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4. Résultats de l’intervention et émergence de la problématique de recherche

4.2. Le développement des marges de manœuvres personnelles, interpersonnelles et

interpersonnelles et transpersonnelles : « c’est bien qu’on soit

pas d’accord ».

Le développement de la fonction psychologique du collectif de travail se réalise dans le cadre des situations dialogiques d’autoconfrontation, mais aussi dans le cadre des séances de restitutions collectives dans lesquelles les professionnels peuvent poursuivre les discussions engagées préalablement. Ce développement consiste à faire de l’analyse collective du travail en autoconfrontation une ressource pour l’activité individuelle. Dans le cadre de notre intervention, plusieurs éléments empiriques viennent confirmer que le travail de co-analyse a produit de tels effets chez les professionnels chefs d’équipe qui se sont engagés dans le dispositif d’intervention.

Ces effets se situent sur plusieurs plans que nous distinguons :

- le plan de l’appropriation de la méthode dialogique et de la comparaison comme moyens d’élaboration collective de l’expérience professionnelle ;

- le plan du développement du « sentiment de vivre la même histoire » dans le collectif (Clot, 2008a) : les problèmes quotidiens de travail ne concernent plus uniquement l’un ou l’autre des chefs d’équipe, mais sont de manière plus générale des problèmes de métier à résoudre collectivement ;

- le plan de la transformation des manières de faire en lien avec l’élaboration de l’expérience en autoconfrontation croisée.

Sur ces trois plans, nous avons pu observer les effets du développement du collectif de travail sur l’activité individuelle, dans les séances de travail collectives, en autoconfrontation, ou encore en situation de travail.

Même si nous ne pouvons rentrer en détail dans l’analyse de ces matériaux, nous choisissons ici de rapatrier ceux qui nous permettent d’attester des transformations impulsées sur le plan de la dimension transpersonnelle du métier, qui fait du collectif une ressource pour l’action individuelle.

L’extrait suivant, par exemple, est issu d’une séance de travail avec le collectif, dans lequel les chefs d’équipe reprennent les arguments avancés par deux de leurs collègues en autoconfrontation autour des manières possibles de préparer le tableau de répartition des tâches. Pour l’un d’entre eux, la répartition doit chercher à promouvoir une forme d’égalité entre les éboueurs, qu’ils soient jeunes, anciens, expérimentés ou non. A l’inverse, pour son

85 collègue, la conception égalitaire de la répartition lui semble impossible, dans la mesure où certains éboueurs sont plus performants que d’autres sur une tâche donnée. Dans cette séance de travail collectif, E. revient sur cette séquence de dialogue en s’interrogeant sur les effets de cette inégalité de traitement sur la santé des éboueurs, notamment du point de vue de la fatigue physique qui s’accumule chez l’éboueur lorsqu’on l’affecte de manière systématique à la réalisation d’une même tâche considérée comme pénible11.

E. : en fait nan nan dans le film c’est une interrogation que je me pose. J’espère que vous avez bien tous compris que c’est une interrogation à voix haute que je me pose c’est-à-dire que sur les méthodologies je fais les mêmes choses que vous mais, je me pose quand même sur le plan humain la question, c’est finalement est ce que je suis un bon encadrant en faisant peser cette fatigue à ceux qui travaillent le plus ? Tu vois c’est ça le vrai questionnement. C’est que tu vois, que tu fasses la chose avec plaisir ou pas, quand il y a une quantité de travail et une quantité de fatigue physique, fatigue physique hein, qui s’accumule et qui est là est-ce que finalement je suis dans mon rôle à faire peser cette fatigue physique énorme à ceux qui travaillent déjà bien et qui le font déjà tout le temps plutôt qu’aux tricheurs ? c’est ça mon interrogation.

L. : Là-dessus je suis d’accord, le problème c’est qu’il faudrait prendre le truc à l’envers c’est-à-dire c’est plutôt les arrêts de complaisance qu’il faudrait aller voir. Parce que nous on peut pas.

E. : oui on est d’accord. Mais à notre niveau on peut pas faire grand-chose alors la question tu vois que je voulais discuter avec B. c’était ça.

I. : Mais sans doute qu’on va pas résoudre cette question aujourd’hui, mais ce qui est important je trouve c’est que on voit qu’il y a aussi des manières de prendre le problème, que chacun peut reprendre à son compte

E. : oui oui c’est…

M. : mais moi je trouve que c’est bien qu’on… qu’on soit pas d’accord. E. : oui parce que ça fait avancer les choses

L. : ça fait avancer les choses c’est clair !

E. : sinon ben ce serait « ah bah oui on est d’accord ». Et il n’y a pas d’échange. (rire collectif)

G. : et puis on s’aperçoit à travers les divers films qu’on retrouve les mêmes problèmes d’un atelier à l’autre.

L. : Et puis ça nous fait remettre en question surtout et puis… on réfléchit et.

G. : il y a aussi des tas de choses différentes, par exemple dans son atelier il y a un gars qui leur colle des bulletins et il appelle la veille pour dire « demain je reprends hein »…

E. : « tu me mets à la benne hein ? »

G. : « tu me mets à la benne hein ? »… et ça c’est extraordinaire, j’ai eu le cas. N. elle a des gars dans l’atelier qui font pareil qui appellent et qui disent « je reprends demain » et le lendemain matin ils sont pas là…

Tableau 7 : Extrait d’un échange entre chefs d’équipe dans une séance de restitution au collectif

Deux remarques nous semblent importantes à formuler vis-à-vis de cet extrait de dialogue. D’abord, on peut dire que E. utilise ce cadre dialogique comme un espace d’évaluation de sa

11 Reproduit ici, l’extrait obéit aux conventions de décryptage suivants : nous faisons le choix d’ajouter la

86 propre pratique, il formule auprès de ses collègues les interrogations qu’il se pose vis-à-vis de sa manière de faire et de celle de son collègue, B., avec qui il a engagé une controverse sur la répartition des tâches en autoconfrontation croisée. L’espace de dialogue constitue pour lui un espace d’élaboration avec les autres sur les manières de prendre le problème de la répartition des tâches.

Deuxièmement, la modalité dialogique qui s’engage entre E. et ses collègues est celle de la confrontation des points de vue sur le problème posé par E. Sa collègue L. s’engage dans la discussion en cherchant à opposer au point de vue de E. un autre point de vue. C’est la comparaison des points de vue qui organise et structure ici le dialogue. M. énonce cette modalité du dialogue (« c’est bien qu’on… qu’on soit pas d’accord ») fondé sur l’instruction des désaccords en même temps qu’il signale le plaisir qu’il y prend personnellement. Ce ressenti semble partagé entre les professionnels qui expriment tous le rapport de motricité entre le genre discursif institué dans le collectif et les questions vives de métier qui se posent à eux dans l’analyse (« ça fait avancer les choses »).

Enfin, G. souligne la découverte de l’aspect générique des problèmes concrets qu’il rencontre dans son travail. Autrement dit, les autres aussi vivent les mêmes épreuves que lui au travail. L’espace de dialogue ne concerne donc pas uniquement le problème de l’un ou le problème de l’autre des chefs d’équipe, mais permet de constituer les problèmes comme des problèmes partagés de métier qui font question pour tous.

Cet extrait de dialogue documente l’idée que le travail de co-analyse a eu un effet sur au moins deux plans que nous avons cités précédemment : premièrement sur le plan de l’appropriation de la méthode dialogique fondée sur l’instruction des désaccords, qui est devenue dans le collectif un instrument d’élaboration de la pensée. Le désaccord constitue alors l’outil du développement de la pensée dans le collectif et marque le développement d’une « méthode » d’analyse que les chefs d’équipe se sont appropriée. Deuxièmement, sur le plan du développement du sentiment de « vivre la même histoire », le tour de parole de G. rejoint l’idée qu’il y a une généricité des épreuves qui se présentent aux chefs d’équipe dans le travail, lesquelles peuvent devenir alors des objets d’analyse à reprendre collectivement pour les repenser.

Le dernier plan sur lequel nous avons pu constater des transformations ponctuelles concerne le rapport entre le développement de la pensée en autoconfrontation simple et croisée et le développement de l’action en situation de travail. La méthode ne nous a pas permis de mesurer avec précision l’ensemble des effets du cadre dialogique d’analyse sur l’action des

87 chefs d’équipe en situation de travail réelle. Néanmoins, quelques traces empiriques attestent que l’élaboration engagée en autoconfrontation croisée a conduit à une transformation effective des manières de faire chez certains chefs d’équipe.

Nous reprenons ici un exemple de transformation de l’activité pratique d’un chef d’équipe, A., qui nous semble fortement reliée aux échanges réalisés en autoconfrontation avec sa collègue, L.

Dans le cours de l’autoconfrontation, les deux professionnels sont revenus sur les modalités d’affichage du tableau de répartition des tâches : faut-il l’afficher en fin de service pour le lendemain (ce qui permet aux éboueurs de connaître leur tâche la veille) ou faut-il attendre le dernier moment le matin pour l’afficher dans l’atelier ? L’objet qui les préoccupe est de chercher à comprendre les effets provoqués par l’affichage du tableau, la veille ou le matin, sur l’engagement des éboueurs dans leur travail, surtout en cas de modification impromptue de la tâche au dernier moment, comme cela arrive souvent. Les deux chefs d’équipe se sont engagés dans le dialogue jusqu’à la controverse.

A l’issue de cette controverse qui affecte beaucoup les deux professionnels, comme nous le verrons lorsque nous ferons l’analyse de cet extrait en tant que matériaux empirique de la recherche, L. propose à A. de positionner sur son tableau des « points d’interrogation » destinés aux éboueurs, afin qu’ils puissent se préparer à une éventuelle modification de leur tâche et qu’ils soient ainsi moins décontenancés par cette modification toujours possible. Nos observations ultérieures dans cet atelier montrent que A. a fait varier sa manière de présenter le tableau de répartition des tâches. S’il a choisi de conserver une modalité d’affichage la veille, en fin de service, il a pourtant modifié sa manière d’écrire les tâches sur le tableau, de sorte qu’il indique maintenant, pour les tâches qui risquent de changer, une seconde tâche alternative en remplacement de la première. Chaque tâche, « principale » ou « secondaire » est séparée par un « ou » qui marque l’alternative possible pour l’éboueur comme le présente la photo (« Go ou "feuilles"12 »). Dans le cas de l’activité personnelle de A., la fonction

psychologique du collectif s’est développée. Les dialogues réalisés en autoconfrontation simple, croisée, puis lors des séances collective, lui a permis de repenser les critères de l’affichage du tableau de répartition des tâches. C’est pourquoi, ici, le dialogue collectif n’est pas uniquement une fin en soi, mais a constitué pour A. un moyen de réorganiser son activité pratique.

12 La tâche des « feuilles » est une tâche attribuée aux éboueurs en automne, qui consiste à ramasser les

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Figure 9 : la modification du tableau de répartition des tâches réalisé par A.

De tels éléments attestent que le travail de co-analyse a permis de produire dans le collectif des ressources pour l’action inidividuelle, même si nous ne sommes pas en mesure d’en dresser l’inventaire académique. C’est pourquoi, à l’issue de l’intervention, nous nous posons la question de l’évaluation des transformations opérées par la médiation du dispositif méthodologique mis en œuvre. Il nous semble que deux modalités d’évaluation sont possibles : la première consisterait à mesurer les transformations selon un schéma « avant/après » du point de vue de l’activité de chef d’équipe (Coutarel, Daniellou, & Dugué, 2005). La seconde consisterait à évaluer la transformation du point de vue du développement des instances de l’intervention et de ses objets, et du point de vue de la pérennité de l’action engagée. Ainsi, le problème posé en début d’intervention se pose-t-il de la même manière en fin d’intervention ? Quels sont les cadres qui permettent à l’organisation de travailler durablement la question de l’absentéisme dans une coopération avec le collectif de professionnels ? C’est plutôt sur ce versant-là que nous faisons le choix d’évaluer la portée de l’action engagée dans le service de propreté de la Ville de Paris.

Ce sont ces questions que nous allons tenter de renseigner à partir des résultats de l’intervention, pour évaluer la portée de l’action réalisée du point de vue des instances décisionnaires dans lesquelles nous avons présenté les analyses réalisées par le collectif. Ici, le développement de la fonction sociale du collectif dans l’organisation constitue un indicateur important qui fait apparaître les effets de l’intervention.

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