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3. Options épistémologiques

3.3. Une approche empirico-inductive

L’approche dominante dans le monde de la recherche aujourd’hui est de type hypothético-déductif. Liée à une conception néopositiviste de la connaissance, cette approche issue des sciences de la nature a progressivement pris de l’importance en sciences humaines et sociales jusqu’à devenir dominante à partir des années 60. La logique hypothético-déductive

veut que le chercheur émette des hypothèses a priori, c'est-à-dire avant le recueil de données, qu’il vérifiera ensuite en se confrontant aux données. Il s’agit donc de mettre en place une démarche à vocation vérificative, qui implique une phase initiale de production d’hypothèses prédictibles et de sélection de variables.

Ma démarche personnelle de recherche n’entre résolument pas dans cette logique de vérification. J’ai fait le choix d’un terrain qui m’était tout à fait inconnu et sur lequel, à ma connaissance, peu de chercheurs occidentaux se sont penchés. Il ne m’était pas possible d’identifier des variables a priori en me basant sur mes seules lectures. Mon origine ainsi que ma formation universitaire françaises m’auraient conduite à formuler des hypothèses inadaptées aux réalités indiennes et « colorées » des conceptions occidentales. Je ne prétends pas que le contact avec le terrain m’ait permis de me dégager totalement de ce biais culturel, il m’a néanmoins donné l’occasion de confronter mes représentations avec celles de personnes issues du milieu étudié. Il m’a donc fallu partir à la découverte du terrain afin de parvenir à cerner plus précisément mon objet et formuler des axes de recherche qui allaient guider ma réflexion. J’ai ainsi rencontré des acteurs de l’éducation, visité des établissements scolaires et recueilli des données avant d’effectuer une phase de théorisation. Ce sont la rencontre avec le terrain et une première lecture des données récoltées qui m’ont permis d’orienter mon travail d’analyse.

La démarche que j’ai mise en œuvre veut que les réponses soient issues du terrain plutôt que du cadre théorique. Elle m’a été imposée par les faits et par le contexte de mon entreprise. Allant à contre sens du courant méthodologique dominant, cette démarche m’a longtemps posé question. Tout en constatant la richesse des enseignements qu’elle m’apportait, je doutais de sa légitimité scientifique. J’ai alors fait des recherches documentaires qui m’ont permis de découvrir d’autres voies méthodologiques me permettant de conceptualiser une approche que j’appellerai empirico-inductive.

Le refus de la démarche hypothético-déductive classique se retrouve dans les sciences de la nature comme dans les sciences humaines et sociales1. Dans le domaine de la

1

C’est le cas notamment en sociologie avec la théorie ancrée ou grounded theory développée par Glaser et Strauss (2010 [1ère ed. en anglais 1967]) au sein de l’école de Chicago. Les deux chercheurs privilégient une arrivée sur le terrain de chercheurs « vierges », libérés de toute hypothèse formelle qui serait élaborée préalablement au contact avec le terrain. Ils proposent alors une méthode rigoureuse de production de théorie

sociolinguistique française, c’est Blanchet qui théorise la démarche empirico-inductive en mettant face à face deux courants puisqu’il estime « qu’au contraire des linguistes hypothéticodéductifs, [les sociolinguistes] ne construis[ent] pas la théorie avant d’examiner les données, mais après » (Blanchet, 2003 : 290). En s’appuyant sur les travaux des pères fondateurs de la sociolinguistique, il déclare :

C’est en effet à partir d’une prise en compte la plus complète possible et dans le but d’une compréhension la plus approfondie possible des données du terrain dans toute leur complexité que nous avons recours à des modélisations (…) et non l’inverse. (idem : 280)

Blanchet postule ainsi que la démarche empirico-inductive est la plus à même de saisir la complexité1 des situations sociolinguistiques. Selon lui, l’approche traditionnelle hypothético-déductive ne peut être que « biaisée par l’induction implicite d’a priori rationnalisants et d’observations empiriques non distanciées, voire de la subjectivité non assumée du chercheur » (ibidem).

A la suite de Blanchet, j’estime que les savoirs sociolinguistiques ne sauraient être élaborés en dehors du terrain. Seul un travail empirique peut permettre le développement d’une théorie qui tente de rendre compte du réel. La production de théorie à partir des données permet de laisser de la place à l’intuition et d’effectuer des découvertes qui n’étaient pas formulables a priori. C’est ainsi que s’est imposée à moi l’approche empirico-inductive qui m’a permis de construire mon objet de recherche dans une dialectique permanente entre le terrain, la théorisation et la problématisation. Le tableau ci-dessous permet de schématiser les différentes étapes qui ont caractérisé la mise en œuvre de cette approche dans le contexte particulier franco-indien :

On retrouve également ce refus en éthologie où il prend la forme d’une méthodologie a posteriori théorisée par Despret (1996).

Période Lieu Etape Phase

1 de 02/07 à 06/07

France /

Inde Mise en place du projet de cotutelle Phase

préliminaire 2 de 07/07 à

09 /07 France

Lectures générales sur la sociolinguistique et la didactique Formulation d’objectifs de recherche ouverts 3 de 10/07 à 02/07 Inde Découverte du terrain Enquête exploratoire Phase empirique 4 de 03/08 à

09/08 France Confection des outils de recueil de données 5 de 10/08 à

01/09 Inde Recueil de données

6 de 02/09 à

09/09 France

1ère lecture des données

Formulation de la problématique et des axes de recherche

Phase inductive 7 de 10/09 à

12/10 France Construction du cadre théorique 8 de 01/11 à

05/11 France Transcription et analyse qualitative des données

Phase analytique 9 de 06/11 à

09/12 France Rédaction de la thèse Compte-rendu

La succession des phases empirique et inductive met en évidence la logique qui a présidé à la construction de mon objet de recherche. La problématique et les questionnements de recherche sont directement issus de l’expérience de terrain. J’ai ainsi préféré formuler a posteriori des axes de recherche ouverts plutôt que des hypothèses qui auraient pu se révéler trop restrictives et auraient artificiellement recréé un simulacre de démarche hypothético-déductive. La formulation de ces axes de recherche nécessitait néanmoins d’être suffisamment structurée pour permettre de guider les analyses et ordonner la réflexion.

Avant de présenter les modalités choisies pour le recueil des données, je vais maintenant préciser mon positionnement épistémologique par rapport à la notion de complexité.