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Plurilinguisme social et individuel

1. Eléments de définition

1.2. La coexistence des langues sur un territoire : plurilinguisme social

1.2.3. Contacts ou conflits de langues ?

A la suite des premiers travaux sur le plurilinguisme social menés autour du concept de diglossie, plusieurs chercheurs ont appelé à une modélisation théorique qui pourrait prendre la forme d’une typologie des situations plurilingues. Une telle modélisation, plus complexe que celle de la diglossie, pourrait englober cette dernière au sein d’un ensemble plus large. Mais ces appels ont obtenu peu de réponses, comme l’illustre l’expérience vécue à Grenoble au

cours d’un colloque en 2001 autour du contact des langues1. Le texte de l’appel à communication pour ce colloque proposait trois objectifs :

 un inventaire et une analyse de différents cas de contacts de langues en France ;

 un classement des différents phénomènes de contacts selon divers critères et l’élaboration de modèles ou de typologies ;

 un examen des types d’intervention possibles et une interrogation sur le rôle social du chercheur sur les contacts de langues.

Parmi les dix-neuf contributions retenues dans les actes du colloque, seules deux tentent de répondre au second objectif. L’établissement d’une typologie globale des phénomènes de contact est donc un exercice théorique ambitieux qui suscite peu de vocation parmi les chercheurs2 (Billiez, 2003 : 8). La typologie des situations plurilingues reste un grand chantier. La tâche est d’une telle envergure qu’elle demande une vision globale de l’ensemble des situations sociolinguistiques présentes sur le globe. Or les travaux sociolinguistiques se développent le plus souvent sur des terrains uniques et mettent en place des méthodologies différentes pour chacun des terrains.

Malgré cette dispersion des recherches en sociolinguistique qui rend difficile une synthèse globale comparative, on peut considérer que la sociolinguistique européenne a historiquement suivi plusieurs voies pour le traitement du plurilinguisme social. Il n’est pas question ici de typologie, mais plutôt de différentes façons d’aborder les rapports entre les langues. Selon Boyer, la maturation de la sociolinguistique européenne s’est faite autour des deux notions de contacts de langue et de conflits de langues (Boyer, 1997). Ces deux notions correspondraient à des conceptions distinctes qui traiteraient selon deux perspectives principales les rapports entre les langues au sein des sociétés :

 Une perspective « conflictiviste » (développée en particulier chez les

sociolinguistes catalans et occitans) dans laquelle le rapport entre les langues est présenté de façon historique comme un rapport de conflit entre langues

1 Colloque organisé à l’Université Stendhal-Grenoble 3 les 8 et 9 novembre 2001 sur le thème des contacts de langue. Une publication issue de ce colloque a été éditée par Billiez J. (2003).

2 Notons tout de même la tentative de Calvet qui propose avec son modèle gravitationnel (Calvet, 1999b) de modéliser les langues en s’appuyant sur les compétences de l’individu. En partant du postulat que les langues sont reliées entre elles par des individus bilingues, le sociolinguiste français élabore une théorie des contacts de langues qui parvient à intégrer les deux niveaux individuel et social.

dominantes et langues dominées. Selon cette perspective, les langues dominées courent un danger de substitution. Cette perspective est essentiellement d’ordre macrolinguistique.

 Une perspective « coopérativiste » (principalement présente chez les

sociolinguistes suisses du groupe Bâle-Neûchatel), selon laquelle le contact des langues n’est pas forcément conflictuel. La coopération joue un rôle dans l’interaction entre individus dans les échanges exolingues. Ces thèses correspondent à une analyse d’ordre microlinguistique. (Boyer, 2010 : 13)

Boyer, qui s’inscrit dans la première perspective, considère que la coexistence de deux ou plusieurs langues en un même lieu n’est jamais vraiment égalitaire. Pour lui, « le conflit est inscrit au moins virtuellement dans toute pluralité linguistique communautaire » (Boyer, 1997 : 9). Il se positionne dans une sociolinguistique catalane qui refuse de décrire le plurilinguisme en termes de distribution fonctionnelle des langues, mais plutôt en termes de dominance. Les conflits linguistiques traduisent alors des conflits de pouvoir. Cette dominance présente deux types d’issues : la substitution de la langue en position de faiblesse par la langue en position de force ou la normalisation de la langue dominée, qui aboutit à la récupération des fonctions sociales d’une langue de plein exercice (idem : 10). Cette conception de la sociolinguistique implique des prises de position interventionnistes en faveur des langues dominées.

Dans un ouvrage collectif dédié à cette question, Matthey et De Pietro (1997) présentent une contribution qui se propose de répondre aux conceptions formulées par Boyer. Les deux chercheurs suisses réaffirment le parti-pris d’une approche du plurilinguisme qui passe par l’observation de situations microlinguistiques. L’accent est mis sur la réalité linguistique des locuteurs, il s’agit de « découvrir la vision de la réalité telle qu’elle est quotidiennement vécue et construite dans les pratiques et les représentations des acteurs » (Matthey, De Pietro, 1997 : 146). Ainsi les chercheurs neuchâtelois font appel au principe d’interprétation subjective de Schütz (1987 cité par Matthey, De Pietro, 1997 : 145) selon lequel les interactions humaines doivent être interprétées en termes de structure subjective de signification pour pouvoir saisir la réalité sociale. Cette position se distingue donc de celle de Boyer en ce qu’elle ne pose pas le conflit comme postulat de départ.

Pour des raisons différentes, on voit que ces deux grandes tendances de la sociolinguistique européenne se sont largement émancipées du modèle nord-américain de la

diglossie. Pour ma part, je ne pense pas que ces deux tendances soient fondamentalement incompatibles. Il me semble que la diversité des configurations sociolinguistiques (avec des contextes historiques, politiques et économiques très distincts) appelle à des points de vue différents, associés à différents degrés d’interventionnisme, c'est-à-dire à une volonté plus ou moins affirmée du chercheur d’intervenir sur la réalité sociale qu’il étudie. Quelle que soit leur ambition interventionniste, elles contribuent quoi qu’il en soit chacune à leur manière à la réflexion sur les politiques linguistiques. La sociolinguistique du contact des langues et celle du conflit des langues sont même certainement complémentaires : elles participent toutes deux à la construction d’une réalité sociale complexe qui intègre les points de vue micro et macroscopique, qui prend en compte les rapports de pouvoirs au niveau social comme les expériences individuelles qui se vivent dans l’interaction. Dans ce sens, le contact des langues est un phénomène transversal qui parcourt toute la palette des expériences humaines de l’individu : dans son rapport à lui-même (par la dimension identitaire des langues), à ses groupes de pairs, à des communautés plus élargies, à la société dans laquelle il vit et aux autres sociétés avec lesquelles il entre en contact.

Il est à noter que cette problématique du contact/conflit ne semble guère concerner les premiers travaux de sociolinguistique menés en Inde qui l’ont été par des chercheurs indiens largement influencés par la sociolinguistique américaine ou par des Américains eux-mêmes (Gumperz et Bright par exemple). Il existe donc une filiation forte entre la tradition américaine et les recherches menées en Inde depuis les années 60. C’est pourquoi on retrouve dans la sociolinguistique indienne les grands thèmes que sont la diglossie, la variation, le changement linguistique, etc. Contrairement aux Européens, les sociolinguistes indiens n’ont pas besoin de se battre pour que soit reconnue la diversité linguistique de leur société. Cette diversité linguistique est donnée et sert de point de départ à la réflexion sur les politiques linguistiques menées depuis l’indépendance. On trouve donc en Inde une dynamique inverse de celle qui s’est opérée dans le contexte sociohistorique des Etats-nations européens. La sociolinguistique indienne apparait presque simultanément avec la constitution de la nation et l’accompagne dans sa croissance, tandis que les sociolinguistes européens se sont longtemps efforcés – et s’efforcent encore – de déconstruire des idéologies nationales historiques basées sur la vision d’une langue unique. Ce constat reste évidemment à nuancer puisqu’il ne faut pas oublier l’influence de l’idéologie britannique subie par l’Inde au cours de la colonisation. Malgré cela, le traitement des contacts de langues en Inde ne passe pas par une vision principalement conflictuelle des rapports entre les langues. S’il y a eu des conflits importants

en Inde autour de la question des langues, il ne me semble pas que les sociolinguistes indiens se soient impliqués en première ligne. L’exemple du positionnement du Central Institute of Indian Language (CIIL) situé à Mysore (dans l’Etat du Karnataka) est significatif. Ce centre, qui compte aujourd’hui le contingent le plus important de sociolinguistes indiens, affiche parmi ses objectifs les trois points suivants :

- [It] advices and assists Central as well as State Governments in the matters of language;

- protects and documents minor, minority and tribal languages;

- promotes linguistic harmony by teaching fifteen Indian languages to non-native learners.12

Le CIIL a pour ambition de servir de référent pour les pouvoirs publics en matière de politique linguistique, mais aussi d’intervenir à sa façon sur le terrain. Cette intervention prend une double forme : la recherche et la protection sur des langues en situation de domination (les langues dites « tribales » et reconnues comme telles dans la constitution indienne), et la promotion d’une « harmonie linguistique » par l’enseignement de langues indiennes. Ce terme d’ « harmonie » est porteur de sens. Il illustre une conception pacifiste de la coexistence des langues qui se distingue d’une vision a priori conflictuelle de la diversité linguistique. Le centre de recherches indien semble ainsi parvenir à concilier les deux approches discutées plus haut en agissant en faveur des langues en danger, qui subissent des rapports de pouvoirs, tout en militant pour une cohabitation harmonieuse des langues.

Cette brève introduction à la sociolinguistique indienne, mise en perspective avec la tradition européenne, va me permettre d’entrer plus avant dans les travaux effectués sur le plurilinguisme social indien. Auparavant, et dans la continuité de cette réflexion sur le contact des langues, il convient d’abord d’examiner l’aspect individuel du plurilinguisme.