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Plurilinguisme social et individuel

2. Eléments de compréhension sur le plurilinguisme social indien

2.3. Les langues parlées aujourd’hui

2.3.2. Dans le Tamil Nadu et le Territoire de Poudouchéry

L’Etat du Tamil Nadu et le Territoire de Poudouchéry sont deux entités géographiques et politiques situées dans le sud de l’Inde. Toutes deux présentent des caractéristiques sociolinguistiques proches, bien qu’elles ne possèdent pas le même statut territorial.

Le Tamil Nadu est un Etat d’une superficie de 130 000 km² bordé au nord par l’Etat de l’Andhra Pradesh, au nord-ouest par l’Etat du Karnataka, à l’ouest par celui du Kerala, à l’est et au sud par l’Océan indien. Sa population compte 72,1millions d’habitants (Census of India, 2011), soit davantage que la population française. Une proportion importante de la population de l’Etat, 44 %, vit en zone urbaine. La capitale du Tamil Nadu se nomme Chennai (anciennement Madras). Elle se situe sur la côte à plus d’une centaine de kilomètres au nord de la ville de Poudouchéry. Chennai est la 4ème plus grande agglomération d’Inde, après Mumbai, Delhi et Kolkata, avec 6,2 millions d’habitants recensés en 2011. La carte ci-dessous permet de situer le Tamil Nadu, vaste état situé au sud-est de la péninsule indienne, et les

1 Montaut emploie le terme de « pluriglossie », mais je lui préfère celui de « polyglossie » qui me semble plus conforme à la racine étymologique grecque du terme initial de « diglossie ».

2Dans ce cas précis, on pourrait également utiliser l’expression de « diglossies enchâssées » élaborée par Calvet pour rendre compte des multiples niveaux de hiérarchisation existant entre variétés hautes et variétés basses (Calvet, 1999a : 47).

différents districts du Territoire de Poudouchéry, disséminés le long des côtes à l’ouest et à l’est de cette même péninsule.

Fig. 17 Situation géographique du Tamil Nadu et du Territoire de Poudouchéry (Leclerc, 2009)

Les langues parlées dans le Tamil Nadu se partagent inégalement entre les familles dravidienne et indo-européenne. Comme le montre le graphique suivant, les langues dravidiennes, et notamment le tamoul, sont parlées par une large majorité des habitants de l’Etat.

Fig. 18 Répartition des langues dans la population du Tamil Nadu1 (d’après Census of India, 2001)

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Les pourcentages figurant dans ce graphique correspondent à la proportion de population ayant déclaré la langue correspondante, ou un parler qui lui a été affilié, comme étant sa « langue maternelle ».

tamoul 89% malayalam 4% ourdou 1% autres 1% télougou 5%

Le tamoul constitue la langue première de 89 % de la population du Tamil Nadu. Deux autres langues dravidiennes, le télougou et le malayalam, regroupent respectivement 5 % et 6 % de la population. Ces proportions relativement élevées s’expliquent par la proximité avec les Etats de l’Andhra Pradesh et du Kerala dans lesquels télougou et malayalam prédominent respectivement. L’ourdou et l’hindi sont tous deux parlés par des minorités, l’un par plus de 1 % de la population, le second par moins de 1 %. Cette présentation de la répartition locale des langues met en évidence le fait que les langues premières sont nettement moins diversifiées dans le Tamil Nadu que dans l’Inde dans son ensemble. Le plurilinguisme social reste néanmoins très développé du fait d’une très large utilisation de l’anglais comme langue seconde et de l’étendue des répertoires plurilingues de la plupart des individus.

Le Territoire de Poudouchéry, de son côté, ne constitue pas un état à proprement parler mais un territoire autonome, également nommé « Territoire autonome de Poudouchéry » ou « Union territoriale de Poudouchéry (“Union Territory on Puducherry”). La particularité de ce territoire est qu’il se compose de quatre districts disjoints prenant la forme d’enclaves au sein de trois Etats du sud de l’Inde (le Tamil Nadu, l’Andhra Pradesh et le Kerala). Les quatre districts comprennent les villes côtières de Poudouchéry (anciennement Pondichéry), Karaikal (Karikal), Yanam (Yanaon) et Mahé. La superficie totale de ces districts est de 492 km² répartis de la façon suivante : Poudouchéry (293 km²), Karaikal (160 km²), Yanam (30 km²) et Mahé (9 km²). La dislocation géographique du Territoire de Poudouchéry a des causes historiques. Celui-ci regroupe, en effet, les anciennes possessions françaises disséminées sur le territoire indien. Il s’est constitué en 1954 après l’obtention de l’indépendance des comptoirs vis-à-vis de la France. La population totale du Territoire de Poudouchéry est de 974 000 habitants (Census of India, 2011). Les trois quarts d’entre elle vivent dans le district de Poudouchéry (75 %), tandis que le reste se répartit entre Karaikal (17,5 %), Yanam (3,7 %) et Mahé (3,7 %). La majorité de la population vit donc dans la capitale du Territoire, la ville de Poudouchéry, ancienne capitale des établissements français de l’Inde (appelée alors Pondichéry).

Les langues parlées dans les districts du Territoire de Poudouchéry sont à peu de choses près les mêmes que celles parlées dans les Etats qui les entourent. Ainsi les districts de Poudouchéry et de Karaikal comptent une majorité de locuteurs du tamoul, celui de Yanam est en majorité de langue télougou, et celui de Mahé majoritairement de langue malayalam. Le graphique suivant propose une illustration de la répartition des langues sur la totalité du Territoire.

Fig. 19 Répartition des langues dans la population du Territoire de Poudouchéry1

(d’après Census of India, 2001)

Cette répartition est très semblable à celle du Tamil Nadu vue précédemment. Le tamoul domine largement les autres langues, étant la première langue de 89 % de la population. A sa suite se trouve le télougou (6 %), dans une proportion proche de celle du Tamil Nadu. Le malayalam, lui, est parlé par moins de locuteurs que dans le Tamil Nadu malgré la présence du district de Mahé enclavé dans l’Etat du Kerala. Ceci peut s’expliquer par l’éloignement géographique des trois districts les plus habités de Poudouchéry, Karaikal et Yanam par rapport aux frontières du Kerala. Le kannada, langue majoritairement parlée dans le Karnataka, fait une apparition remarquée (2 %). Les langues qui suivent en proportion sont l’ourdou, puis dans la catégorie « autres », l’hindi, le bengali, le gujarati, l’oriya, le marathi, l’anglais, etc. L’anglais reste très minoritaire dans la population du Territoire de Poudouchéry

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Les pourcentages figurant dans ce graphique correspondent à la proportion de population ayant déclaré la langue correspondante, ou un parler qui lui a été affilié, comme étant sa « langue maternelle ».

tamoul 89% malayalam 1% ourdou 1% autres 1% télougou 6% kannada 2%

en tant que « langue maternelle », bien qu’il soit parlé comme langue seconde ou troisième par près de 17 % de la population (Leclerc, 2009).

Les pratiques linguistiques du Tamil Nadu et du Territoire de Poudouchéry apparaissent comme largement dominées par la langue tamoule. La situation est identique pour les villes de Chennai et de Poudouchéry dans lesquelles j’ai mené mes enquêtes. Si le tamoul est de loin la langue statistiquement la plus importante, elle partage cependant des fonctions de prestige avec l’anglais. Les langues de pouvoir au niveau de l’administration étatique sont ainsi le tamoul et l’anglais. Le tamoul, dans sa variété écrite, possède un prestige important lié à la forte reconnaissance sociale de la culture classique tamoule, et en particulier de la poésie. L’anglais, par contre, est très valorisé dans les domaines de l’éducation, des sciences et technologies et des affaires. L’anglais occupe donc une place non négligeable dans l’espace sociolinguistique malgré le faible nombre de locuteurs l’ayant acquis comme langue première. Il joue un rôle d’autant plus important dans les Etats du sud de l’Inde que, contrairement à l’hindi, il ne représente pas une menace centralisatrice. En conséquence, l’anglais y est davantage utilisé que l’hindi comme langue véhiculaire. En ce qui concerne la fonction identitaire, elle est largement prise en charge par la langue tamoule. En effet, la structure de l’Etat à double niveau (avec un Etat de dimension nationale et un Etat régional) fait que le sentiment d’appartenance à la nation est médiatisé par un sentiment d’appartenance régional. Dès lors, la langue d’identification est celle qui occupe la première place dans l’entité étatique la plus proche. La langue tamoule est donc un puissant marqueur de l’identité régionale du Tamil Nadu, par opposition à l’hindi qui est associé au pouvoir national et à ses tentatives centralisatrices.

La langue tamoule possède des particularités sociolinguistiques qui en ont fait un objet d’étude privilégié pour linguistes variationnistes et sociolinguistes. Dans son article intitulé « Tamil », Zvelebil (1969) propose un panorama des études successives menées par Pillai, Shanmugam, Bright, Ramanujan et lui-même sur les variations spécifiques au tamoul. Il en arrive à distinguer neuf formes distinctes de tamoul : le standard littéraire (“literary standard” ou “centamil”), utilisé dans les discours oraux formels et à l’écrit, l’oral familier (“common colloquial”), le standard oral (“colloquial standard”), utilisé dans les communications ordinaires par les Tamouls non-Brahmanes instruits, le tamoul des Brahmanes (“Brahmin Tamil”), le tamoul du nord (“Northern Tamil”), le tamoul de l’ouest (“Western Tamil”), le tamoul de l’est (“Eastern Tamil”), le tamoul du sud (“Southern

Tamil”), le tamoul sri-lankais (“Ceylon Tamil”) et le “koccai”, une variété sociale considérée comme vulgaire (Zvelebil, 1969 : 359). Ces différents types de tamoul rendent compte à la fois de variations d’ordre social et géographique et d’un phénomène de type polyglossique. Montaut (2001 : 2) synthétise cette analyse en proposant de distinguer d’un côté une variété haute, formelle, qui se différencie elle-même en un standard écrit1 et un standard oral, et de l’autre une variété basse, informelle, qui présente des formes géographiques et sociales très diverses. On retrouve ce type de hiérarchie dans les travaux de Ramanujan (1968), proposant une vue globale de la variation dans la langue tamoul sous la forme d’un arbre :

Fig. 20 Variétés de castes et variétés géographiques du tamoul (Ramanujan, 1968 : 462)

Bien qu’il ait présenté dans ce schéma la variation de caste comme étant la variation sociale, Ramanujan précise que la caste ne constitue qu’un des paramètres de la variation sociale. Il inclut donc ce qu’il nomme les « caste dialects » au sein des « social dialects ». Parmi les autres paramètres, il met notamment en évidence les distinctions instruit/non instruit, urbain/rural et Hindou/Musulman. Par ailleurs, les variables régionales et de castes qu’il a choisi de présenter de façon indépendante dans cet arbre sont en réalité parfois liées (Ramanujan, 1968 : 462). Lorsque l’on considère finalement l’utilisation des différentes variétés du tamoul par les locuteurs, on constate que certaines d’entre elles coexistent dans le répertoire des locuteurs, tandis que d’autres s’excluent. Ainsi les variétés formelles et

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La catégorie de « standard écrit » n’est pas approuvée par tous. Beaucoup lui préfèrent celle de « standard littéraire » car elle peut alors s’appliquer à une variété adaptée à l’écrit comme à l’oral formel.

informelles ont tendance à coexister, tandis que les variétés sociales et les variétés régionales s’excluent en général mutuellement.

Dans le registre formel, différences de castes et différences géographiques sont neutralisées. Celui-ci n’est pas homogène pour autant. On peut en effet distinguer dans le tamoul formel une variété littéraire (le tamoul littéraire standard)1 utilisée pour l’écrit et l’oral formel, et une variété orale (le tamoul oral standard). Zvelebil (1964) a montré que les deux variétés s’éloignaient de plus en plus l’une de l’autre :

The gap between the two may be very wide indeed, may widen so that Colloquial Tamil and Literary Tamil will be considered as the two opposite poles of the same language2. (Zvelebil, 1964)

Le tamoul littéraire standard est plutôt stable dans le temps. Sa forme écrite s’appuie sur un alphabet spécifique, l’alphabet dravidien, et utilise un système d’écriture alphasyllabaire. Les signes y représentent des syllabes pourvues d’une voyelle par défaut, celle-ci pouvant être modifiée par l’adjonction de signes complémentaires (Leclerc, 2009). La variété littéraire a peu évolué durant les deux derniers millénaires et elle est considérée comme étant “the Dravidian language least influenced by Indo-Aryan3” (Shiffman, 1972 : 1). Le tamoul oral standard, en revanche et comme son nom l’indique, est principalement utilisé à l’oral. Il a évolué et continue de le faire. La situation de type diglossique existant entre ces deux variétés n’est pas récente, elle était déjà décrite dans des traités de grammaire datant du IIIe

siècle avant J.C. Plus récemment, sa répartition fonctionnelle a été présentée par les chercheurs du Central Institute of Indian Languages dans un tableau qui est reproduit ici :

1 Certains sociolinguistes considèrent qu’il existe plusieurs variétés au sein de la variété écrite utilisée actuellement. C’est le cas de Shanmugam Pillai (1965) qui distingue le tamoul des Pandits (“Pandit Tamil”), dont l’usage se réduit à certains journaux à visée intellectuelle, et le tamoul littéraire partagé (“Commonly

accepted Literary Tamil”), présent dans la majorité des journaux et des écrits quotidiens. Le « tamoul littéraire

standard » auquel je fais référence correspond à ce dernier.

2 Trad. pers. : « L’écart entre les deux peut être très large ; il peut s’élargir de telle façon que le tamoul oral standard et le tamoul littéraire standard seront considérés comme les deux pôles opposés d’une même langue ».

Situations Variété utilisée

Littéraire Orale

1. Conversation avec la famille, les amis, les collègues, les employés de maison et les

personnes rencontrées dans les lieux publics (commerces, temple, théâtre) X

2. Discours publics dans des séminaires, des conférences, devant des assemblées

A. Personne ayant suivi une éducation formelle X

B. Personne n’ayant pas suivi d’éducation formelle X

3. Lettres

A. Lettres officielles X

B. Lettres personnelles

a. Personne ayant suivi une éducation formelle X

b. Personne n’ayant pas suivi d’éducation formelle X

4. Leçons en classe

A. Sur la langue et la littérature tamoule X

B. Dans les bandes dessinées X X

5. Langue d’enseignement X

6. Journaux, magazines

A. Editoriaux, actualités, articles X

B. Bandes dessinées X X

7. Littérature créative (romans, nouvelles, poésie) A. Roman, nouvelles

a. Narration de l’auteur X

b. Conversations entre les personnages X X B. Poésie

a. Poèmes traditionnels X

b. Poésie moderne et prose X X

8. Littérature traditionnelle (chansons traditionnelles, théâtre, proverbes et expressions) X

9. Radio et télévision nationale

A. Actualités X

B. Emissions X

C. Interviews avec

a. Personne ayant suivi une éducation formelle X

b. Personne n’ayant pas suivi d’éducation formelle X D. Actualités destinées aux populations rurales X

E. Publicité X X

10. Films

A. Drames sociaux X

B. Films historiques X X

11. Communications du gouvernement (lettres, circulaires) X

Fig. 21 Distribution fonctionnelle des variétés de tamoul littéraire et orale

(d’après Language Information Service – India1

)

On constate avec ce tableau que le tamoul oral standard fait parfois des incursions dans le domaine de l’écrit. C’est le cas pour les écrits rapportant du discours oral (bandes dessinées, théâtre, chansons, proverbes), mais aussi dans un certain courant de littérature moderne (roman, poésie en vers et en prose) qui contribue ainsi à une meilleure reconnaissance sociale de cette variété. Le standard oral est également utilisé dans l’ensemble des fonctions orales et

1 Le LIS-India est une plateforme numérique proposant des informations sur les langues indiennes, réalisée dans le cadre d’un projet du CIIL. Le tableau est accessible en anglais à l’adresse : http://www.lisindia.net/ Tamil/Tamil.html

écrites par toute une catégorie de personnes n’ayant pas eu accès à l’école et donc ne maitrisant pas le standard littéraire. Ceci met en évidence le rôle primordial et exclusif joué par l’institution éducative pour la transmission de la variété haute en situation de type diglossique. Les deux variétés présentées dans ce tableau constituent donc bien les deux pôles opposés d’une même langue, comme l’écrivait Zvelebil. Cet énoncé et le tableau qui l’accompagne auraient pu cependant être complétés par la prise en compte des nombreuses variétés informelles du tamoul. Celles-ci constituent en effet les autres pôles de la configuration multipolaire du tamoul, langue tendancielle, selon l’expression de Blanchet, par excellence.

Les régions tamoulophones que sont le Tamil Nadu et le Territoire de Poudouchéry présentent donc des situations sociolinguistiques particulièrement hétérogènes et complexes. Le tissu complexe que j’ai tenté de décrire correspond à une situation sociale basée sur une répartition sophistiquée des fonctions des langues en présence, mais aussi et surtout, des variétés linguistiques propres à la langue tamoule.