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3. Options épistémologiques

3.4. L’élaboration d’une méthode complexe

3.4.3. Les outils de la complexité

Pour Morin, tandis que la science classique obéit à un paradigme constitué par les deux opérations logiques de disjonction et réduction, la pensée complexe repose sur les trois opérations suivantes : distinction, conjonction et implication. Il ne s’agit plus uniquement de réduire et d’isoler l’objet d’étude, il faut également considérer ses interactions avec d’autres objets et avec son environnement.

Ne pouvant pas entrer dans le détail des principes développés par Morin, je résumerais son approche à la conjonction de l’un et du multiple dans un processus d’analyse-interprétation. Dans une méthode complexe, il me semble ainsi essentiel de prendre en compte les phénomènes désordonnés aussi bien que les phénomènes ordonnés. La pensée complexe fait le choix de traiter l’inattendu, l’incertain, le désordre tout en sachant qu’il résultera de ce

choix une impossibilité à unifier et synthétiser l’ensemble. Il s’opère alors un double mouvement de tentative d’articulation des savoirs et d’effort contraire de démembrement.

Voici trois principes développés par Morin dans sa Méthode, qui peuvent être d’un certain intérêt pour la description des situations sociolinguistiques :

- Le principe dialogique, défini « comme l’association complexe (complémentaire/ concurrente/antagoniste) d’instances, nécessaires ensemble à l’existence, au fonctionnement et au développement d’un phénomène organisé » (Morin, 1986 : 98). Ce principe permet de dépasser les antagonismes pour les intégrer dans un ensemble plus global. Pour illustrer ce principe, on peut considérer ainsi qu’une même langue peut avoir pour un individu une fonction identitaire, qui tend à le renfermer sur sa communauté, et une fonction communicative, qui tend à l’ouvrir à d’autres communautés.

- Le principe de récursivité, conçu comme « un processus où les effets ou produits sont en même temps causateurs et producteurs dans le processus lui-même, et où les états finaux sont nécessaires à la génération des états initiaux » (idem : 101). Il permet de modéliser certains phénomènes sous la forme d’une boucle récursive, plutôt que sous la forme classique de causalité linéaire. Par exemple, un individu grandissant dans un environnement dans lequel plusieurs langues sont présentes a davantage de chances de devenir plurilingue, ce qui va à son tour renforcer le caractère plurilingue de la société.

- Le principe hologrammatique, selon lequel « le tout est d’une certaine façon inclus (engrammé) dans la partie qui est incluse dans le tout. […] Les parties ont chacune leur singularité, mais ce ne sont pas pour autant de purs éléments ou fragments du tout ; elles sont en même temps des micro-tout virtuels » (idem : 102). Cette conception de la partie comme étant dans le tout, et du tout comme étant dans la partie, voit des applications concrètes dans la biologie cellulaire, mais peut également avoir une certaine portée dans nos disciplines. Ainsi la situation sociolinguistique du Tamil Nadu est un élément de la situation sociolinguistique globale de l’Inde, mais elle porte en elle des problématiques linguistiques sur les places respectives du Tamoul, en tant que langue officielle

régionale, et de l’Hindi, en tant que langue officielle nationale, qui sont transversales à l’Inde toute entière.

Afin de mettre en œuvre ces principes qui régissent la pensée complexe, Morin fait appel à la raison comme instrument principal. La raison, entendue en tant que rationalité, est l’ultime instrument qui puisse nous permettre de connaitre le monde complexe. Pour préciser ce qu’il définit comme raison, l’épistémologue juge important d’opposer rationalité et rationalisation. La rationalisation, qui est souvent utilisée dans la construction de la connaissance, « consiste à vouloir enfermer la réalité dans un système cohérent ». La rationalité, au contraire, « c’est le jeu, c’est le dialogue incessant entre notre esprit qui crée des structures logiques, qui les applique sur le monde et qui dialogue avec le monde réel » (Morin, 2005 : 94). Ainsi la rationalité apparait comme la tentative humaine de saisir le réel, tout en étant conscient que l’humain ne pourra jamais saisir la totalité du réel. C’est sur les bases de cette conscience des limites de notre connaissance que le chercheur parviendra à exercer une rationalité autocritique, c'est-à-dire une rationalité qui exerce un contrôle sur son propre fonctionnement. Une des voies pour la réalisation de cette rationalité autocritique me semble être l’adoption d’une posture réflexive dans la pratique même de la recherche.

La théorie de la complexité a essaimé dans différentes disciplines des sciences de la nature, de l’information et des sciences humaines et sociales. Elle a ainsi fait son entrée dans l’une des disciplines qui nous concernent1

notamment à travers les travaux de Blanchet (1998, 2000, 2003, etc.), puis de Calvet (2007). Tous deux proposent ainsi de relire la genèse et l’histoire de la sociolinguistique à la lumière d’une prise en compte de la complexité qui n’existait pas avec la linguistique. Pour ma part, j’utiliserai le concept et ses outils pour construire une méthode particulière adaptée à mon terrain. Je m’appuierai certes sur les opérations de simplification décrites par Morin, mais je mettrai celles-ci en relation avec un contexte plus global afin de mettre en perspective leurs résultats. Mon objectif est de pouvoir ébaucher des modèles interprétatifs partiels et ouverts proposant une compréhension de certaines pratiques et représentations portant sur l’enseignement/apprentissage des langues en Inde, sans prétendre les expliquer de manière définitive ni exhaustive.

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Le concept de complexité a également été importé dans la discipline de la didactique des langues avec Puren (1994) notamment. Celui-ci mobilise la complexité pour contribuer à la réflexion didactique portant sur les méthodologies d’enseignement. Je laisserai pourtant de côté cette approche qui me semble trop prescriptive dans son application didactique pour me limiter à l’apport de la complexité dans la compréhension des situations et des phénomènes, qu’ils se rapportent à l’école ou à la société en général.

Si le contact avec des situations plurilingues indiennes denses et diversifiées m’a amené à la notion de complexité, il est bien entendu que toute situation ancrée dans le réel révèle une part de complexité. La perspective complexe que je vais m’efforcer de suivre n’est donc évidement pas spécifique à l’Inde. Je suis pourtant convaincue que les terrains particulièrement complexes peuvent nous amener à construire de nouveaux outils d’analyse et d’interprétation qui permettront de traiter de problèmes plus globaux, enrichissant ainsi la réflexion épistémologique et méthodologique au sein du domaine. De mon côté, si je pense que la complexité est une cadre stimulant pour nos disciplines, je ne mettrai en œuvre ici que quelques perspectives limitées qui auront valeur de test pour la pertinence de mon utilisation de cette approche.

CHAPITRE 2