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C. Caton

III. Lucain et l'histoire

2. Le poète et l'histoire

La question du rapport entre Lucain et l'histoire n'est pas sans rappeler la fortune du poète, longtemps considéré comme un historien290. Mais, ce qui nous intéresse ici n'est pas véritablement le genre du Bellum ciuile mais plutôt la manière dont l'histoire est traitée dans cette épopée. Comme l'a souligné P. Grimal291, il existe deux manières, pour un poète, de traiter l'histoire : ou bien il s'agit de faire une chronique versifiée des événements (à la

286 La liste de ces passages est établie par Jal 1961, p. 476.

287 Ce point est souligné par Jal 1961, p. 481-491. Ce renversement de la valeur de la victoire pousse le poète-narrateur à ne pas souhaiter la victoire mais plutôt la défaite. A ce propos, cf. Franchet d'Espèrey 2009.

288 Lucain, II, 511-525.

289 A ce sujet, cf. Jal 1982, p. 85.

290 Cf supra p. 32 sq.

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manière des Annales d'Ennius) ou bien le sujet est inscrit dans une structure dramatique bien définie. Le Bellum ciuile se rattache à cette dernière catégorie : Lucain ne raconte pas tous les événements de la guerre civile, mais il préfère sélectionner les faits qu'il rapporte. A cette pratique s'ajoutent des inexactitudes dans les faits rapportés : l'exemple le plus célèbre de ces inexactitudes réside dans la présence de Cicéron lors de la bataille de Pharsale292. Bien plus, B. Navarro293 soutient que Lucain déforme l'histoire en cherchant à idéaliser les personnages historiques qu'il met en scène : ainsi, le Domitius courageux et défiant César que Lucain présente n'est sans doute pas tout à fait conforme à la réalité historique. En effet, selon diverses sources, Domitius aurait cherché à s'enfuir en abandonnant à César les habitants de Corfinium294. Néanmoins, pour montrer la perversion de César, le poète doit lui opposer un adversaire vertueux, quitte à passer sous silence la tentative de fuite du général. Et, en effet, outre la création d'événements historiques (comme la présence de Cicéron à Pharsale), l'autre moyen employé par le poète pour modifier les faits historiques consiste à ne pas dire tout ce qui s'est passé. P. Grimal295 fait une analyse minutieuse de ce procédé à propos du passage du Rubicon par César : lorsque César décide de franchir le Rubicon, il a déjà appris que le Senatus consulte suprême a été pris contre lui. Or, Lucain ne le dit pas expressément pour ne pas donner une forme de justification à l'action de César. Dans le Bellum ciuile, César est l'agresseur et les décrets pris par le Sénat ne le sont qu'après la prise d'Ariminum296. Le travail poétique de Lucain autour des silences est essentiel dans son utilisation des événements historiques : le poète ne se contente pas d'omettre certains événements, il en crée de nouveaux pour combler les silences de la tradition historique297. On peut voir un exemple de ce procédé dans le livre II à propos de la fuite de Pompée. Lucain crée l'épisode du discours de Pompée à ses troupes après la prise de Corfinium. Le général y harangue ses troupes et ce sont ces dernières qui le forcent à repousser le combat et à préférer la fuite. Lucain prépare ainsi la justification du départ de Pompée : il a agi contre son gré, en raison du comportement de ses soldats. En inventant cette scène, le poète déforme la réalité historique puisque Pompée avait déjà décidé d'évacuer l'Italie avant la chute de Corfinium et donc avant ce discours imaginé par Lucain298. Dans l'ensemble, le poète alterne omissions et ajouts d'épisodes historiques : il

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Cf. Lucain, VII, 68-85. C'est une des remarques adressées à P. Grimal par B. M. Marti dans la discussion suivant l'exposé de ce premier. Cf. Grimal 1970, p.108.

293 Cf. Navarro 1974, p. 112-113.

294 Cf le commentaire à II, 507-508.

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Cf. Grimal 1970, p. 63.

296 Lucain, I, 488-489.

297 Le procédé est notamment relevé par Masters qui désigne ce procédé par l'expression « filling in the gaps » (Masters 1994, p. 165).

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convient cependant de souligner, avec A. W. Lintott299, que de nombreux épisodes qui semblent fictifs, comme la liste de prodiges en I, 522 sq. ou la visite d'Appius Claudius à la Pythie, ont pour origine des récits d'historiens. La mention de telles scènes rattache la vision de l'histoire de Lucain non à celle d'un Polybe, mais plutôt à une forme d'historiographie tragique, dans laquelle certaines scènes sont déformées pour aider à créer l'impression voulue par l'auteur. Cette déformation à fin esthétique est particulièrement manifeste dans la visite de César sur les ruines de Troie : comme le montre B. Bureau300, Lucain n'utilise pas nécessairement ici des res gestae, mais seulement des faits qui sont vraisemblables. Il livre ainsi à son lecteur non une véritable histoire mais une « pseudo-histoire » dans laquelle n'est dit que ce qui est véritablement memorandum. L'ensemble de ces analyses met en évidence une des façons dont Lucain se sert de l'histoire : elle lui sert de matériau littéraire et, en la transformant, le poète parvient à créer l'atmosphère propre à une épopée traitant d'une guerre civile301.

Pour autant, s'il est certain que Lucain se donne le droit à une certaine inexactitude lorsqu'il évoque des événements historiques, cela ne signifie pas que le poète n'a pas parfois un véritable souci de précision. Depuis l'ouvrage de référence de R. Pichon302, il a été établi que Lucain a utilisé un grand nombre de sources historiques, au premier rang desquelles Tite-Live. Or, P. Grimal soutient que le poète a fait un usage minutieux de ces sources et le montre à travers divers exemples. Je ne développerai ici qu'un seul de ces exemples, qui concerne directement le livre II : Lucain semble, en effet, avoir bien compris quel était le comportement de Caton en 49. Cicéron, dans une lettre à Atticus, avance que « Caton, lui-même, préfère être esclave plutôt que de combattre »303, ce qui supposerait que Caton n'a jamais été un partisan de la guerre contre César du moment que celui-ci acceptait d'abandonner les places-fortes qu'il occupait en Italie. P. Grimal304 démontre, notamment à l'aide du texte de César, que le propos de Cicéron doit être compris comme une exagération dictée par l'amertume à l'égard d'un sénateur qui n'a pas la même opinion que lui. Le comportement de Caton dans le livre II du Bellum ciuile est donc très fidèle à ce qu'a pu dire Caton au début de la guerre civile : son engagement volontaire dans la guerre civile, quand Brutus lui propose de conserver la

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Cf. Lintott 1971, p. 489.

300 Cf; Bureau 2010, p. 78-79 et p. 86.

301 De la même manière, la brève évocation de la mort des Crassi, tué par Fimbria, met en évidence une déformation des faits par le poète. Celle-ci permet de contribuer à l'horror qui se dégage du tableau des massacres dans Rome. A ce propos, cf. la note à II, 124.

302 Cf. Pichon 1912. La question des sources historiques de Lucain est résumée par Lintott 1971, p. 488-489, n. 6.

303 Cicéron, Att., 7, 15, 2 : Cato enim ipse iam seruire quam pugnare mauult.

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neutralité pour ne s'opposer au vainqueur qu'une fois le conflit terminé, n'est donc pas une création du poète. Il est donc possible d'adhérer pour partie à la thèse de Grimal selon laquelle Lucain recherche souvent l'exactitude historique. Il ne faut néanmoins pas négliger l'ensemble des déformations sensibles que j'ai déjà présentées et conclure donc à un usage très fin de la matière historique chez le poète. Parce qu'il n'est pas historien, il peut choisir quand conserver la vérité historique et quand la nuancer, ce qui lui permet ainsi de proposer un récit tout à fait vraisemblable, mis au service de l'esthétique du poème.

Enfin, pour achever cette étude de l'emploi de l'histoire par Lucain, il me paraît intéressant d'aborder la question de la subjectivité du poète. En effet, comme le souligne Bartsch305, les historiens débutent d'ordinaire leur ouvrage en proclamant leur neutralité. En ce qui concerne Lucain, il n'en est rien : au contraire, le poète a un avis que S. Bartsch juge « biaisé », c'est-à-dire défavorable à César. D'autres critiques ont préféré remarquer le pessimisme de Lucain dans sa vision de l'histoire : N. Bernstein306 soutient ainsi que, si les fantômes et les morts du passé sont si présents dans le Bellum ciuile (par exemple dans les prodiges de la fin du chant I ou dans l'évocation des massacres de Sylla au chant II), c'est pour appuyer la croyance du poète en un avenir sombre, symbolisé par la mort. Cependant, il ne faut pas nécessairement voir dans ce parti pris de Lucain un avis qui lui est propre : au contraire, comme le suppose F. Galtier307, il s'agit sans doute de la marque de certaines des sources historiques consultées par Lucain, sources qui feraient partie d'une tradition historiographique hostile à César. De même, lorsque le poète, au chant II, fait de Domitius un héros et non un lâche qui aurait cherché à s'enfuir, il choisit une des traditions historiques concernant la prise de Corfinium.

Pour conclure cet aperçu de la présence de l'histoire dans le Bellum ciuile, il me semble important de souligner deux points : tout d'abord, le sujet dont s'empare Lucain est un thème qui n'est pas inédit à l'époque où le poète écrit. Bien au contraire, la Pharsale s'inscrit dans une longue tradition d'ouvrages portant sur la guerre civile. Lucain hérite donc d'une conception de la guerre civile déjà élaborée par les historiens et les poètes qui l'ont précédé. Cette dette envers ses prédécesseurs n'empêche pas Lucain de faire œuvre de poète : il se sert du matériau historique pour composer une épopée qui alterne entre déformation et précision dans l'évocation des événements. Néanmoins, là encore, il apparaît que son choix n'est pas

305 Bartsch 2010, p. 22-25. Le contenu de cette communication est repris en anglais dans un article publié un an plus tard : cf. Bartsch 2011.

306 Cf. Bernstein 2011, p. 270-279.

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nécessairement original : Lucain reprend peut-être une tradition historique pro-républicaine et anti-césarienne.