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C. Caton

III. Lucain et l'histoire

1. Un sujet historique

Le sujet choisi par Lucain pour son épopée est un sujet historique et non un sujet mythique, comme dans l'Iliade, l'Odyssée ou encore l'Enéide. Ce type particulier d'épopée soulève un certain nombre de questions liées à ce sous-genre qu'est l'épopée historique. Il

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Celle de l'otium pour Caton (II, 290-297) et celle du recessus pacis pour Domitius (II, 522).

247 Lucain II, 287.

248 Lucain II, 524.

249 Lucain II, 523 « aller au cœur de la guerre qui fait rage, disposé à mourir sans retard »

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conviendra tout d'abord de s'interroger sur l'originalité de la démarche de Lucain lorsqu'il choisit pour sujet des événements vieux d'un peu plus d'un siècle. Enfin, c'est la nature même des événements qui sont choisis par le poète qui est digne d'intérêt : le choix de la guerre civile comme matériau littéraire doit également être situé dans le contexte plus large de la conception romaine de la guerre civile.

Lucain n'est pas le premier poète latin à choisir un sujet historique pour une épopée : d'autres auteurs l'ont fait avant lui. Ainsi Naevius avait déjà écrit une pièce en vers sur la guerre entre Rome et Carthage, tout comme Ennius qui avait fait de l'histoire de la République Romaine le thème de ses Annales. Le genre de l'épopée à sujet historique continuera à exister après Lucain avec, notamment, Silius Italicus (Punica) ou encore Claudien (De bello Getico). Si l'on considère l'ensemble de la production épique, l'épopée de Lucain semble se distinguer de la plupart des poèmes historiques en cela qu'elle traite d'une guerre civile et non d'une victoire de Rome contre des ennemis extérieurs. Néanmoins, il convient de souligner que le

Bellum ciuile est loin d'être le seul poème épique traitant des guerres civiles. Sextilius Ena a

écrit un poème sur les proscriptions de 43251, C. Rabirius a composé une épopée sur la défaite d'Antoine à Actium252, Cornelius Severus a écrit sur la guerre de Sicile de 38-36 avant notre ère253. À ces trois œuvres, il faut être ajouter le De morte de Varius Rufus qui était peut-être une épopée historique sur la mort de César254 et les poètes cités par Ovide, Pont., 4, 16, 21 sq255. Le Bellum ciuile semble donc appartenir à un genre en faveur à la fin du premier siècle avant notre ère et au début du premier siècle de notre ère. Néanmoins, comme le souligne P. Roche256, l'épopée de Lucain se distingue des autres poèmes : toutes les autres œuvres évoquées datent de l'époque augustéenne et soutiennent la vision de l'histoire qu'avait Auguste, à savoir que les guerres civiles ont permis d'accéder à un état de paix, préférable aux heurts qu'a connus la République romaine au cours du premier siècle avant notre ère. Certes, le narrateur déclare dans son éloge de Néron que les guerres civiles ont été un mal supportable puisqu'elles ont donné naissance au principat, qui culmine avec l'accession au trône de Néron257, mais la manière dont la guerre civile est évoquée par le narrateur tend à montrer le contraire. Le Bellum ciuile ne semble donc pas se rattacher idéologiquement à ces épopées. En revanche, comme le met en évidence P. Jal dans un article essentiel sur la place de Lucain

251 Sénèque le Rhéteur, Suas., 6, 27

252 Sénèque, Ben., 6, 3, 1 ; Quintilien, 10, 1, 189, Ovide, Pont., 4, 16, 5.

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Sénèque le Rhéteur, Suas., 6, 26 ; Quintilien, 10, 1, 89.

254 A ce sujet, cf. Macrobe, 6, 1, 39 ; 6, 2, 19-20 ; cf. Jal 1982, p. 90.

255 Cf. Jal 1982, p. 91.

256 Cf. Roche 2009, p. 3-4.

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dans la littérature des guerres civiles258, le Bellum ciuile se rapproche davantage de la vision de la guerre civile qu'ont pu avoir les historiens. En effet, le thème des guerres civiles a également été le sujet de nombreux ouvrages historiques parmi lesquels il faut notamment retenir l'œuvre de César (Bellum ciuile) et de ses continuateurs (Bellum Alexandrinum, Bellum

Africum et Bellum Hispaniense), de Salluste sur la Conjuration de Catilina (conflit qui a pu

être considéré comme une guerre civile), d'Asinius Pollion, auteur d'une Histoire des guerres

civiles dont se serait largement inspiré Appien, ou encore de Sénèque le Rhéteur, qui aurait

écrit un grand ouvrage sur les guerres civiles259. Il apparaît ainsi que « Lucain prend place dans une longue série, plus précisément au terme d'une longue série d'écrivains, prosateurs et poètes, ayant traité de près ou de loin, d'une façon ou d'une autre, dans une proportion fort variable, etc., le thème des "guerres civiles" »260. Il me paraît donc important, pour étudier l'utilisation de l'histoire dans le Bellum ciuile, de chercher à comprendre quelle a pu être la conception romaine de la guerre civile, telle qu'elle a été illustrée par les nombreux auteurs qui y ont consacré un ouvrage.

Pour saisir la conception romaine de la guerre civile, il est intéressant de considérer d'abord quelles sont les causes de ce type de conflit selon les anciens. Ces causes me semblent pouvoir être réparties en deux catégories : les causes matérielles et les causes que j'appellerai « symboliques ». Les causes matérielles sont celles qui touchent à des faits ou à des situations précises, historiquement attestées, tandis que les causes symboliques sont les raisons que les anciens ont pu trouver au sein de la mythologie ou de la philosophie pour expliquer la guerre civile. Les diverses causes matérielles de la guerre civile ont été étudiées par P. Jal, dans la publication de sa thèse261. Il ressort de son analyse que la cause principale des guerres civiles n'est pas une différence idéologique entre populares et optimates, mais plutôt une question de corruption et d'endettement qui est à l'origine d'un renversement des valeurs morales262. Lucain, pour sa part, fait un exposé des différentes causes du conflit de 49 au début de son épopée263. Cet exposé se divise en plusieurs sections : en I, 67-97, c'est le rôle du destin et du triumvirat qui est évoqué avant d'aborder, en I, 98-120, les morts de Crassus et Julie. En I, 120-157, ce sont les personnalités des deux belligérants qui expliquent la naissance du conflit.

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Cf. Jal 1982, p. 85-89 où l'auteur montre la proximité entre le texte de Lucain et certains fragments de Tite-Live.

259 Cf. Sénèque, De uita patris, 3. Cette liste pourrait être complétée par les noms de Velleius Paterculus, de Valère Maxime, de Titus Labienus ou de Cremutius Cordus. Pour une liste des auteurs ayant consacré une œuvre aux guerres civiles, cf. Jal 1982, p. 90-91, n. 6.

260 Cf. Jal 1982, p. 84.

261 Cf Jal 1963, p. 364 sq.

262 Cf. Jal 1963, p. 460-473.

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Enfin, la dernière cause présentée par le poète réside dans le déclin moral (I, 158-182). La plupart de ces causes ont, avant Lucain, été évoquées dans la tradition historiographique : Lucain suivrait, dans l'exposé de l'origine de la guerre civile, divers éléments hérités des historiens et notamment de Salluste, en ce qui concerne le déclin moral264, et d'Asinius Pollion pour les autres causes265. Chez Lucain comme chez Salluste, le déclin moral se manifeste dans le passage de la concordia qui a permis à Rome de grandir à la discordia266. Aux causes directes du conflit, Lucain ajoute l'idée selon laquelle il existe un climat de guerre civile depuis Marius et Sylla : si cette théorie n'est pas formulée de façon explicite, les diverses allusions aux deux généraux267 et le long récit du vieillard au livre II268 montrent que le poète inscrit la guerre entre César et Pompée dans la continuité du conflit entre Marius et Sylla. Au-delà de ces causes qui sont des constats factuels liés à l'époque même des conflits, certains auteurs anciens cherchent à expliquer le grand nombre de guerres civiles à la fin de la République par des raisonnements fondés sur un temps plus long. En effet, comme le souligne C. M. C. Green269, Horace270 et Tite Live271 voient dans le mythe de Romulus et Rémus l'explication mythique du tempérament romain, tourné vers la guerre civile. Lucain semble adhérer à ce courant de pensée puisqu'il fait lui aussi allusion au fratricide des origines de Rome dans son exposé des causes de la guerre civile : nec longe fatorum exempla petantur : |

fraterno primi maduerunt sanguine muri272. Il faut peut-être voir, dans la description de la bataille de Pharsale centrée autour des meurtres commis au sein d'une même famille273, la volonté d'illustrer l'importance du mythe de Romulus et Rémus qui se trouve en quelque sorte réactivé par la guerre civile. Le mythe du fratricide de la fondation de Rome apparaît ainsi comme une cause symbolique de la guerre civile de 49, et ce d'autant plus que César et Pompée étaient liés par un lien de parenté274.

Enfin, pour achever cette présentation du concept de guerre civile chez les anciens, il convient de souligner que ce type de conflit est souvent présenté comme un révélateur moral

264 Cf, Salluste, Cat., 11, 4, 5.

265 Pour une confrontation minutieuse des causes relevées par Lucain avec la tradition historiographique, cf. Lintott 1971, p. 493-498 et Roche 2009, p. 36-39.

266 A ce sujet, cf. Fantham 2010 b, p. 210-211.

267 Cf. par exemple I, 326, I, 335 ou encore I, 580-583.

268 Lucain, II, 68-232.

269

Cf. Green 1994, p. 203-204.

270 Horace, Epo., 7, 16-20 : acerba fata Romanos agunt | scelusque fraternae necis, | ut inmerentis fluxit in

terram Remi | sacer nepotibus cruor.

271 Tite-Live, 1, 6, 4 : Interuenit deinde his cogitationibus auitum malum, regni cupido, atque inde foedum

certamen, coortum a satis miti principio.

272 Lucain, I, 94-95 : « Que l'on ne cherche pas loin des exemples de ce décret du destin : les premiers murs ont été imprégnés par le sang d'un frère. »

273 Cf. Lucain, VII, 464-465.

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pour les belligérants et qu'il est fréquemment marqué par la cruauté sans limite des combattants. Tout d'abord, il faut remarquer avec P. Jal275 que la guerre civile peut apparaître comme une épreuve qui permet de connaître la nature de ses participants : en effet, la période des guerres civiles a vu naître des personnalités opposées, depuis le modèle de vertu qu'est Caton jusqu'au conjurateur Catilina. Sénèque souligne d'ailleurs cette particularité du premier siècle avant notre ère lorsqu'il écrit : si tibi potestas Catonianae fieret actatis, quae plerosque

dignos tulit qui Catonis saeculo nascerentur (sicut multos peiores quam umquam alias maximorumque molitores scelerum ; utraque enim turba opus erat, ut Cato posset intellegi ; habere debuit et bonos, quibus se adprobaret, et malos, in quibus uim suam experiretur)276. De fait, la guerre civile est à l'origine de nombreux dilemmes moraux pour ceux qui la connaissent : quel chef faut-il suivre277, quelle pietas conserver (celle envers sa famille ou celle envers sa patrie)278, quelle place pour la clémence ?279 En outre, l'évocation de la guerre civile permet aux auteurs qui en parlent de développer de véritables réflexions morales sur les vicissitudes de la Fortune. En effet, comme le relève P. Jal280, le hasard de la Fortune combiné au bouleversement rapide que crée la guerre civile a permis de faire de certains personnages de véritables symboles d'une destinée changeante. Juvénal281 considère ainsi dans un même ensemble le destin de Marius, de Pompée, de Céthégus et de Catilina. Lucain, lui aussi, ne manque pas d'évoquer le rôle de la Fortune à propos du sort de Marius282 et de Pompée283 : les deux personnages ont, en effet, en commun d'avoir connus des revers de fortune après plusieurs triomphes. En rappelant, pour les deux personnages, le sort qui a été le leur, le poète s'inscrit donc dans une tradition littéraire héritée de la conception romaine des guerres civiles. Enfin, pour les anciens, la guerre civile est nécessairement liée à la cruauté284. Le personnage qui représente le plus cette cruauté aux yeux des anciens est sans conteste Sylla285. Le tableau des massacres de Sylla que dresse Lucain au livre II (II, 134-222) est tout à fait topique et se trouve chez bien d'autres auteurs, parmi lesquels Tite-Live, Velleius Paterculus,

275 Cf. Jal 1962 où l'auteur développe une analyse sur les liens entre la guerre civile et la morale.

276 Sénèque, Tranq., 7, 3 : « Si tu pouvais revenir à l'époque de Caton, qui produisit la plupart des hommes dignes de naître au siècle de Caton (de même que beaucoup d'homme plus vils que jamais, tramant les plus grands crimes ; il était, en effet, nécessaire que les deux groupes existent pour pouvoir connaître Caton ; il devait avoir des hommes de bien par lesquels il serait approuvé et de mauvais hommes pour mettre à l'épreuve sa force.) »

277

C'est l'enjeu de la visite de Brutus à Caton en II, 234-284.

278 En II, 63, le narrateur déclare que la pietas est vouée à disparaître avec la guerre civile.

279 Ces dilemmes sont étudiés par Jal 1962, p. 404-412.

280 Cf; Jal 1962, p. 426-434.

281

Juvénal, 10, 276-288.

282 Cf. par exemple Lucain, II, 131-133.

283 Cf. notamment Lucain, II, 725-728.

284 C'est ce que démontre P. Jal dans un article sur ce thème : cf. Jal 1961.

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Maxime ou encore Sénèque286. Sylla apparaît donc comme un modèle de ce qu'il faut redouter au moment où éclate le conflit entre César et Pompée. Il convient de souligner que la cruauté semble indissociable de la guerre civile en raison du fait que le vainqueur exerce toujours sa puissance sur les vaincus et qu'il n'est pas nécessaire d'avoir des otages, contrairement à une guerre extérieure287. Lucain cherche ainsi à illustrer cette cruauté dans la guerre civile et refuse, pour cette raison, de voir, dans la clémence de César envers Domitius, un geste de noblesse : il suggère plutôt que cette clémence a pour but d'inciter Domitius à la combattre à nouveau288.

Pour conclure, le concept de guerre civile nourrit un grand nombre d'œuvres littéraires au premier siècle avant notre ère et au premier siècle de notre ère, qu'il s'agisse de poèmes épiques ou d'ouvrages historiques. Le Bellum ciuile s'inscrit donc dans la littérature des guerres civiles et lui emprunte un certain nombre de topiques : celles-ci tiennent notamment à l'identification des causes de la guerre civile, mais aussi à la manière dont la guerre est perçue. La guerre civile apparaît ainsi comme une pierre de touche pour la moralité des personnages et permet au poète de développer des réflexions sur le destin des grands hommes. Le sujet dont s'est emparé Lucain n'est donc pas particulièrement original : l'existence d'un Bellum

ciuile dans le Satyricon de Pétrone pourrait montrer que le thème était « dans l'air » au

moment du règne de Néron289. Mais l'originalité de Lucain provient sans doute de la façon dont il traite son sujet : Lucain n'utilise pas l'histoire des guerres civiles pour en souligner les conséquences politiques, il s'attarde sur le conflit pour ne montrer que lui et la destruction qui en découle.