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Présentation de l’Inde

3. Traits politiques, économiques et sociaux d’une Inde actuelle traversée par des tensions

3.3. Une société indienne entre tradition et modernité

3.3.2. Le système de castes

En association avec la religion hindoue, l’une des principales spécificités de la société indienne est sa segmentation en catégories à la fois religieuses et socioprofessionnelles désignées sous la notion de « castes ». Bien que la discrimination selon la caste soit officiellement abolie depuis l’Indépendance, le système de castes marque encore en profondeur l’habitus social indien. Cette structure sociale tout à fait particulière ayant donné lieu à une littérature abondante en sociologie et en anthropologie, je me contenterai ici d’en énoncer les grandes lignes.

Les castes se présentent sous la forme d’une hiérarchie à plusieurs niveaux qui correspond à une échelle de pureté des individus. Le premier aspect de cette hiérarchie est celui des varna, telles qu’elles sont décrites par les textes védiques. L’appellation « varna » peut être traduite en français par le terme « ordre » tel qu’il est utilisé pour décrire la société française de l’Ancien Régime. Ainsi les trois varna sont celles des Brahmanes, l’ordre des prêtres, celles des Kshatriya, les princes et les soldats, et celle des Vaishya, les commerçants et producteurs. Ces trois groupes, considérés comme supérieurs1, ne représentent en fait qu’une petite partie de la population hindoue, c’est-à-dire respectivement 6,4 %, 3,7 % et 2,7 % lors du dernier recensement qui les décomptait en 1931 (Landy, 2002 : 18). En deçà de ces groupes se trouve le large groupe des Shudra, les serviteurs, qui englobe plus de la moitié de la population indienne et notamment les travailleurs agricoles. Il existe enfin un groupe « hors varna », qui correspondent aux populations « hors-castes », connues par de nombreux lecteurs français sous le nom d’ « Intouchables »2

.

Au-delà de cette hiérarchie théorique instaurée par les textes védiques, il existe une seconde hiérarchie fondée sur l’opposition pur/impur. La notion de pureté occupe ainsi une place centrale dans la perception idéologique de ce système. Cette seconde division a pour résultat l’existence de quelques 3 000 jati, correspondant à des sous-ensembles des varna. Ces groupes ont pour caractéristique d’être hiérarchisés, historiquement basés sur une catégorie

1 Seuls les Hindous appartenant à l’une de ces trois varna sont autorisés à apprendre les Védas, textes sacrés hindous considérés comme sources de révélation. Les autres sont privés de l’accès aux textes fondamentaux régissant la vie spirituelle hindoue.

2 Au terme « Intouchable », fréquemment utilisé en France, je préfèrerais utiliser dans cet écrit celui de « hors caste » correspondant au terme anglais outcaste utilisé en Inde depuis l’abolition de l’intouchabilité par la Constitution indienne. Aujourd’hui sont également utilisés en Inde les termes de dalit, qui signifie « opprimé » et est utilisé par certains militants pour les droits des « hors castes », et celui de Scheduled Castes ou S.C., qui peut se traduire en français par l’expression « castes répertoriées » et fait l’objet d’un usage généralisé dans l’administration.

professionnelle, endogames, héréditaires et localisés régionalement (Landy, 2002 : 20). L’ancrage régional de ces groupes-castes fait qu’il n’existe pas de hiérarchie panindienne qui puisse classer sur une échelle unique toutes les castes du pays.

Cette double segmentation sociale fait preuve d’une rigidité certaine, même si le degré hiérarchique des castes peut parfois être fluctuant. Celui-ci peut en effet varier selon les régions, les époques et selon la conjecture économique, favorisant tel ou tel groupe social. La caste est traditionnellement associée à un métier ou à une tâche rituelle précise. Marius-Gnanou (1997 : 165) cite l’exemple de la caste « Dhobi » que l’on retrouve dans toute l’Inde et qui signifie « blanchisseur ». Si tous les membres de cette caste ne lavent pas le linge, en revanche seuls les membres de cette caste exercent cette fonction en Inde. Pendant des siècles, les castes ont empêché toute chance de promotion sociale des individus. La spécialisation professionnelle a aujourd’hui tendance à disparaitre avec l’exode rural et l’évolution économique du pays. L’appartenance à une caste ne prédétermine plus nécessairement l’appartenance à une classe sociale, même s’il reste une certaine corrélation entre le statut socioreligieux et le rang socioéconomique. La conscience de l’existence des castes tend même à s’effacer aujourd’hui chez la classe moyenne. Pourtant, ce système a toujours des incidences sur les plus infimes détails de la vie quotidienne (parfois sur le lieu d’habitation, les fréquentations, les pratiques alimentaires, les rites de purification, le choix du conjoint, etc.).

C’est pourquoi Menon et Nigam parlent des castes comme d’un phénomène « récalcitrant »1

(Menon, Nigam, 2007 : 15).

Pour pallier ces inégalités structurelles, le gouvernement indien a mis en place une politique de discrimination positive visant à réserver un certain nombre de postes de fonctionnaires aux personnes considérées comme « hors castes ». Des quotas favorisant les basses castes existaient déjà dans les Provinces britanniques et dans certains Etats princiers, et l’Inde indépendante a repris l’idée. An niveau fédéral, les Aborigènes (Scheduled Tribes) bénéficient d’un quota de 7 %, les « hors-castes » (Scheduled Castes) d’un quota de 15 % et les « basses castes non hors-castes » (Other Backward Classes) de 27 %. Au sein de chaque Etat, les quotas peuvent varier selon les choix politiques. Ainsi au Tamil Nadu, le total des reservations pour castes et tribus atteignait les 69 % en 2002 (Landy, 2002 : 38). L’instauration de ces quotas fait l’objet de nombreuses critiques au sein de la population car

1

Leur ouvrage Power and contestation, India since 1989 consacre un chapitre entier à ce qu’ils nomment “the recalcitrance of caste”.

elles réduisent le rôle du mérite dans l’accès à l’emploi. Un paradoxe apparait donc récemment dans la société indienne : alors que jusque-là, chaque caste tentait de revendiquer un statut supérieur à celui qui lui était reconnu, certains groupes proclament maintenant un statut inférieur afin de bénéficier des mesures avantageuses réservées aux basses castes.

On voit bien que le phénomène des castes est un phénomène social complexe, intimement lié à la question religieuse, qui reste particulièrement difficile à appréhender pour un Occidental. Bien que fortement ancré dans la tradition, ce système a été critiqué et bousculé tant de fois depuis l’Indépendance qu’il est difficile d’établir aujourd’hui avec certitude ce qu’il en reste dans la société indienne. Nous conclurons donc en constatant (en laissant parler les minorités) avec Menon et Nigam (2007 : 21) que le discours politique du mouvement Dalit est marqué par une certaine forme d’ambivalence par rapport à la modernité. D’un côté, les partisans de la cause des hors-castes démontrent une véritable foi en la modernité en raison des nombreuses possibilités d’émancipation que les institutions modernes ont su créer. Mais de l’autre, ils sont extrêmement réticents face aux discours dominants sur la modernité en Inde, qu’ils perçoivent comme issus des castes supérieures et garant de la pérennité de la main mise sur le pouvoir de ces castes sur les institutions modernes.

3.3.3. L’éducation

Sous l’effet de la modernité, et plus précisément depuis l’Indépendance, le domaine de l’éducation a connu lui aussi des évolutions notables. Dans la Constitution indienne de 1950, L’Etat s’engageait à garantir le droit à l’éducation et au travail pour tous (art. 41). Si de grands progrès ont été accomplis en matière d’éducation (le taux d’alphabétisation a plus que triplé), les indicateurs en matière d’éducation montrent que des efforts importants restent encore à faire.

1951 1961 1971 1981 1991 2001 2011

Population (en millions) 361 439 548 683 846 1 027 1210 Taux d’alphabétisation chez les femmes (en %) 9 15 22 30 39 54 65 Taux d’alphabétisation chez les hommes (en %) 27 40 46 56 64 76 82 Taux d’alphabétisation global (en %) 18 28 34 43 52 65 74

Fig. 10 Evolution des taux d’alphabétisation chez la population âgée de plus de 5 ans (d’après Saglio-Yatzimirsky, Marius-Gnanou, 2002 : 107 et Census of India 2011)

D’après les chiffres du recensement de 2011, le taux d’alphabétisation s’élève aujourd’hui à 74 %chez l’ensemble de la population de plus de 5 ans, tandis qu’il n’est que de 65 % chez les femmes. La question de l’éducation en Inde est donc encore aujourd’hui fortement sexuée. Le modèle traditionnel du mariage, selon lequel la femme doit épouser un homme plus éduqué qu’elle et la pratique de la dot permettent en partie d’éclairer ce phénomène. Les familles rurales ont ainsi tendance à moins investir dans l’éducation des filles, puisque la jeune fille une fois mariée quitte sa famille pour rejoindre celle de son époux (Saglio-Yatzimirsky, Marius-Gnanou, 2002 : 110).

L’inégalité liée au sexe coexiste avec d’autres inégalités liées à des facteurs tels que l’âge, la classe sociale ainsi que le niveau d’urbanisation, puisqu’il existe un retard important des zones rurales par rapport aux zones urbaines. On peut également observer que le niveau moyen d’alphabétisation de la population indienne reste relativement faible (inférieur à celui de la Chine et du Sri Lanka voisins). Aujourd’hui de nombreux enfants n’ont toujours pas accès à l’éducation primaire. Le travail des enfants est l’une des raisons qui participent à ce constat. Bien qu’il soit interdit par la législation indienne, il reste très important en raison des difficultés économiques de nombreuses familles et de l’absence de protection sociale.

A ces facteurs d’inégalité relevés dans l’accès à l’éducation, s’ajoutent de fortes disparités régionales, illustrées par la carte ci-dessus. Comme le montrent les chiffres de 2001, dont les tendances persistent aujourd’hui, la scolarisation varie grandement à l’intérieur du pays selon les régions concernées. Tandis que les Etats hindiphones du Nord de l’Inde connaissent un taux d’alphabétisation très faible (61 % pour le Rajasthan, 64 % pour le Madhya Pradesh, 57 % pour l’Uttar Pradesh et 48 % pour le Bihar en 2001), certains Etats du Nord, de l’Est et du Sud connaissent une situation bien plus favorable. Le cas du Kerala, à la pointe Sud-ouest, est à ce titre tout à fait exemplaire avec un taux de 91 % en 2001 et l’écart le plus faible existant entre l’alphabétisation des hommes et des femmes.

Le Tamil Nadu, au Sud-est, se trouve au dessus de la moyenne nationale avec un taux d’alphabétisation atteignant les 73 %, dont 82 % pour les hommes et 64 % pour les femmes (Census of India 2001). Dans cet Etat, des efforts particuliers ont été réalisés puisqu’il s’agit du seul Etat à avoir adopté une loi sur la scolarisation obligatoire des enfants pour lutter contre l’abandon dans le primaire. Cette politique volontariste est accompagnée d’une distribution de déjeuners à l’école pour 80 % des écoliers et de la distribution gratuite de livres scolaires pour 70 % (Saglio-Yatzimirsky, Marius-Gnanou, 2002 : 114). Face aux inégalités qui traversent le secteur de l’éducation, on constate que les efforts de développement actuels s’orientent dans deux directions. Ils tendent à la fois vers une tentative de réduction des inégalités sociales (entre classes sociales, mais aussi entre castes, entre hommes et femmes, entre citadins et ruraux) et vers une meilleure intégration territoriale qui permettrait de rétablir l’équilibre entre les Etats.

Ce bref panorama de la société indienne, avec ses structures religieuses, sociales et ses enjeux éducatifs, montre à quel point celle-ci est segmentée et tiraillée par des inégalités créatrices de tensions. Ce constat s’ajoute à celui de l’hétérogénéité géographique du territoire et de la diversité des influences historiques qui l’ont traversé. Ces multiples traits sont autant de facteurs de division potentiels pour un Etat aussi vaste que celui de l’Union indienne. Pourtant, après le traumatisme laissé par la Partition avec le Pakistan et ses conséquences tragiques, les élites indiennes tiennent à préserver l’unité d’une nation indienne en dépit de ses fragilités.