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Choix méthodologiques

3. La difficulté d’une recherche ethnographique

Une réflexion scientifique ne peut aspirer à être complexe que si le chercheur a conscience des limites de sa propre démarche. L’exercice de cette rationalité autocritique amène à replacer le travail effectué dans son contexte et à informer le lecteur des frontières du phénomène étudié. Cette thèse ne prétend pas décrire la situation sociolinguistique de l’école indienne dans son ensemble. Les limites sont à la fois géographiques, historiques, théoriques et méthodologiques. A ce titre, je souhaite insister tout particulièrement sur les limites liées à ma situation de chercheure « extérieure » au terrain.

Il me semble important de réfléchir à la validité de ma démarche de chercheure occidentale partie effectuer un travail de terrain en Inde. Ma volonté de mener une démarche d’inspiration ethnographique s’est heurtée à certaines difficultés. L’une des difficultés majeures a été ma non-maitrise des langues indiennes sur lesquelles portaient mes enquêtes. Cette insuffisance a crée un déséquilibre dans les données puisque les informations recueillies en classe d’anglais et de français sont sensiblement plus importantes que celles recueillies en classe de tamoul ou d’hindi.

Outre les difficultés liées aux langues, les différences culturelles existant entre mon milieu d’origine et le milieu d’enquête ont été la source de nombreux problèmes de compréhension. Le recours à des chercheurs référents issus du même milieu culturel que les enquêtés aurait pu compenser les insuffisances1, mais il était difficile à mettre en place dans le cadre d’une recherche de doctorat.

1 Norimatsu (2008 : 43) donne l’exemple d’une recherche en psychologie menée par Kashiwagi en 1988 sur les interactions mère-enfant au Japon et aux Etats-Unis. Alors que des chercheurs américains et japonais visionnent ensemble une séquence filmée d’une interaction, les interprétations diffèrent selon la nationalité du chercheur. La séquence présente une situation dans laquelle une mère donne des indications à son enfant afin qu’il réalise une tâche. Au bout de quelques minutes, alors que l’enfant se trouve en difficulté, la mère cesse de donner des indications. Après le visionnage de la séquence, les chercheurs américains estiment que la mère a confiance dans les explications qu’elle a données précédemment et qu’il n’est pas nécessaire d’en ajouter davantage pour aider l’enfant. De leur côté, les chercheurs japonais pensent que cette séquence illustre l’incapacité de la mère à varier les explications pour aider son enfant. Cet exemple montre que l’interprétation des comportements peut largement différer selon la culture d’origine du chercheur. C’est pourquoi Norimatsu préconise à l’enquêteur étranger de collaborer avec un chercheur ou un informateur issu du même milieu culturel que les participants.

La dernière difficulté sur laquelle je souhaite m’attarder est celle de la différence de référentiel par rapport à l’imaginaire linguistique. Comment appréhender la réalité du plurilinguisme en Inde alors que je suis moi-même issue d’un modèle culturel dominé par le monolinguisme ? Comment comprendre le système de référence d’enseignants et d’apprenants pour lesquels la diversité des langues fait partie du quotidien depuis l’enfance ? Mon extériorité au fonctionnement social plurilingue permet certes l’existence d’une distance qui rend possible la confrontation avec l’altérité. C’est ce que soulignent Arborio et Fournier lorsqu’ils déclarent que :

L’enquête par observation directe consiste, peu ou prou, en une transplantation du chercheur dans un univers qui s’écarte du sien, déplacement du regard dont on peut espérer tirer un parti de connaissance à partir de la confrontation des systèmes de références – le sien et celui ou ceux des enquêtés. (Arborio, Fournier, 2008 : 61)

Si le déplacement du regard peut effectivement être producteur de connaissances, l’enquêteur doit cependant s’entourer de certaines précautions. Billiez met en garde les chercheurs contre les dangers des « transpositions méthodologiques hâtives » qui ne prennent pas en compte certains éléments déterminants du contexte socioculturel (Billiez, 2011 : 201). Selon elle,

mener l’enquête sur ces nouveaux terrains [les terrains plurilingues] et/ou avec de nouvelles lunettes plus aptes à éclairer des phénomènes brouillés par des regards monolingues représente encore un véritable défi pour les chercheurs sociolinguistes et didacticiens. (ibid.)

La prise de conscience de ce défi implique la nécessité d’une réflexion sur les processus de catégorisation à l’œuvre. Toute enquête menée par observations ou par entretiens fait appel à des catégories dans la formulation des critères d’observation ou des questions. Ces catégories peuvent être directement transposées depuis le système de référence de l’enquêteur, mais elles peuvent aussi être reproduites sans contrôle à partir du référentiel des enquêtés. D’où l’importance de questionner les appellations, les catégories, les étiquettes pour tenter de se dégager des cadres représentationnels préconstruits.

Afin d’appliquer ces réflexions à cette recherche, il me semble opportun de me pencher plus avant sur les influences idéologiques des acteurs au niveau de la conscience sociolinguistique. Si nous approfondissons le référentiel du chercheur, on peut estimer que je suis issue d’une société à tradition monolingue, liée à des politiques linguistiques françaises marquées par le jacobinisme. Pourtant, j’ai aussi bénéficié de l’influence de mes études en sciences du langage qui m’ont permis de prendre de la distance avec cette vision monolingue

grâce à l’étude de textes faisant la promotion du plurilinguisme (le CECR, Calvet, etc.). On ne peut donc pas parler d’un système de référence unique, puisqu’il est composé d’influences multiples. De la même façon, je me confronte à des interlocuteurs qui évoluent dans une société plurilingue de fait, mais dont l’histoire a notamment été marquée par la domination britannique imposant une vision monolingue – anglaise – de l’éducation. Par ailleurs, on peut considérer que chacune des personnes enquêtées, par son histoire familiale et son parcours personnel, a été exposée à des situations différentes dans lesquelles la diversité des langues a pu être valorisée ou dévalorisée. Nous arrivons donc à un constat d’influences hétérogènes qui rend difficile l’identification des « lunettes » idéologiques avec lesquelles les acteurs perçoivent le monde qui les entoure.

De cette analyse découlent quelques enseignements sous forme d’avertissements au lecteur. Le processus de catégorisation de l’auteur pourra être diversement affecté par un conditionnement monolingue, par des influences universitaires ou par une vision du plurilinguisme trop centrée sur la construction européenne. Si toute démarche d’inspiration ethnographique se risque à de tels écueils, celle-ci a été menée avec la conscience des difficultés inhérentes au travail de terrain. L’effort de clarification effectué pour l’explicitation des choix et des difficultés liées à la méthodologie ne correspond pas à une illusoire recherche d’objectivité. Il s’agit plutôt d’une clarification des partis-pris et des influences idéologiques dans le but de donner au lecteur les clés d’une lecture critique et distanciée.

Après avoir présenté la démarche méthodologique et ses limites, il est temps maintenant d’explorer, à la lumière du contexte indien, les outils conceptuels qui guideront ma réflexion.

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ARTIE

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Questionnements sociolinguistiques et