérateur afin d’interagir

d’une certaine manière avec un auditoire. En ce sens, ils participent à la construction de l’éthos de l’orateur, ce qui semble rejoindre en partie les travaux des sciences du langage, dans lesquels l’image de l’orateur peut se construire à partir de la mise en scène des émotions (Amossy, 2013).

120 donnée, afin de transformer les situations dans lesquelles l’affect constitue un frein pour le fonctionnement de l’activité.

En psychologie, dans une perspective développementale, nous nous appuyons en particulier sur les travaux de Vygotski pour penser la question du rapport entre les sphères affectives et cognitives de la vie psychique. Pour l’auteur, pensée et affect entretiennent des rapports réciproques développementaux (1997, p.61). L’affect peut diriger la pensée ou au contraire être influencé par elle.

Dans son ouvrage Défectologie et déficience mentale, Vygotski indique qu’ « il existe des choses sur lesquelles, de fait, nous ne pouvons pas penser, et des choses à l’aide desquelles nous ne pouvons pas agir d’une certaine manière, car les unes et les autres se heurtent à l’affectivité initiale que ces choses provoquent en nous. Par exemple […] nous ne sommes pas en mesure de penser systématiquement à notre mort, de même que nous ne sommes pas en mesure de faire quoi que ce soit qui provoquerait en nous de fortes réactions affectives négatives. Il va de soi que les affectivités envers certains objets se manifestent dans les pensées sous une forme très affaiblie. » (1994, p. 225). Dans ce cadre, intellect et affect sont reliés à l’intérieur des processus psychiques de développement des fonctions psychiques supérieures, comme la mémoire logique ou l’attention volontaire. Dans les travaux de Vygotski, il existe deux « unités de fonctions dynamiques » qui relient intellect et affect, deux unités indivisibles qui permettent d’étudier leurs rapports développementaux. Elles « constituent, sous la forme la plus simple, des unions caractéristiques de l’ensemble » (Ibid., p. 222) : l’activité de pensée et l’activité concrète.

L’activité, si l’on suit Vygotski, constitue alors le plus petit dénominateur commun permettant d’étudier les rapports qui unissent intellect et affect.

Un point de vue développemental consisterait donc à étudier l’affect dans son rapport à la pensée dans l’activité du sujet. En somme, il consisterait à mieux comprendre comment se transforment les rapports entre intellect et affect dans l’activité. Mais ce point de vue ne nous semble pouvoir être soutenu qu’avec une conception dynamique et développementale de l’activité.

C’est pourquoi l’activité conçue classiquement en psychologie ergonomique comme « ce qui est réellement mis en œuvre par un sujet dans une situation donnée » (Cahour, 2010, p. 274) ne peut sans doute pas nous permettre de répondre de manière complète à notre objectif de recherche qui consiste à comprendre l’influence de l’affectivité sur le développement de

121 l’activité de pensée et de l’activité pratique. Pour Vygotski, « l’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées » (2003, p.76).

Certes, dans cette perspective « les émotions ne sont donc pas considérées ici comme un facteur marginal intervenant de temps en temps, mais bien comme constitutif de toute activité qui se déploie dans un flot constant et mouvant d’états émotionnels qui orientent et impactent l’action, la relation et la réflexion, et qui sont eux-mêmes modifiés par l’activité qui se déploie et la situation qui se construit. » (Cahour, & Lancry, 2011, p.105), mais le modèle de l’activité semble davantage orienté vers la compréhension de l’activité réalisée en situation, ici et maintenant, que sur son « déploiement » non réalisé (Ibid., p.105), si important dans la transformation des rapports qui unissent l’affectif et le cognitif dans l’activité du sujet.

Autrement dit, dans le cadre de notre travail, concevoir un modèle de l’affectivité dans son rapport au développement de l’activité sous-tend, de notre point de vue, une conception nécessairement développementale de l’activité. Nous proposerons ultérieurement un cadre théorique nous permettant de poser de manière conjointe l’affectivité dans son rapport à l’activité. A cette occasion, nous nous appuierons sur le modèle développemental de l’activité proposé par Clot (1999, 2008a) pour tenter de questionner une certaine conception de l’activité en psychologie ergonomique, peut être différente d’ailleurs de celle qui se constitue actuellement en ergonomie constructive (Falzon, 2013).

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