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Plurilinguisme social et individuel

1. Eléments de définition

1.2. La coexistence des langues sur un territoire : plurilinguisme social

1.2.2. Retour sur le concept de diglossie

Nous avons vu avec Calvet (2011 [1ère éd. 1993], 2003) que l’étude du plurilinguisme individuel avait précédé historiquement celle du plurilinguisme social. En effet, le niveau social n’est vraiment pensé qu’à partir de la publication dans la revue Word de l’article de Charles Ferguson intitulé “Diglossia” en 1959. C’est avec le concept de diglossie que le linguiste américain va aborder le contact des langues d’un point de vue social. Ce terme, dont l’équivalent grec signifie « bilinguisme », va adopter un sens tout à fait particulier dans les écrits de Ferguson, ce qui va lui valoir un succès important dans la sociolinguistique américaine puis européenne et mondiale.

La diglossie, lorsqu’elle apparait pour la première fois sous la plume de Ferguson, désigne l’utilisation de deux variétés d’une même langue dans une même société pour des fonctions différentes. Parmi ces deux variétés, l’une est considérée comme haute (“high”) et la seconde comme basse (“low”). Voici la définition exacte telle qu’elle est formulée par le chercheur :

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Les titres des ouvrages publiés ces dernières années sont révélateurs de cette tendance. Si Dabène et Billiez avaient intitulé le numéro 6 de la revue Lidil, « Autour du multilinguisme » en 1992 alors que les usages ne s’étaient pas encore fixés, les ouvrages plus récents s’intitulent : « Voies vers le plurilinguisme » (Holtzer, 2001), « Plurilinguismes et école » (Moore, 2006), « Précis du plurilinguisme et du pluriculturalisme » (Zarate, Lévy, Kramsch, 2008), « Pratiques innovantes du plurilinguisme » (Blanchet, Martinez, 2010), etc.

Diglossia is a relatively stable language situation in which, in addition to the primary dialects of the language (which may include a standard or regional standards), there is a very divergent, highly codified (often grammatically more complex) superposed variety, the vehicle of a large and respected body of written literature, either of an earlier period or in another speech community, which is learned largely by formal education and is used for most written and formal spoken purposes but is not used by any section of the community for ordinary

conversation1. (Ferguson, 1959 : 244-245)

Dans une situation de diglossie, il y a donc selon Ferguson une répartition fonctionnelle des usages entre la variété haute et la variété basse : la variété haute est utilisée pour des fonctions religieuses, politiques, dans les médias écrits, la poésie, etc., tandis que la variété basse est présente dans les conversations avec les cercles familiaux et amicaux, dans la littérature populaire, etc. La variété haute bénéficie d’un prestige qui est absent chez la variété basse et qui est associé à une standardisation forte prenant la forme d’un système grammatical complexe. Nous retiendrons également que la variété haute est acquise en contexte scolaire, ce qui n’est pas le cas de la variété basse, qualifiée de “primary dialects of the language”, qui est acquise « naturellement » en dehors d’un contexte éducatif formel.

Cette première définition est ensuite modifiée par Fishman (1967), qui reprend le concept et étend sa signification aux langues qui n’ont pas de lien parenté. La diglossie correspond alors aux situations dans lesquelles deux langues sont utilisées différemment selon le domaine d’usage et les fonctions qu’elles y remplissent. Il y a complémentarité entre les deux langues ou deux variétés. Fishman combine les deux concepts de diglossie (en référence aux pratiques sociales) et de bilinguisme (en référence aux processus psychologiques), qu’il croise pour décrire différentes configurations sociolinguistiques.

On voit que la définition historique de Ferguson s’intéresse à la fragmentation interne d’une langue A, avec contact de deux variétés A1 et A2. Fishman, lui, s’empare du concept pour l’appliquer à des situations de type inter-langues, dans lesquelles les deux parlers en présence constituent des langues A et B. A leur suite, de nombreux chercheurs reprendront le concept en en précisant, modifiant ou élargissant les contours. Mais ces définitions montreront vite leurs insuffisances et la diglossie fera l’objet de nombreux débats et de

1 Tard. Pers. : « La diglossie est une situation linguistique relativement stable dans laquelle, en plus des dialectes de base de la langue (qui peuvent inclure une forme standard ou des standards régionaux), il existe une variété superposée très divergente, rigoureusement codifiée (souvent grammaticalement plus complexe), véhicule d’une littérature écrite importante et respectée, venant d’une époque antérieure ou d’une autre communauté linguistique, qui est apprise largement par le biais d’une éducation formelle et est utilisée pour la plupart des fonctions écrites et des fonctions orales à caractère formel, mais qui n’est utilisée par aucun groupe de la communauté pour la conversation ordinaire. »

lectures critiques diverses, dont en premier lieu, une mise au point de Ferguson lui-même (voir à ce propos Ferguson, 1991 ; Prudent, 1981 ; Kremnitz, 1981 ; Calvet, 1999a [1ère éd. 1987] ; Calvet, 2011 [1ère éd. 1993] ; Manzano, 2003 ; Ottavi, 2011 ; etc.).

Les critiques formulées sont de plusieurs ordres et je ne reviendrai ici que sur les principales. Les modèles de Ferguson et Fishman sont d’abord dénoncés en ce qu’ils ne prennent en compte que la dimension synchronique d’une situation sociolinguistique. En effet, la seule description des usages fonctionnels attachés aux langues à un moment donné ne permet pas de rendre compte de l’histoire du contact des langues. Cette omission peut se révéler être un obstacle à la compréhension des enjeux de la situation et à une réflexion sur son évolution future. La seconde critique importante porte sur l’insuffisance de ces modèles pour rendre compte de la diversité des situations et de leur complexité. Ainsi Manzano affirme que le concept met en évidence un système hiérarchique qui tend à masquer certaines réalités :

Les situations dites « diglossiques » ne me paraissent le plus souvent correspondre qu’au produit de simplifications conventionnelles de relations inter polaires plus nombreuses, et dont la considération globale pourrait seule permettre de déboucher sur une modélisation autre que caricaturale et déformatrice. (Manzano, 2003 : 52)

Pour Manzano, l’aspect dual de la diglossie est insuffisant par rapport aux nombreuses polarités langagières présentes dans une situation réelle. On retrouve ici l’idée de Blanchet (2003) selon laquelle une modélisation complexe doit comprendre différents pôles intégrant langues et variétés langagières dans un système de relations multiples. De leur côté, Prudent, Tupin et Wharton, focalisent leur critique sur le manque de précision du concept en ce qui concerne le type de contact qui s’opère entre les langues :

Le concept de diglossie, qui avait autrefois la faveur des descripteurs, est aujourd’hui de plus en plus critiqué pour ses insuffisances. Le contact, la cohabitation, la tangence, le frottement, le panachage de langues proches parentes, voici en contrepoint l’approche sociolinguistique qui s’impose ici. (Prudent, Tupin, Wharton, 2005 : 4)

Les trois auteurs en appellent à une description des contacts qui aille au-delà de la seule question des fonctions et du prestige. Ils évoquent les rapports pacifiques ou conflictuels avec la « cohabitation » et le « frottement », l’évolution des usages et la direction qu’ils prennent avec la « tangence » et enfin la question des mélanges de langues ou de variétés avec le « panachage ».

Finalement, on se rend compte que le succès qu’a connu le concept de diglossie est largement lié aux conditions sociohistoriques qui l’ont vu naitre, comme au cadre épistémologique de la sociolinguistique qui était en train de se former. Le concept a été forgé au moment des indépendances, alors que la situation coloniale était perçue d’une façon réductrice par les Occidentaux comme une situation dans laquelle cohabitaient une langue coloniale et un parler local (Calvet, 2011 [1ère éd. 1993] : 39). Ainsi toute trace de conflit entre les langues a été effacée. Nous avons aujourd’hui un cadre épistémologique qui permet d’envisager des situations dont les paramètres sociaux et linguistiques sont beaucoup plus complexes. Il est donc important de réfléchir à l’actualisation des concepts et à leur adaptation à des contextes de plus en plus diversifiés.

Pour mon travail, il me semble que le concept de diglossie est un outil intéressant car il donne à voir le fait que les langues puissent avoir différentes fonctions sociales et divers degrés de reconnaissance. Mais sa caractéristique binaire et synchronique enferme la description dans une dualité réductrice et statique. Pour le contexte indien, j’utiliserai donc cet outil que je formulerai en termes de situations (ou configurations) de type diglossique ou polyglossique, afin de rendre compte de la pluralité des langues ou variétés en présence. Je m’efforcerai également d’apporter un éclairage diachronique à la situation actuelle en historicisant dans une certaine mesure les contacts de langues. Mon utilisation du concept de diglossie se limitera à la description de situations dans lesquelles on peut observer une répartition inégale des fonctions associées aux langues ou aux variétés. En cela, la situation de type di- ou polyglossique sera distincte de la situation de plurilinguisme social qui se contente de constater la présence simultanée de plusieurs langues ou variétés au sein d’une communauté. Les situations sociolinguistiques seront donc analysées sous l’angle des rapports sociaux à l’œuvre plutôt que sur la base de critères strictement linguistiques.