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Pourquoi éditer à nouveau le Bellum ciuile

B. Les traductions du Bellum ciuile

VII. Une nouvelle édition

1. Pourquoi éditer à nouveau le Bellum ciuile

Etant donné le nombre conséquent d'éditions et de traductions de l'œuvre de Lucain et le fait que la fin du XXème siècle ait connu un renouveau des travaux consacrés à la Pharsale, on peut légitimement se demander pourquoi éditer et traduire à nouveau le texte du Bellum

ciuile. La première raison vient de la qualité de l'édition et de la traduction française la plus

récente, à savoir celle d'A. Bourgery et de M. Ponchont (1927-1930). Il se trouve que, indépendamment des mérites de l’éditeur, cette édition est critiquable pour plusieurs motifs : tout d’abord, en raison de l’ancienneté de l’ouvrage, cette édition ne respecte pas les nouveaux principes établis par la CUF. En effet, alors qu’auparavant il s’agissait surtout de donner une traduction du texte afin de le rendre accessible à un large public, désormais, on insiste davantage sur la qualité du texte édité ainsi que sur la nécessité d’un commentaire détaillé. En outre, la traduction n’est pas exempte de fautes, qu’il s’agisse tantôt de coquilles, tantôt de faux sens, tantôt de contresens, découlant soit d’une mauvaise ponctuation adoptée par l’éditeur, soit d’un mauvais choix de variante dans le texte, soit plus simplement d’une erreur de construction grammaticale585. Je prends pour seul exemple de ces erreurs l'omission de la traduction d'une phrase en II, 263-264 (ingeret omnis | se belli fortuna tibi), omission que Housman ne relève pas dans son compte-rendu586. Le troisième défaut de l’édition Budé du Bellum ciuile concerne les notes critiques : celles-ci sont rares et ne parviennent qu’occasionnellement à éclairer le lecteur sur telle difficulté textuelle ou telle allusion savante. L’exemple de la note 1 sur le vers 672 du livre II (p. 61) montre la faiblesse de ces notes : A. Bourgery évoque une difficulté métrique sans donner de détail, alors même qu’il adopte la variante qui est métriquement irrégulière. En outre, cette édition ne s’intéresse véritablement qu’à la tradition manuscrite de Lucain sans prendre en compte la tradition indirecte qui n'est que rarement signalée dans l'apparat critique. Cet intérêt presque exclusif

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Housman relève, sans prétendre à l’exhaustivité, une longue liste des fautes du premier tome de l’édition de A. Bourgery dans son article, « Review : A. Bourgery, Lucain I-V », in Classical Review, 1927, p. 189-191. Je ne reviens pas ici sur les erreurs qui ont été soulignées dans ce court compte rendu.

586 Les fréquentes divergences entre ma traduction et celle d'A. Bourgery sont relevées au fil du commentaire. Il en est de même pour l'établissement du texte.

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pour la tradition manuscrite directe a pour autre conséquence de chasser presque toutes les conjectures de l'apparat critique : en effet, il est particulièrement frappant de constater que, dans l'ensemble du livre II, Bourgery ne signale que 8 conjectures dans son apparat pour n'en adopter qu'une seule, qui lui est due587. Ce faisant, l'éditeur se conforme à la volonté qu'il affiche dans sa préface de « n'accorder qu'une place très restreinte aux suggestions des modernes »588. Or, il me semble précisément que le fait de dédaigner les travaux des dits modernes et notamment ceux de Bentley est le principal défaut de l'édition de Bourgery : l'édition doit être comprise comme le résultat d'une longue tradition philologique de travail sur le texte de Lucain. Ce travail, qui débute dès la première édition du Bellum ciuile au premier siècle de notre ère, se poursuit avec la copie des manuscrits jusqu'aux témoins que nous possédons encore et s'achève avec le jugement des modernes, qui s'efforcent de choisir les meilleurs leçons mais aussi de corriger les erreurs que les manuscrits ont en commun. Dès lors, une édition de la Pharsale ne saurait être complète sans prêter une attention minutieuse à l'apport des précédents éditeurs et critiques ayant étudié le poème de Lucain. Bien entendu, l'apparat ne peut pas accueillir l'ensemble des conjectures formulées au cours des siècles, mais il me semble raisonnable d'y signaler certaines corrections qui, même si elles ne sont pas adoptées par l'éditeur, mettent l'accent sur une difficulté posée par le texte traditionnel. Pour l'ensemble de ces raisons, il me semble donc nécessaire de travailler à une nouvelle édition française de la Pharsale.

Par ailleurs, si l’on considère les publications des éditeurs étrangers sur le poème de Lucain, on peut là encore constater qu’il manque une édition véritablement critique de l’épopée. En effet, pour la qualité du texte établi, seuls deux travaux ont marqué un véritable progrès dans le travail de critique textuelle : il s’agit de celui de D. R. Shackleton Bailey (1988) ainsi que celui, plus récent, de G. Luck (2009). La première de ces éditions est, en quelque sorte, une tumultuaria editio : le philologue anglais a compilé de nombreuses conjectures proposées pour éclaircir certains passages du texte où les leçons transmises par les manuscrits sont insuffisantes, et a su le plus souvent choisir la bonne conjecture, ou en proposer une de son invention lorsque cela s’imposait. Toutefois, outre l’absence de traduction, on peut regretter le caractère inégal de son travail, le philologue n’ayant pas porté son attention sur toutes les difficultés posées par l’épopée de Lucain. En outre, si Shackleton Bailey a pris soin de noter, dans son apparat critique, un certain nombre de propositions faites

587 Les passages concernés sont les suivants : II, 262, II, 426, II, 541, II 665 (où Bourgery signale quatre conjectures) et II, 703.

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par les précédents éditeurs, il faut souligner qu'il semble dépendre pour les travaux fondamentaux de Bentley589 des conjectures déjà relevées par Housman : il passe, en effet, sous silence les conjectures formulées par Bentley qui n'ont pas été mentionnées par Housman ou d'autres éditeurs avant lui. Ce dernier point est sans doute le principal défaut de l'édition de Shackleton Bailey : l'éditeur anglais a, le plus souvent, adopté le travail d'Housman comme un point de départ et n'a pas toujours cherché à le dépasser ou à le remettre en cause (c'est notamment le cas pour l'apparat critique qui paraît directement hérité de l'édition de 1926). Néanmoins, ces remarques ne doivent pas faire oublier les qualités du travail de Shackleton Bailey qui fait preuve, dans son édition, d'un sens critique remarquable et qui suggère nombre de propositions personnelles, souvent pertinentes pour une meilleur compréhension du texte590. En ce qui concerne la récente édition allemande de G. Luck, il s’agit, ici, davantage d’une recension et non d’un nouveau travail sur le texte de Lucain. Cette édition qui date de 2009 est la seconde donnée par Luck après une édition et traduction du poème de Lucain en 1985. Ces deux travaux mettent en évidence l'évolution de la manière dont Luck a abordé le texte de Lucain. La première édition s'en tient à un travail sur les manuscrits, tout en reprenant bon nombre de choix déjà faits par Housman. En effet, les nouveaux manuscrits collationnés591 par Luck dans cette édition n'ont permis aucun apport majeur et cette enquête a seulement amené l'éditeur allemand à donner davantage de crédit aux principaux manuscrits utilisés avant lui par l'éditeur anglais. En outre, en 1985, la posture générale de Luck était de considérer que Housman était allé trop loin dans sa volonté de corriger les leçons transmises par les manuscrits et il édite un texte dans lequel il revient à l'occasion sur les propositions d'Housman592 et ne considère pas les conjectures de Bentley593. A l'inverse, la deuxième édition fournie par Luck (2009) est guidée par la conviction de l'auteur que le texte, tel qu'il est transmis par les manuscrits, est un texte largement corrompu594. L'éditeur accepte alors un

589 Cf. Cumberland 1760 et Hedicke 1911.

590 Même si je n'ai conservé aucune des conjectures de Shackleton Bailey dans le livre II (il en propose en II, 213, II, 370 et II, 387), celles-ci ont toujours enrichi, je le crois, mes discussions sur les passages concernés. En outre, c'est Shackleton Bailey qui, par sa note à II, 115 (quot enim carnifices fuerint quid ad rem ?), m'a incité à considérer que le vers 115 était interpolé.

591 Luck dit notamment, dans la préface de cette première édition (1985) avoir consulté un Turicensis.

592 Luck évoque les cas de IV, 78 et VII, 747 dans la préface de cette première édition. Or, pour le premier de ces deux exemples, il adopte une solution différente dans sa seconde édition (2009).

593 Ce qu'il regrettera par la suite dans sa seconde édition : cf. Luck 2009, p. 671 « Man muss wieder einmal Bentleys Genie bewundern, und es war ein Fehler, dass ich ihm 1985 zu wenig beachtung geschenkt habe », « Il faut, une fois encore, admirer le génie de Bentley et c'était une erreur de ma part d'avoir peu tenu compte de lui dans mon édition de 1985 ».

594 Luck 2009, p. 671 : « Die gemeinsame Arbeit mit Gauthier Liberman und unsere Diskussionen, aus denen ich viel gelernt habe, überzeugen mich, dass die Lukan-Überlieferung schlechter ist, als man heute annimmt », « Le travail commun avec Gauthier Liberman et nos discussions grâce auxquelles j'ai beaucoup appris me convainc que la tradition lucanienne est bien mauvaise, comme cela est admis désormais. »

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grand nombre de conjectures pour tenter de corriger le texte des manuscrits. Ce faisant, il met en avant un certain nombre de conjectures qu'il adopte sans toutefois discuter leur valeur595. En effet, les notes ne traitent que rarement des questions d’édition du texte et ne renseignent donc pas toujours le lecteur sur certains passages obscurs. En outre, il me semble que, parfois, Luck est allé trop loin dans son désir de corriger le texte de Lucain et a adopté certaines conjectures qui modifient un texte acceptable à mon sens : j'en prends pour seul exemple la leçon Romana... in urbe, rejetée en II, 564, alors qu'une telle expression ne me paraît pas créer de difficulté pour la compréhension du texte. Il me semble qu'il faut donc considérer cette édition comme une recension dont le but premier est d'ouvrir une nouvelle voie pour l'édition du Bellum ciuile. Luck indique ainsi qu'il est nécessaire de considérer que le texte des codices est insuffisant et que c'est la consultation de la critique lucanienne depuis le XVIème siècle alliée à une connaissance intime de l'écriture de Lucain qui permettra d'établir un texte meilleur que ceux d'Housman et Shackleton Bailey. Quant à l'édition italienne de R. Badalì, son principal mérite ne me semble pas résider dans le texte établi mais davantage dans la richesse de l'apparat, qu'il s'agisse de la collation de manuscrits inédits, d'une réévaluation de manuscrits déjà connus (comme le manuscrit G), de l'étude de la tradition indirecte ou de la mention des choix d'éditeurs anciens (notamment Cortius, Oudendorp et Hosius). En effet, si cette édition ne mérite sans doute pas la critique féroce qu'a pu en faire Hunt596, il est manifeste que Badalì revient sur un grand nombre de bonnes corrections proposées par Housman. L'exemple le plus frappant est, à mon sens, le fait que Badalì conserve le texte des manuscrits en II, 703 alors même que l'existence d'une lacune ou, du moins, d'une corruption dans le texte, ne me paraît pas faire de doute devant la structure bancale de la phrase telle qu'on la trouve dans les codices597. Enfin, on peut reprocher à Badalì la complexité de son apparat critique qui est, me semble-t-il, alourdi par la mention systématique de certaines variantes orthographiques, notamment en ce qui concerne la graphie -is au lieu de -es pour l'accusatif pluriel de la troisième déclinaison598. Pour conclure sur ce bref aperçu des éditions les plus récentes du Bellum ciuile, il faut relever qu'elles partagent un défaut commun : la forme qu'elles adoptent ne laisse pas la place à un commentaire détaillé du texte de Lucain,

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Cela n'est dû qu'au format de l'édition mais, le plus souvent, les choix de ces conjectures rarement discutées (c'est le cas de celles de Bentley chez Hedicke 1911) ou nouvelles (pour ce qui est surtout des conjectures de Liberman) mériterait une explication.

596 Hunt 1998. On trouvera un compte rendu plus nuancé et plus jsute dans les remarques de Possanza 1994.

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On peut trouver d'autres exemples de cette volonté de Badalì de défendre un texte visiblement problématique en II, 406 et 631.

598 Dans les manuscrits, l'usage de cette graphie en -is est fréquent pour le nominatif pluriel, mais il ne me semble pas digne d'intérêt de noter un tel détail dans l'apparat. Sur l'origine des variantes en -is, cf. le point de vue de Timpanaro 1978, p. 318-320.

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qu'il s'agisse de questions d'interprétation ou même de critique textuelle. En outre, la parution récente de plusieurs commentaires de livres séparés du Bellum ciuile599 met en évidence

combien il est important, pour l'étude du poète, de fournir des notes précises sur le texte de la

Pharsale.