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5. La problématique de recherche

5.2. L’affect comme moteur de développement du dialogue : un objet de recherche

objet de recherche possible ?

Lors de l’intervention, nous avons pu remarquer à quel point le travail d’analyse a pu constituer une véritable épreuve affective pour les professionnels. Nous l’avons relevé en plusieurs endroits lors de la présentation de l’intervention. Les chefs d’équipe ont souvent été décontenancés par leurs propres manières de faire ou par celles de leurs collègues à partir des images filmées. Ils ont également été décontenancés, au début, par la commande elle-même, qu’ils ont reçue comme une remise en cause de leur capacité à atteindre l’un des buts important de leur activité, entretenir et développer l’engagement des éboueurs dans leur travail. Mais ces étonnements répétés, y compris lors des analyses en autoconfrontation, ne les ont pas empêchés de s’engager dans un dialogue entre eux au sein du collectif. Bien au contraire, en première analyse, nous pensons que ce sont ces moments – affectifs – lorsqu’ils surviennent en autoconfrontation, qui ont engagés les professionnels dans l’analyse et la comparaison plus poussée de leurs manières de faire.

De notre point de vue, le développement du dialogue dans l’organisation n’a pu se réaliser qu’après un travail dialogique au sein du collectif et au moyen – au moins ici – de la méthode des autoconfrontations. C’est bien parce que les chefs d’équipe ont pu élaborer leur point de vue dans le cadre des autoconfrontations que le dialogue avec la hiérarchie a été rendu possible. Comprendre comment le dialogue s’est engagé dans l’organisation consiste donc d’abord à comprendre comment il s’est engagé et comment il s’est développé entre les professionnels eux-mêmes. De ce point de vue, notre travail de recherche consiste alors à proposer un modèle de compréhension du développement du dialogue en autoconfrontation.

101 C’est seulement de cette manière que nous pourrons comprendre de quelle façon le dialogue a pu se construire entre le collectif professionnel et le comité de pilotage. Pour comprendre comment le collectif a pu faire autorité au point de devenir un interlocuteur légitime des concepteurs, il nous faut revenir sur le processus de développement de cette autorité dans le cours même des autoconfrontations croisées.

Notre hypothèse de travail sur ce point particulier est la suivante : c’est le développement de l’affectivité dans l’activité d’analyse qui a entraîné le dialogue et qui a permis au collectif de développer sa fonction psychologique, avant de rendre possible le développement de sa fonction sociale. Autrement dit, le développement de la fonction psychologique du collectif de ressource pour l’activité individuelle est une condition pour que puisse se développer sa fonction sociale dans l’organisation. Ainsi, comprendre l’élargissement du rayon d’action des professionnels dans l’organisation – c’est-à-dire le développement de la fonction psychologique et sociale du collectif – consiste d’abord à comprendre comment ils ont pu faire de l’expérience dialogique proposée une ressource pour penser à nouveaux frais leurs manières de faire.

C’est pourquoi, notre objet de recherche vise à faire l’analyse des rapports entre les affects, le dialogue – c’est-à-dire l’activité langagière – l’activité de pensée, et l’activité pratique dans le cadre de la méthode en autoconfrontation. En analysant ces rapports, nous serons en mesure de rendre explicite les processus affectifs et psychologiques en jeu qui permettent aux professionnels de s’engager dans le dialogue, de rentrer dans l’analyse fine de leur activité et ce faisant, d’élaborer un point de vue sur la situation formant la base d’une autorité renouvelée. En réalisant l’analyse de leur propre travail ils ont pu développer leur expertise, qui est ensuite devenue un moyen de faire autorité sur le travail, au-delà du collectif, au sein du comité de pilotage. Dans notre travail, nous chercherons donc à étudier de quelle manière cette méthode leur a permis de développer leur point de vue.

C’est cette hypothèse des rapports entre « l’étonnement » et le développement de la pensée que nous voudrions investiguer par la voie de la recherche : comprendre quel rôle et quelle fonction ont joué ces « moments de décontenancement » dans le développement de l’activité dialogique, dans le cadre de l’autoconfrontation. Car c’est peut être paradoxalement seulement à cette condition, qui consiste à dépasser le « déjà dit » et le « déjà pensé » au cours des analyses, que le collectif a pu développer son autorité sur son propre travail. Dans ce processus de « dépassement », la dimension affective et émotionnelle semble jouer, en première approche, un rôle fondamental.

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5.3.

Focale sur la méthode : comprendre la fonction de l’affect

dans le développement du dialogue en autoconfrontation

Les travaux qui portent sur la méthode des autoconfrontations elle-même ou ceux qui cherchent à la définir font souvent référence à la question de l’affectivité, sans étudier nécessairement les rapports qu’elle entretient avec le développement de la pensée et du dialogue.

Ainsi par exemple, Clot et Faïta (2000) parlent « d’étonnement ou de désarroi », tandis que Werthe (2001) pointe les « manifestations de surprises » (p.193) des professionnels lors des autoconfrontations. De même, Barricelli et Anjos (2011) pointent « les sources d’interrogations, et souvent d’étonnement » des enregistrements vidéo auxquels sont confrontés les professionnels, ou encore leurs « embarras » lorsqu’ils doivent commenter ce qu’ils se voient faire à l’image. Faïta et Vieira (2003) parlent quant à eux du « rapport "d’étonnement" à soi et sur soi » qui peut se développer chez les professionnels, notamment en autoconfrontation simple.

L’affect est également identifié dans la littérature sur cette méthode comme un « déclencheur de pensée et d’action » (Barricelli, & Anjos, 2011). Libois et Mezzena (2009) par exemple ont identifié dans les échanges entre deux professionnels en autoconfrontation croisée comment l’un d’entre eux est affecté par la situation qui interpelle sa collègue, et comment, à la suite de cet événement, le dialogue trouve à se réaliser dans de nouveaux objets entre eux.

Ce rapport important qui se noue entre l’affect, la pensée et l’action est également repéré par Saujat et Serres (2015) lorsqu’ils indiquent que « le processus d’autoconfrontation, à travers les étonnements et les discordances vécues qu’il génère, permet de recycler les préoccupations initiales et d’imaginer d’autres possibilités d’action, orientées par d’autres intentions et réclamant d’autres opérations. » (p.24). Duboscq et Clot (2011) indiquent en ce sens que « le résultat de l’analyse ne débouche pas d’abord sur des connaissances de l’activité, mais souvent sur des étonnements autour d’événements difficiles à interpréter dans les canons du discours convenu. » (p.265).

En psychologie ergonomique, l’autoconfrontation est plutôt décrite comme un instrument permettant au chercheur de saisir la part non observable de l’activité. Elle permettrait alors y compris de recueillir les états émotionnels que le sujet a pu ressentir au cours de son activité pratique (Cahour, & Licoppe, 2010), qui ne sont pas directement accessibles à l’observateur externe. Mais, ce faisant, le processus affectif lié à la réalisation de l’autoconfrontation en

103 elle-même, les rapports entre l’affect et le développement de la pensée au cours de l’analyse de l’activité, ne semble pas constituer une question à part entière.

A l’intérieur de ces différents travaux l’affectivité peut donc constituer un élément important qui permet de comprendre comment les professionnels peuvent imaginer de nouveaux possibles pour l’action. Ces travaux décrivent comment les « étonnements », « embarras », ou « affects », engagent le sujet dans une élaboration sur sa propre activité. Les situations affectives de l’autoconfrontation vont alors se révéler être le moteur d’un travail de reconfiguration des représentations de l’individu. Mais il nous semble que ce processus qui va de l’étonnement à la transformation des représentations dans l’autoconfrontation devrait pouvoir être complété par une connaissance approfondie du processus affectif lui-même, que ce soit sur le plan de son fonctionnement ou sur celui de son développement dans le cadre de la méthode des autoconfrontations. C’est précisément l’objet de notre travail ici que de proposer une lecture des rapports entre affectivité et développement de la pensée dans le dialogue, et ce afin de comprendre comment la méthode a soutenu le collectif, lors de l’intervention que nous avons présenté, dans le développement de sa fonction psychologique et de fonction sociale dans l’organisation. L’objet ainsi définit nous semble alors rejoindre les préoccupations de la psychologie ergonomique, qui tente de « comprendre ce que "font" les situations de confrontation aux traces de sa propre activité » (Cahour, & Licoppe, 2010, p.244), c’est-à-dire ce qu’elles provoquent à la fois en dehors du cadre réflexif de l’autoconfrontation, mais aussi ce qu’elles provoquent en son sein, dans le cours des échanges avec le chercheur ou avec un pair.

En ce qui concerne le fonctionnement de l’affectivité dans le dialogue, il nous faudra présenter un cadre théorique à même de soutenir notre action dans le cadre des autoconfrontations. Ce cadrage théorique nous permettra de proposer un « modèle de l’affectivité » dans l’activité, et plus précisément dans l’activité dialogique.

En ce qui concerne le développement de l’affectivité, notre travail consistera à investiguer les rapports entre l’affect et le développement de la pensée dans le dialogue. Nous chercherons, à partir de matériaux empiriques, à suivre dans les dialogues le devenir de l’affect, afin de comprendre comment il est lié aux processus d’élaboration de la pensée. Comment il favorise l’élaboration ou au contraire comment il la contraint.

Il nous semble que l’étude de ces rapports pourrait permettre d’affiner la méthode des autoconfrontations et les manières dont il est possible de s’en saisir pour l’intervention.

104 Soutenir que c’est l’affect qui engage les professionnels dans l’analyse de leur activité modifie de manière substantielle l’action même de l’intervenant dans le cadre des autoconfrontations.

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Deuxième partie - L’affect comme moteur de

développement du dialogue en autoconfrontation :

quelles ressources théoriques ?

Dans cette partie, nous allons revenir sur les ressources théoriques qui nous permettent de soutenir que l’affect est une source du développement du dialogue dans le cadre de l’autoconfrontation. De manière plus précise, à l’intérieur de ces moments de dialogue, nous faisons l’hypothèse que ce sont les « étonnements », ou les affects éprouvés, qui ont engagés les professionnels dans l’échange, en « bousculant » – sans qu’ils puissent s’y dérober facilement – leurs habitudes quant aux manières de faire et de penser leur travail.

A la suite des travaux en ergonomie et en clinique de l’activité sur les méthodes en autoconfrontation, on connaît déjà les effets de l’activité d’analyse dans laquelle s’engagent les sujets et qui concernent le développement d’une forme de réflexivité sur leur propre activité. Mais peu de travaux s’intéressent à la fonction des affects à l’intérieur du processus réflexif. Alors, les ressources théoriques que nous mobilisons doivent également tenter de poser les rapports entre l’affect et le développement de la pensée.

Pour entrer dans ce travail d’élaboration théorique, nous reviendrons d’abord sur les rapports entre la pensée et le langage à partir des travaux de Vygotski (1997). En effet, dans le cadre de l’autoconfrontation, la compréhension de ces rapports est de première importance pour comprendre comment peut se développer l’interprétation de la situation, c’est-à-dire l’activité de pensée, chez les professionnels qui prennent leur activité pratique comme objet d’analyse. Nous verrons également que Vygotski faisait déjà de l’affect une source du développement de l’activité de pensée.

Nous reviendrons ensuite sur la conception des rapports entre affectivité et activité, à partir notamment des travaux déjà menés dans le champ de l’analyse du travail, en psychologie ergonomique et en sociologie. En psychologie ergonomique, les auteurs s’intéressent à l’action sur les déterminants de l’affectivité dans le travail, afin d’assurer le confort émotionnel suffisant pour la réalisation de l’activité cognitive du sujet. Mais nous verrons que, dans cette perspective théorique, la conception de l’activité limite notre réflexion.

106 C’est pourquoi nous proposerons ensuite, à partir des travaux en clinique de l’activité, un modèle développemental de l’activité qui nous permettra de penser les rapports développementaux que cette dernière entretient avec l’affectivité. Nous proposerons ici de concevoir l’activité comme la résultante de deux conflits (Clot, sous presse a ; sous presse b ; 2015a, 2015b), sources de son développement : un premier conflit lié au fait que l’activité du sujet est toujours simultanément dirigée vers un objet, mais aussi vers l’activité des autres portant sur cet objet ; un second conflit, affectif, qui situe l’activité dans des temps multiples – passé, présent, futur – lié à l’opposition entre l’expérience « déjà vécue » du sujet, et l’expérience qu’il vit dans la situation en cours.

Nous reprendrons ensuite ces rapports vis-à-vis de l’activité dialogique, afin de comprendre comment ils peuvent être posés dans le cadre de cette activité particulière que nous avons cherché à installer entre les chefs d’équipe dans le cours des autoconfrontations simples et croisées. Nous verrons à cette occasion que les deux conflits développementaux de l’activité ont déjà été repérés dans les travaux de Volochinov (1926/1981) et de Bakhtine (1984) sur le dialogue. Ces éléments nous permettrons de soutenir que l’affect constitue une ressource potentielle pour le développement de l’activité dialogique en autoconfrontation.

Enfin, la dernière partie nous permettra de poser notre hypothèse de recherche, que l’analyse des matériaux empiriques cherchera à instruire.

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1. Les rapports entre pensée et langage dans l’activité

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