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Plurilinguisme social et individuel

1. Eléments de définition

1.3. Les langues chez l’individu : plurilinguisme individuel

1.3.1. Etre bi-/plurilingue : définitions

Les recherches sur le bilinguisme et plurilinguisme individuel ayant déjà été synthétisées par de nombreux chercheurs (voir notamment Dabène, 1994 ; Duverger, 1996 ; Hélot, 2007),

1 Je n’entrerai pas ici dans les théories portant sur les aspects cognitifs du plurilinguisme chez l’individu, et en particulier la question de l’organisation cérébrale qui relève davantage de la psycholinguistique et de la psychologie expérimentale que de mes domaines de recherche.

je n’en reprendrai ici que les grands traits. Ma réflexion s’organisera principalement autour de l’évolution des définitions des notions de bilinguisme et plurilinguisme.

Il est intéressant de noter que la réflexion sur la maitrise de plusieurs langues par un individu s’est d’abord limitée à deux langues. Dans le contexte occidental dans lequel ces recherches ont vu le jour, le monolinguisme étant considéré comme la norme, il fallait d’abord pouvoir penser l’utilisation de deux langues pour envisager ensuite des situations plus complexes. Les scientifiques se sont alors concentrés sur la notion de bilinguisme qu’ils ont peu à peu conceptualisée, rencontrant des difficultés évidentes pour parvenir à une définition stabilisée. Bloomfield a tout d’abord défini le bilinguisme comme “the native-like control of two languages1” (Bloomfield, 1933 : 56). Cette définition, qui a profondément marqué le domaine, reste encore aujourd’hui très présente dans les représentations de non-spécialistes sur le bilinguisme. Il s’agit d’une définition extrêmement restrictive qui est liée à la conception du locuteur idéal développée par la linguistique structurale. Il y aurait en quelque sorte un « bilingue idéal » possédant les compétences équivalentes à l’addition de celles de deux monolingues. Dans les années soixante, les recherches sur le bilinguisme ont connu un tournant avec de nouvelles définitions beaucoup plus ouvertes. Mackey définit le bilinguisme comme “the ability to use more than one language2” (Mackey, 1962 : 52). Il n’est plus question ici de compétence de natif, mais simplement d’une capacité fonctionnelle. On constate également que la conception du bilinguisme s’ouvre à l’utilisation de plus de deux langues, bien que le terme comptant le préfixe « bi- » soit conservé. MacNamara ouvrira encore cette définition puisqu’il considère comme bilingues “those who possess at least one of the language skills (listening, speaking, reading and writing) even to a minimal degree in their second language3” (MacNamara, cité par Cummins et Swain, 1986 : 7). Il est le premier à avoir envisagé le bilinguisme autrement que selon une compétence globale puisqu’il distingue ses sous-compétences de production et de réception, écrites et orales. Ces différentes définitions s’étendent le long d’un large continuum dont les deux extrêmes sont les conceptions de Bloomfield et de MacNamara. Tandis qu’avec le premier, il est quasiment impossible de trouver des individus bilingues, le second englobe dans sa définition l’ensemble des apprenants d’une langue, même les plus débutants.

1 Trad. pers. : « la maitrise de deux langues équivalente à celle de natifs ».

2 Trad. pers. : « la capacité à utiliser plus d’une langue ».

3

Trad. pers. : « ceux qui possèdent au moins une des compétences langagières (écouter, parler, lire et écrire), même à un moindre degré, dans une langue seconde ».

C’est avec Grosjean que sera élaborée une approche véritablement fonctionnelle du bilinguisme, s’appuyant sur l’usage des langues plutôt que sur la compétence. Le sociolinguiste insiste sur le fait que l’individu bilingue n’est pas la somme de deux individus monolingues. Selon lui, “bilingualism is the regular use of two (or more) languages, and bilinguals are those people who need and use two (or more) languages in their everyday lives1” (Grosjean, 1992 : 51). Grosjean prend en compte la régularité de l’utilisation et le contexte quotidien dans lequel les langues sont mobilisées. Cette définition entre en écho avec les préoccupations de Fishman (1965), qui dans son article intitulé “Who speaks what language to whom and when?” s’interroge sur les pratiques langagières du bilingue en fonction de son interlocuteur et du domaine dans lequel se fait l’échange (à la maison, au travail, à l’église, dans les loisirs, etc.). Cette approche fonctionnelle rappelle également la répartition fonctionnelle des langues qui va de pair avec le concept de diglossie. On voit donc un lien logique se tisser entre pratiques interindividuelles, dans l’interaction, et pratiques sociales. Lüdi et Py, dans leur ouvrage Etre bilingue, mettent eux aussi en perspective les deux dimensions individuelles et sociales en se donnant comme objectif de réfléchir « aux relations entre le plurilinguisme de l’individu et la juxtaposition de plusieurs langues dans un même groupe » (Lüdi et Py, 1986 : 11).

Les travaux de Lüdi et Py sur le bilinguisme sont indiscutablement liés au contexte particulier de la Suisse. La mise en relation du plurilinguisme individuel avec l’environnement sociolinguistique prend en effet tout son sens dans ce pays d’Europe qui est l’un des rares à fonctionner avec le plurilinguisme comme principe institutionnel. Si l’on transpose cette réflexion dans le contexte indien, il peut être pertinent de s’interroger sur les rapports qui existent entre l’extrême diversité sociolinguistique du pays et les conceptions du plurilinguisme élaborées par les chercheurs nationaux. Prenons l’exemple de K. K. Sridhar, une chercheure indienne qui a traité de plurilinguisme social et individuel dans un article intitulé “Societal Multilingualism” (1996). K. K. Sridhar, qui travaille aux Etats-Unis à l’Université de Stony Brook, a d’abord écrit sur le “bilingualism” dans la lignée des travaux américains, avant d’opter pour l’appellation “multilingualism”. Elle, comme Grosjean et de nombreux chercheurs du domaine, soutient l’idée que les personnes plurilingues développent

1

Trad. pers. : « le bilinguisme est l’utilisation régulière de deux langues (ou plus) et les bilingues sont les personnes qui ont besoin de deux langues (ou plus) dans leur vie quotidienne et qui les utilisent ».

des compétences langagières pour chacune des langues selon leurs besoins de communications dans différents contextes (Sridhar, 1996 : 10). Pour elle,

Multilingualism involving balanced, native-like command of all the languages in the repertoire is rather uncommon. Typically, multilinguals have varying degrees of command of the different repertoires. The differences in competence in the various languages might range from a command of a few lexical items, formulaic expressions such as greetings, and rudimentary conversational skills all the way to excellent command of the grammar and vocabulary and specialized registers and styles1. (Sridhar, 1996 : 50)

K. K. Sridhar rejette ainsi la théorie de Bloomfield sur les compétences du bilingue en remettant en cause son adéquation avec la réalité. La compétence du natif n’est plus la référence. Elle considère que les compétences dans les différentes langues sont généralement inégales. Ces compétences sont présentées sous la forme d’une échelle et s’étendent de la maitrise de quelques éléments de base à la maitrise d’une palette complète de variations stylistiques dans la langue. Cette définition très élaborée du plurilinguisme prend en compte la compétence de communication dans son ensemble avec ses composantes linguistique, discursive, sociolinguistique et stratégique telle qu’elle a été décrite par les didacticiens Canale et Swain (1980), et Moirand (1982). C’est également une définition ouverte qui permet de considérer comme plurilingues des individus aux niveaux de compétences très variables. K. K. Sridhar se place enfin dans une perspective fonctionnelle lorsqu’elle met en relation les différentes compétences avec des besoins de communication liés à des contextes précis. Après l’examen de cette définition, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que cette vision ouverte et fonctionnelle du plurilinguisme individuel tient aussi beaucoup au contexte indien dans la mesure où celui-ci favorise la conscience de la diversité des langues et des variétés ainsi que de leurs fonctions.