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Les moyens d’analyse du premier conflit : développement des pôles de l’activité

1. Construction du dispositif d’analyse des matériaux : l’analyse des rapports affect-pensée

1.1. Les moyens d’analyse du premier conflit : développement des pôles de l’activité

des pôles de l’activité discursive

1.1.1. Les travaux de l’école française d’analyse du discours

Comme d’autres avant nous (Bournel-Bosson, 2005 ; Henry, 2008 ; Kloetzer, 2008; Duboscq, 2009 ; Miossec, 2011 ; Briec, 2013), nous avons utilisé les travaux de l’école française d’analyse du discours, et notamment aux travaux de F. Sitri (2003) à propos du développement des objets de discours, et les travaux de Salazar-Orvig (2006) et de Vion (2006a) à propos de la reprise des discours d’autrui dans le discours.

169 Nous nous sommes tournés vers une théorie du langage (Faïta, 2011) qui soit compatible avec un point de vue historico-culturel en psychologie et qui puisse nous permettre de réaliser l’analyse de nos matériaux au plan psychologique. A l’instar de l’usage qu’en a fait Miossec (2011), l’approche mobilisée devait :

- poser le langage comme un instrument de constitution (et de transformation) de la réalité et non comme un instrument de reflet d’une réalité pré existante ;

- considérer la nature sociale des faits de langue : le dialogue est une construction collective, un discours n’est jamais inédit, il reprend de multiples autres discours avec lesquels il s’entretient ;

- tenir compte de ce rapport entre le discours énoncé et les autres discours (ceux des autres, présents ou non dans la situation d’interlocution, mais aussi les autres discours du locuteur lui-même) ;

- considérer que ce rapport est d’abord un rapport de collision, pour promouvoir ses propres mots, dans un combat avec les mots et énoncés d’autrui, mais aussi un rapport de collision conçu comme une lutte pour faire advenir du nouveau, contre le « déjà- dit » et le « déjà pensé », le discours convenu, y compris le sien propre. Contre la doxa, pour parler comme M. Litim (2006).

Les travaux réalisés par l’école française d’analyse du discours répondent à ces critères et nous permettent d’appréhender le développement de la triade de l’activité dialogique, notamment à partir des travaux de F. Sitri (2003) sur la transformation de l’objet de discours.

1.1.2. La reprise comme opérateur d’analyse des objets de discours

L’analyse de l’opération de « reprise » constitue selon nous un moyen de faire apparaître le premier conflit de l’activité qui se réalise dans le dialogue : l’activité langagière sur l’objet d’analyse ne peut se réaliser qu’en tenant compte des autres discours déjà-là qui entourent cet objet. Ce conflit constitue la source du développement des pôles de la triade de l’activité. L’analyse des reprises nous permettra donc d’identifier ce type de conflit dans l’activité dialogique, ainsi que les développements auxquels il donne lieu en ce concerne l’objet de discours, mais aussi la variation des destinataires (le sujet lui-même, un collègue, la hiérarchie, les éboueurs, etc.). De même, nous considérons que la transformation de l’objet de discours fait suite à un développement de l’activité de pensée. Cette transformation constitue

170 dès lors un indice du développement de l’activité de pensée qui a précédé dans l’activité intérieure du sujet.

Sitri (2003) s’appuie sur les travaux de Fuchs (1994) sur la paraphrase pour décrire les opérations de reprises dans le discours, qui transforment de manière significative l’objet du discours (p.51). Pour ce dernier, au-delà d’un certain seuil de distorsion, l’objet de discours n’est pas seulement répété et modifié, il devient autre. Le processus de reprise est donc « par essence paradoxal : un segment discursif ne devient objet de discours que s’il est repris mais, en retour, par la reprise, il est transformé, modifié – jusqu’à devenir radicalement autre » (Sitri, 2003, p.49).

L’auteure identifie les formes de reprises les plus « courantes » dans le discours argumentatif : - la paraphrase sémantique : ici seule la relation sémantique indique la reprise d’un

élément précédent du discours. Par exemple la reprise de « propagande » par « développer des idées politiques et ne pas essayer de les imposer […] par la force » (p.54) ;

- l’extraction / reclassification : à propos de X, « ce Y, c’est un Y » constitue une reprise de X par usage de l’anaphorique « ce », qui possède une propriété référentielle grâce à laquelle X devient Y ;

- la détermination/référenciation : ici « l’histoire des indices » devient successivement dans le discours « les indices que l’on m’avait donnés à la régie », « l’indice de référence », et « l’indice du deuxième trimestre ». A chaque étape du déroulement du discours, ce sont les manières de faire référence à l’objet qui en permettent la reprise, mais aussi la déformation.

Pour Bernicot, Hudelot et Salazar-Orvig (2006) les reprises doivent être envisagées au sens large, incluant répétition lexicale, reprise partielle et reformulation complète. C’est dans ce cadre que Bernicot, Salazar-Orvig et Veneziano (2006) ont proposé une classification des reprises et de leurs fonctions dans les échanges entre des mères et leurs enfants au moment de l’acquisition du langage. Selon les auteurs, les énoncés de reprise sont « second dans l’échange » et se forment d’abord à partir d’un énoncé source, premier. Ils postulent donc, à la suite de François (1990), que les énoncés de reprises ne peuvent être interprétés en dehors du mouvement qu’ils réalisent vis-à-vis de l’énoncé premier. C’est pourquoi la reprise doit être considérée pour les auteurs selon sa principale propriété dialogique : « On peut décrire ces

171 énoncés comme des cas de dédoublement énonciatif (Brès et Verine, 2002) où le locuteur second effectue une énonciation sur une première énonciation […] La première énonciation se trouve citée y compris avec sa valeur illocutoire (dénomination, proposition, instruction). Mais la deuxième énonciation n’est pas neutre pour autant : dans la manière dont la reprise est traitée dans l’énonciation seconde (le changement d’intonation, le recours à des constructions contrastives, la négation par exemple) est indiqué le positionnement du locuteur second. » (Bernicot, Salazar-Orvig et Veneziano, 2006, p. 35). C’est dans ce cadre que Bernicot, Salazar-Orvig et Veneziano (2006) ont proposé de distinguer quatre formes de reprises distinctes dans le discours en fonction de deux paramètres principaux, d’une part le locuteur de l’énoncé premier (autoreprise/hétéroreprise) et les « ajouts » éventuels du locuteur lors de la reprise (avec/sans ajout).

Reprise de ses propres

mots (autoreprise) Reprise des mots de l’autre (hétéroreprise) Reprise sans ajout Autoreprise sans ajout Hétéroreprise sans ajout

Reprise avec ajout Autoreprise avec ajout Hétéroreprise avec ajout

Tableau 9 : Les formes de reprises dans le discours (Bernicot, Salazar-Orvig, & Veneziano, 2006)

Enfin, il faut ajouter à ces différentes formes de reprises celles proposées par Authier-Revuz (2001) à propos du discours rapporté. Nous considérons que le discours rapporté constitue une forme de reprise du discours d’autrui. L’auteure distingue ici trois formes possibles du discours rapporté, à la suite des travaux de Bakhtine (1978) et Volochinov (1977) :

- le discours direct : par exemple dans « il a dit : « c’est impossible » » on assiste à une citation directe et explicitée du discours d’autrui ;

- le discours indirect : par exemple « il a dit que c’était impossible ». Le discours repris est ici inséré dans le discours du locuteur, de sorte que l’énonciation première s’efface ou s’estompe au sein de l’énonciation seconde ;

- le discours indirect libre : ce type de discours rapporté est construit « sans

introducteur de discours rapporté » (Volochinov, 1977). Ce mode, largement présent

dans les échanges courants, repose sur la connivence, entre les interlocuteurs, qui n’ont pas besoin de se référer à « celui qui parle » pour se comprendre (Bournel- Bosson, 2005).

172 Pour Sitri (2003), l’opération de reprise est « par essence paradoxal[e] » (p.49) dans la mesure où la reprise transforme nécessairement l’objet de discours. Elle ajoute que « repris, l’objet est tout autant répété que déformé : de reprise en reprise, de déformation en déformation, il peut devenir autre ou s’épuiser, cédant alors la place à un nouvel objet » (p.51).

La fonction de la reprise se situe donc du côté de la transformation de l’objet du discours : en reprenant ses propres mots ou ceux des autres, le sujet déforme l’objet, jusqu’au « seuil de distorsion » (Fuchs, 1994) à partir duquel il se transforme.

La reprise est alors toujours reprise d’un « déjà-dit » qui a une fonction d’instrument dans l’activité dialogique au cours des autoconfrontations croisées. Afin de faire l’analyse des matériaux présentés dans cette thèse, nous pensons que l’analyse du développement des objets de discours dans le dialogue, par l’analyse des reprises successives qui le transforment, constitue un bon moyen pour identifier et signaler le développement de l’activité d’analyse des professionnels dans le cours de l’autoconfrontation. Cet outil d’analyse constitue un indicateur du développement de l’activité en cours que poursuivent les professionnels dans le cadre dialogique de l’autoconfrontation.

Il nous faut à présent être en mesure de faire l’analyse du rapport énergétique entre le « vivant » et le « déjà vécu » (l’affect) dans cette même activité, afin d’identifier dans les séquences la présence du second conflit de l’activité que nous avons décrit. Pour cela, il nous faut définir un outillage technique d’analyse à même d’identifier des indices de réalisation de l’affect dans l’activité dialogique en autoconfrontation, mais aussi à même de nous renseigner sur le devenir de cet affect dans l’activité. Autrement dit, pour investiguer l’affectivité dans le dialogue, on définira d’abord à partir de la littérature les indices multimodaux de réalisation de l’affect afin de pouvoir les identifier à l’intérieur de nos séquences. Puis, nous définirons les critères qui nous permettent d’analyser le devenir de l’affect, en lien avec l’activité de pensée : l’affectivité est-elle, ou non, un moyen du développement de la pensée ? C’est à cette question que nous allons maintenant nous intéresser pour l’élaboration de notre dispositif d’analyse.

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