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Activité langagière, activité de pensée, activité pratique dans l’autoconfrontation

1. Les rapports entre pensée et langage dans l’activité d’analyse en autoconfrontation

1.2. Activité langagière, activité de pensée, activité pratique dans l’autoconfrontation

dans l’autoconfrontation

Dans la théorie vygotskienne, on l’a vu, la pensée se réalise dans le langage. L’interaction serait alors un lieu de réalisation de la pensée, de sa construction et de ses développements (Kostulski, & Clot, 2007). Dans l’intervention qui sert de point d’ancrage pour notre recherche, nous avons mobilisé une méthode qui place sur le devant de la scène l’activité dialogique comme moyen de développement de l’activité de pensée et de l’activité pratique. Il nous faut donc éclairer maintenant les rapports développementaux entre ces activités qui se déroulent simultanément dans le cours des dialogues en autoconfrontation.

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1.2.1. Statut et fonction de l’activité langagière dans l’activité d’analyse

en autoconfrontation

Dans la méthode des autoconfrontations croisées que nous avons présentée, les professionnels sont placés en situations de réaliser l’analyse de leur activité avec le chercheur. Ce qui est dit dans ce cadre - l’activité langagière poursuivie - est toujours mis au service d’une seconde activité, non langagière : comprendre un problème ou le résoudre, prendre une décision, etc. « Converser est toujours une activité au service d’un autre système d’activité : parler est un moyen et non une fin » (Kostulski, & Clot, 2007, p.78). Dans ce système d’activités, l’activité langagière est donc toujours simultanément le produit d’une activité, une activité à part entière ainsi que l’instrument d’une activité. Vygotski soulignait déjà comment « toute pensée remplit une certaine fonction, effectue un certain travail, résout un certain problème. Ce déroulement de la pensée s’opère sous la forme d’un mouvement interne à travers toute une série de plans, d’un passage de la pensée dans le mot et du mot dans la pensée » (1997, p.428- 429). L’activité langagière constitue alors non pas un objectif direct du cadre dialogique de l’autoconfrontation, mais un moyen de réaliser une activité d’analyse sur l’activité pratique à partir de la demande formulée par les professionnels.

Mais, à la suite de Kostulski et Clot (2007), il nous faut également préciser que « parler peut être le "moyen" d’assurer différentes fonctions » (p.78) dans l’activité d’analyse : se disputer ou collaborer par exemple. On suivra ces auteurs, pour qui « l’interlocution est donc intimement liée à l’activité […] Ainsi, rendre compte du rapport de l’interaction à la pensée suppose de comprendre le rôle fonctionnel de l’interaction verbale dans la structure même de l’activité » (Ibid., p.79). Kostulski et Clot (2007) s’intéressent aux dialogues entre professionnels car ils « semblent au fondement même d’un modèle théorique permettant de rendre compte des liens fonctionnels et structurels de la pensée au langage et du langage à l’activité » (p.80).

Dans l’activité d’analyse le dialogue recouvre un double statut : à la fois comme produit d’une activité et comme activité « comme les autres » (Ibid.). La conversation est toujours le produit d’une activité conjointe (Clark, 1999), résultat des activités orientées et coordonnées de deux ou plusieurs interlocuteurs. La conversation constitue le résultat de cette activité conjointe car elle est produite pas à pas, tour de parole après tour de parole entre les interlocuteurs. L’activité poursuivie par chacun d’entre eux n’est pas nécessairement la même, chaque interlocuteur pouvant assumer un rôle différent dans le cours de la conversation (par exemple questionneur-questionné). De même, l’activité de chacun d’entre eux peut être différemment

111 orientée (comme dans le cas du quiproquo) ou tournées vers des objets différents (comme dans le cas du malentendu).

C’est pour cette raison que l’activité conjointe qui se déroule en autoconfrontation croisée entre deux interlocuteurs condense les processus psychologiques en jeu dans le cours de l’interaction verbale. L’activité de chacun d’eux réalise ces processus psychologiques qui peuvent être différents pour l’un et pour l’autre. Autrement dit, l’activité conjointe en conversation revêt une épaisseur psychologique qu’il s’agit de ne pas négliger.

Cette épaisseur psychologique a été conceptualisée en clinique de l’activité à partir des travaux de Vygotski. Pour ce dernier, l’activité réalisée n’est que l’une des activités possibles. L’activité qui a vaincu est gouvernée par les conflits entre celles, concurrentes, qui auraient pu réaliser la même tâche à d’autres coûts. Tel qu’il s’est réalisé, le comportement n’est qu’une infime part de ce qui est possible : « l’homme est plein à chaque minute de possibilités non-réalisées » (Vygotski, 2003, p.76).

Dans cette perspective, l’activité langagière réalisée n’est jamais que l’actualisation d’une des activités langagières réalisables dans la situation où elle voit le jour. Pour cette raison, la distinction entre l’activité réalisée et le réel de l’activité reste valable dans le cadre de l’activité langagière qui se réalise en autoconfrontation : « on doit aussi envisager l’épaisseur psychologique de l’activité conversationnelle et discursive sous-jacente à l’interaction verbale. » (Kostulski, & Clot, 2007, p.81). Le réel de l’activité langagière comprend, à l’intérieur de la conversation, ce qui ne se dit pas, ce que l’on cherche à dire, à invalider, à attester sans y parvenir, ce que l’on aurait voulu ou pu dire, ce que l’on pense pouvoir dire ailleurs, ce que l’on dit pour ne pas dire ce qui est à dire.

De ce point de vue, l’activité discursive qui se réalise en autoconfrontation est également une activité « comme les autres », « épreuve subjective où l’on se mesure à soi-même et aux autres, tout en se mesurant au réel, pour avoir une chance de parvenir à faire ce qui est à faire. » (Ibid.).

Dans le cours de l’activité d’analyse de leur travail que poursuivent les professionnels dans le cadre de l’autoconfrontation croisée, l’activité langagière supporte donc deux statuts de manière successive : elle est d’abord un produit de la coordination des activités conversationnelles, puis une ressource pour développer l’activité d’analyse. Ainsi, les rapports qui s’établissent d’un énoncé à l’autre, de manière distribuée entre deux interlocuteurs, peuvent constituer la « source d’un événement de pensée » (Ibid., p.82).

112 L’imbrication des activités peut donc être résumée de la manière suivante : l’activité poursuivie par le professionnel en autoconfrontation croisée est une activité d’analyse. L’activité langagière conjointe qu’il poursuit est une activité de questionnement mise au service de son activité d’analyse. En retour, l’activité d’analyse est mise au service de l’activité langagière conjointe de questionnement qui lui permettra de poursuivre la première. Ainsi, les productions langagières locales qu’il réalise se constituent comme ressources pour poursuivre l’activité d’analyse. Inversement, les événements de pensée qui se produisent dans le cours de l’activité d’analyse constituent une ressource au service du développement de l’activité langagière conjointe : « De fait, ce sont bien des processus de migrations fonctionnelles de la source en ressource (Clot, 2001 ; 2003 ; 2004) qui semblent à l’œuvre dans l’enchaînement conversationnel » (Kostulski, & Clot, 2007, p. 82).

Dans ce cadre, « le langage naturel est à la fois un outil pour penser et un outil pour communiquer » (Trognon, & Batt, 2008, cités par Kostulski, & Clot, Ibid.). L’activité conversationnelle et discursive est ainsi médiatisée par un instrument psychologique, le langage, qui possède dans un milieu considéré une « zone de valeur fonctionnelle partagée » (Rabardel, 2002), ou, dit autrement, un ensemble de schèmes d’utilisation (Rabardel, 1995 ; 2002). Les schèmes d’utilisation langagiers peuvent être rapprochés de ce que Bakhtine (1984) appelle les « genres de discours ». Pour ce dernier « chaque sphère d’utilisation de la langue élabore ses types relativement stables d’énoncés, et c’est ce que nous appelons les genres du discours. » (p.265). C’est pourquoi, les schèmes d’utilisation de la langue, ou les genres de discours, sont particuliers à « la sphère d’utilisation » dans laquelle ils s’élaborent. Autrement dit, les genres de discours sont pris à l’intérieur des genres d’activité dans lesquels ils se réalisent. Et ces « sous-entendus », ces « raccourcis », fonctionnent à l’insu même des chefs d’équipe qui ont réalisés l’analyse de leur activité en autoconfrontation.

Le genre d’activité propre à l’autoconfrontation vise justement à organiser la migration fonctionnelle de la pensée dans le langage et vers ce langage, et inversement, afin de provoquer le développement de l’activité d’analyse entre les professionnels, à des fins pratiques.

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1.2.2. Migration fonctionnelle et développement

Dans la conception développementale sur laquelle nous nous appuyons à partir des travaux de Vygotski, la question de ces « migrations fonctionnelles » d’objet en moyen, de source en ressource de l’activité, (1994, 2003, 2014) est fondamentale.

Ce processus de migration des fonctions comme opérateur du développement est au fondement du processus de compensation décrit par Vygotski (1994). Il montre comment, par exemple, à la suite de l’expression d’une déficience, le sujet réorganise totalement la structure de ses processus psychiques supérieurs. Mais la compensation d’une fonction par une autre n’est pas directe et automatique, elle passe par des voies détournées de développement. Par exemple, « chez l’enfant aveugle une intensification du toucher ou de l’ouïe pour le compte de la vue perdue n’intervient pas automatiquement […] Au contraire, il ne se produit pas un remplacement de la vue elle-même, mais les difficultés intervenues, à la suite de la perte de la vue, se résolvent par le développement d’une superstructure psychique. C’est pourquoi nous rencontrons parfois une mémoire, une attention, des aptitudes langagières meilleures chez les personnes aveugles. » (Ibid., p.100). Ainsi, suite à une déficience, ou plus simplement à la rencontre d’un obstacle pratique, il y a réorganisation des fonctions entre elles, et non pas développement de nouvelles fonctions.

Dans le cours des autoconfrontations, l’objectif consiste, dans le dialogue entre pairs, à développer cette interfonctionnalité entre la pensée et le langage, afin que le langage puisse être mis au service de l’activité de pensée, et inversement. La méthode cherche donc à organiser le développement de l’interfonctionnalité entre activités (activité de pensée, activité langagière et activité pratique). Tout au long de ce processus, les migrations fonctionnelles – ce que le sujet fait, dit de ce qu’il fait, fait de ce qu’il dit – signalent le développement à l’œuvre de cette interfonctionnalité dans le cours des dialogues.

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