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Choix méthodologiques

1. Les stratégies de recueil de données

1.6. L’entretien semi-directif : un outil transversal

1.6.4. Les langues de l’entretien

Deux langues d’entretien ont été proposées à chacun des informateurs : l’anglais et le français. Le choix de la langue a fait l’objet d’une négociation explicite entre l’enquêteur et l’enquêté. Dans le contexte plurilingue qui caractérise les établissements scolaires indiens, le choix entre deux langues est réducteur. La présence de l’anglais comme langue de scolarisation permet cependant de justifier l’utilisation de cette langue dans la majorité des enquêtes effectuées. L’utilisation du français, plus rare, a fait l’objet d’une demande particulière de certains enseignants de français, qui voyaient dans l’entretien une opportunité de pratiquer cette langue très peu présente dans l’environnement sociolinguistique indien. Il est intéressant de noter également que le choix offert entre les deux langues a posé problème lors d’un entretien effectué avec une enseignante de tamoul. Au début de l’entretien, cette enseignante a exprimé des réticences à s’exprimer en anglais en raison de son faible niveau de compétences dans la langue. Nous nous sommes finalement mises d’accord sur le recours à

1

Pour des raisons pratiques, je n’ai pas pu fixer de rendez-vous avec les enseignants de l’Alliance française à l’issue des observations de classe. Ces visites n’ont donc pas donné lieu à un entretien enregistré.

une traduction simultanée, effectuée gracieusement par un collègue de l’établissement lui-même enseignant d’anglais. L’enregistrement réalisé comprend donc les énoncés traduits en anglais des propos émis en tamoul par l’informatrice.

On voit bien qu’un contexte plurilingue ne peut se satisfaire de pratiques de recherche élaborées dans des contextes monolingues, ou considérés comme tels. La confrontation entre individus disposant de répertoires langagiers hétérogènes nécessite l’utilisation de stratégies complexes. Le recours à la traduction peut être l’une de ces stratégies si les répertoires des deux interlocuteurs s’excluent mutuellement. Dans certains cas cependant, lorsqu’une ou plusieurs langues sont communes mais présentent des variations dans l’usage, on peut voir apparaitre des stratégies communicatives tout à fait originales.

Examinons les caractéristiques sociolinguistiques d’un entretien mené en anglais dans le cadre de ma recherche. Outre l’asymétrie des rôles imposée par la forme de l’échange (l’enquêtrice pose les questions et l’enquêté répond), il existe une seconde asymétrie liée à la maitrise de la langue elle-même et de ses variétés. Mes compétences en anglais sont le fruit d’un apprentissage de l’anglais langue étrangère au cours de ma scolarité française et de divers séjours en Angleterre et aux Etats-Unis. Un séjour d’une année aux Etats-Unis réalisé en 2005-2006 a durablement marqué ma pratique de la langue que je caractériserais comme une « variété américaine de l’anglais teintée d’un accent français ». De l’autre côté, mes interlocuteurs ont majoritairement baigné dans un environnement linguistique familial tamoul, comprenant parfois également d’autres langues indiennes et de l’anglais. Pour la plupart, leurs compétences en anglais sont issues d’une scolarisation anglophone (appelée en Inde British education). L’anglais enseigné dans les établissements indiens, tout comme celui parlé dans la rue dans sa fonction véhiculaire, se caractérise par un certain nombre de spécificités phonétiques, lexicales et grammaticales qui font de lui une variété indienne de l’anglais1

. Dans ce contexte particulier, une interaction effectuée dans le cadre d’un entretien de recherche doit faire l’objet d’une attention particulière au niveau de la négociation du sens. Comme le souligne Maurer :

Il peut arriver qu’il [l’enquêteur] interprète à tort des manières de parler idiolectales, dialectales, sociolectales, pour la simple raison qu’il ne les partage pas et peut être tenté de les réduire à ses propres usages. (Maurer, 1999 : 152)

1 Cf infra, p. 206.

L’utilisation de variétés différentes d’anglais, dans ce cas à la fois idiolectales et dialectales, a donc nécessité des ajustements réciproques sur les usages et les significations.

Au-delà des phénomènes de variation intralinguistique au sein de la langue anglaise, les entretiens réalisés présentent également des marques de mélanges interlinguistiques. Ces mélanges apparaissent lorsque l’enquêteur et l’enquêté ont à leur disposition au moins deux langues en commun. Le mélange des langues, se traduisant par de occurrences de code switching ou code-mixing1, est présent dans la plupart des entretiens réalisés avec les enseignants de français. Que la langue de l’échange choisie en début d’entretien soit le français ou l’anglais, il est fréquent que l’autre langue fasse irruption dans le discours. Afin d’illustrer mon propos, j’ai sélectionné un extrait de corpus représentatif de la pratique de code switching. L’échange transcrit ci-dessous correspond au début d’un entretien réalisé avec une enseignante de français avec laquelle nous avons convenu de nous entretenir en français (PF1 : 5-14)2 :

ENQ ok // pourquoi vous avez choisi d’enseigner le français?

PF1 heu / parce que mon frère / il est / il est professeur en français- ENQ il est professeur de français

PF1 au good shepherd international xxx

ENQ d’accord / depuis longtemps?

PF1 oui. // so that’s why I thought whether I should take French / and I like French also / J’AIME LE FRANCAIS. // j’étudie le français depuis: sixième

ENQ depuis la sixième?

PF1 sixième classe / from the sixth standard I’ve been learning French

Dans cet extrait, l’irruption de l’anglais se fait crescendo. Le passage du français à l’anglais se fait d’abord naturellement lorsque l’informatrice cite le nom d’une école de la ville en anglais. Elle recourt ensuite au code anglais lorsqu’elle essaie de synthétiser sa pensée : “that’s why I thought whether I should”3, et d’expliquer son choix : “and I like French also”4

. On peut supposer que le fait de mentionner la langue française attire l’attention de l’énonciatrice sur le choix du code, ce qui l’amène à traduire sa dernière parole pour témoigner avec emphase de son attachement à la langue : « j’aime le français ». La dernière utilisation de l’anglais

1 Cf infra p. 164.

2 Les extraits d’entretiens sont référencés de la façon suivante : les informateurs sont identifiés avec la lettre P (pour professeur), puis la lettre correspondant à la langue enseignée (H pour hindi) et enfin avec un chiffre correspondant à l’établissement dans lequel ils enseignent (voir les correspondances dans le tableau p. 44). Les nombres indiqués ensuite désignent les lignes de la transcription auxquelles il est fait référence.

3

Trad. pers. :« c’est pourquoi j’ai pensé que je devrais »

témoigne d’une stratégie de négociation du sens (« sixième »/ “sixth standard”1

). Par ce moyen, l’enseignante fait le lien entre les systèmes éducatifs français et indien afin de faciliter l’interprétation de l’enquêtrice. La suite de l’entretien verra s’effectuer de nombreux changements de langue et l’anglais occupera progressivement de plus en plus de place dans l’interaction.

En contexte plurilingue, plus encore qu’en contexte monolingue, la co-construction du sens nécessite des ajustements des deux côtés. Pour témoigner de ces ajustements, c’est l’expression de « flexibilité communicative » utilisée par Gumperz (1989 : 21) qui me semble la plus juste. Dans l’Introduction à la sociolinguistique interactionnelle sont regroupés des écrits du sociolinguiste américain traitant des interactions en face à face. Celui-ci étudie notamment certaines situations socialement marquées telles que les entretiens d’embauche ou les débats publics. Voici comment il met en évidence le processus de négociation du sens dans l’interaction :

Quelle que soit la situation, qu’il s’agisse d’une entrevue formelle ou d’une rencontre informelle, le problème essentiel pour tous ceux qui ne se connaissent presque pas et qui doivent entrer en contact est de réussir à établir une « flexibilité communicative », c’est-à-dire à adapter leurs stratégies à leur auditoire et aux signes tant directs qu’indirects, de telle manière que les participants soient capables de contrôler et de comprendre au moins une partie du sens produit par les autres. Le sens, dans n’importe quelle rencontre en face à face est toujours négociable et la découverte des fondements de la négociation exige des compétences spécifiques de la part des participants. (ibid.)

Gumperz fait ici référence aux stratégies verbales et non verbales utilisées par deux locuteurs d’une même langue. Il me semble intéressant de transposer sa réflexion sur le choix du code linguistique dans mes entretiens de recherche. En effet, le choix de la langue et les alternances codiques au sein d’un discours sont le signe d’une flexibilité visant la négociation du sens. La principale compétence mobilisée est alors la capacité à sélectionner dans son répertoire langagier le code le plus à même de créer du sens, en prenant en compte le référentiel socioculturel de l’interlocuteur. Cette forme de communication interculturelle s’exprime doublement dans le choix des termes et celui de la langue de l’interaction.

A la suite de cette réflexion sur les spécificités du choix de la langue pour des entretiens menés en contexte plurilingue, je vais maintenant présenter l’outil qui m’a permis de réaliser ces entretiens en anglais et en français.