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3. Activité dialogique et affectivité

3.3. L’affect : second moteur du développement du dialogue

Dans la théorie bakhtinienne du dialogue, la transformation des genres de discours procède d’un conflit « d’adressage » du dire dans l’activité du sujet : entre l’objet du discours que le sujet cherche à appréhender, et le discours des autres qui préexiste vis-à-vis de cet objet, le sujet ne peut produire un énoncé qu’en transformant les énoncés d’autrui qui portent sur cet objet.

Mais il nous semble que le dialogue peut aussi se développer sous l’effet du second conflit de l’activité que nous avons présenté : celui, affectif, qui met en tension le déjà vécu et le vivant dans le cours de l’échange.

Pour approfondir cette question, nous partirons de la question de l’évaluation sociale, qui est au centre de la théorie bakhtinienne du dialogue. Volochinov (1926/1981) a éclairé cette question. Selon lui, lorsque nous évaluons habituellement les énoncés quotidiens, nous les caractérisons de la manière suivante : « "c’est un mensonge", "c’est la vérité", "voilà de fortes paroles", "il ne fallait pas dire cela", etc. » (p.189).

154 Dans le cadre de l’échange verbal, l’auteur considère les évaluations du point de vue de leur nature sociale. Dans l’échange, les évaluations sociales partagées n’ont pas besoin d’être exprimées car elles sont « sous-entendues »18. Tout énoncé s’appuie immédiatement sur cette

évaluation sociale partagée entre les protagonistes de l’échange verbal : « quel qu’il soit, [l’énoncé] relie toujours entre eux ceux qui participent à une situation, comme des coparticipants qui connaissent, comprennent et évaluent cette situation de la même façon » (Ibid., p.191). Ce qui est « convergent » (Salazar-Orvig, 2006) dans l’échange ne peut être que socialement partagé, car dans le cas contraire le non-dit devait nécessairement être levé : « ce que je sais, ce que je vois, ce que je veux, ce que j’aime ne peuvent être sous-entendus. Ne peut devenir partie sous entendue de l’énoncé que ce que nous, locuteurs, nous connaissons, voyons, aimons et reconnaissons tous, ce qui nous est commun à tous et ce qui nous unit. » (Ibid.).

Mais de plus, les évaluations sociales « sont entrées dans la chair et dans le sang de tous les représentants de ce groupe ; elles organisent les actions et la conduite des gens ; elles sont en quelque sorte soudées aux choses et aux phénomènes correspondants ; c’est pourquoi elles ne requièrent pas de formulation verbale particulières. » (Ibid., p.193). Elles constituent une forme de langage « déjà là », un stock issu des expériences dialogiques du sujet qui ont précédées la situation locale.

Autrement dit, les évaluations sociales partagées figent toujours momentanément le discours dans la mesure où elles ne supposent pas d’être mises au travail dans l’échange. Mais lorsque l’évaluation est mise en question, elle signale une réorganisation discursive en cours de réalisation chez les protagonistes du dialogue (Ibid.).

Pour Volochinov, l’expression la plus pure de l’évaluation en cours de réalisation dans le discours se trouve dans l’intonation. L’intonation dit toujours quelque chose qui se situe au- delà du contexte d’énonciation immédiat dans lequel se réalise l’échange. Pour l’auteur, « dans l’intonation, le discours est en contact direct avec la vie », « lorsqu’un homme suppose que son interlocuteur n’est pas d’accord avec lui ou même simplement lorsqu’il n’est pas sûr de cet accord et qu’il en doute, il donne aux mots qu’il prononce une intonation différente et, du reste, construit différemment son énoncé. » (p. 195). Plus loin Volochinov souligne que « une intonation créatrice, sûre d’elle-même et riche de nuances, n’est possible qu’à partir de la supposition d’un "soutien du chœur". En revanche, là où ce soutien est absent, la voix se

18 Pour rappel, les évaluations sociales sous-entendues sont constitutives des genres de discours au sein de

genres d’activités dans un milieu donné. Elles constituent des instruments de l’activité langagière, qui permettent aux membres d’une même collectivité de se comprendre.

155 brise, sa richesse d’intonations se réduit, comme cela se produit lorsqu’un homme en train de rire s’aperçoit que personne ne l’imite : son rire cesse ou dégénère, il devient forcé, perd son assurance et sa clarté et n’est plus capable de susciter des plaisanteries ou de joyeux propos. » (Ibid., p.195).

L’auteur conclue alors que « la communauté des principales évaluations est le canevas sur

lequel le discours humain vivant brode les ornements de son intonation. » (Ibid., p.195).

Or, cette conclusion renferme précisément, comme le montre l’exemple de ce rire qui dégénère, une conception de l’affectivité comme rapport entre le déjà vécu et le vivant, entre le « canevas » et les surprises de l’échange en cours. Dans ce rapport, l’énergie et la vitalité dégénèrent ou se régénèrent. L’intonation résulte de l’évaluation vivante exercée sur les évaluations sociales partagées qui préexistent à l’activité discursive en cours. Elle permet de réévaluer ce qui existait déjà, au regard d’un vouloir dire nouveau qui émerge dans la situation de l’échange verbal.

Volochinov l’exprime encore un peu plus clairement ensuite : « l’intonation se trouve à la frontière de la vie et de la partie verbale de l’énoncé, elle transmet en quelque sorte l’énergie de la situation vécue dans le discours, elle confère à tout ce qui est linguistiquement stable un mouvement historique vivant et un caractère de singularité. Enfin, l’énoncé […] est le produit et la fixation sur le matériau verbal de la communication vivante » qui prend place dans l’échange entre les interlocuteurs (p.199). En quelque sorte, on pourrait dire que l’énoncé transporte la vie dans le discours. Il s’enracine dans le vécu social historiquement constitué, qui fait « stock » et qui entoure le dialogue, dans les présupposés partagés qui règlent le discours dans une communauté donnée.

Dans cette conception du dialogue, l’énoncé opère la transformation des discours déjà-là, via l’intonation par exemple, pour faire émerger du nouveau ou du « singulier », pour reprendre les termes de Volochinov. Ce nouveau produit dans et par le dialogue peut alors éventuellement devenir lui-même ensuite une nouvelle constante partagée entre les gens d’un même milieu social.

Il semble donc possible de concevoir la question de l’affectivité telle que je nous l’avons posée au début de notre travail d’élaboration théorique, dans le cadre de l’activité dialogique, en ce sens que l’affect peut y être conçu comme un rapport entre le « déjà dit » relatif au déjà vécu et le « pas encore dit » qui cherche à se réaliser dans le discours vivant en situation d’autoconfrontation.

156 Nous constatons par ailleurs que Bakhtine (cité par Peytard, 1990, p.11) identifie cette question de l’affect dans le discours dans son rapport à l’intonation. Dans le problème du

contenu, du matériau et de la forme dans la création artistique verbale (1924), il parle de

« l’aspect intonatoire du mot (émotionnel et volitif, au plan psychologique) son orientation axiologique, exprimant la variété des relations axiologiques du locuteur » (p.74). Il indique également que « l’activité génératrice du mot pénètre et se reconnaît axiologiquement dans le côté intonatif du mot, s’enrichit d’un jugement de valeur dans le sentiment de son intonation active. Nous entendons par "côté intonatif du mot" sa capacité d’exprimer la multiplicité des jugements de valeur du locuteur à l’égard du contenu de l’énoncé […]. L’activité de l’auteur devient l’activité d’une évaluation exprimée qui colore tous les côtés du mot : le mot invective, caresse, exprime son indifférence, rabaisse, délivre, etc. » (p.77).

L’intonation est donc à la frontière entre les mots d’autrui et les mots propres du sujet lorsqu’il tente d’en faire quelque chose dans l’activité dialogique en cours. Ici, c’est l’aspect émotionnel que l’intonation transporte qui signale le passage entre ce qui s’est « déjà dit » ailleurs et ce que le sujet cherche à en faire de différent dans le contexte de l’activité en cours. L’émotion signale dans ce cadre, mais surtout réalise corporellement, un décontenancement affectif à l’œuvre dans l’activité du sujet, une variation du rapport entre le « déjà vécu » et le « vivant », qui se réalise dans l’intonation.

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Synthèse

L’activité langagière qui se réalise dans le cadre de l’autoconfrontation peut être conçue comme une activité à part entière. Elle n’est pas seulement l’instrument de l’activité quotidienne du sujet, mais aussi, dans le cadre de l’autoconfrontation, une activité en tant que telle, mise au service de l’activité pratique.

Le concept de dialogisme issu des travaux de Bakhtine (1984) et Volochinov (1977) nous permet de préciser la conceptualisation de l’activité dialogique qui se réalise dans le cours des autoconfrontations. L’énoncé y est conçu comme une « triade vivante », qui médiatise les rapports du sujet à l’objet de son énonciation, vis-à-vis des énoncés d’autrui qui portent sur le même objet. C’est pourquoi, le développement de l’activité dialogique peut être envisagé du point de vue de la conflictualité inhérente à sa structure. Ce que le sujet cherche à dire sur son activité pratique en autoconfrontation ne peut se faire que vis-à-vis de ce qui en a déjà été dit ailleurs. C’est à l’intérieur de ce conflit que le sujet réalise son « vouloir-dire », qui prend appuie sur le « déjà dit » pour le mouler différemment dans le contexte actuel de l’échange, afin d’en dire quelque chose d’autre.

L’activité dialogique est également constituée d’un second conflit, qui la situe dans des temporalités multiples, entre le « déjà dit » et le « pas encore dit », entre les manières de dire « déjà vécues » et les manières de dire « vivantes » qui se réalisent en cours d’échange. C’est ce qui caractérise selon nous la réalisation de l’affect dans l’activité dialogique.

Or, ce second conflit a été repéré par les auteurs du « dialogisme » dans le phénomène de l’intonation. Cette dernière fixe sur le matériau discursif ancien les aspects évaluatifs de l’activité dialogique en cours, et révèle ce faisant le rôle de l’émotion qui signale ce passage entre « déjà dit » et « pas encore dit ».

Le dialogue, entendu alors comme activité, au sens où nous l’avons défini, est composé de ces deux conflits développementaux. Son conflit affectif peut dès lors être considéré comme le moteur d’un développement potentiel.

Nos analyses chercheront à mieux comprendre le fonctionnement de ces deux conflits et leurs interactions dans le cours du dialogue en autoconfrontation croisée.

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