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B. Le discours direct

2. Métrique et prosodie

La question de l'écriture de Lucain ne peut être évoquée sans parler des usages du poète en terme de métrique et de prosodie. Là encore, il n'est pas envisageable de mener ici une étude complète sur la métrique de Lucain389 et je devrai me contenter de présenter certains aspects essentiels à mes yeux, à savoir les structures métriques utilisées par Lucain et les liens entre l'ictus et l'accent390. Les analyses qui suivent ont toujours pour origine une étude plus vaste menée sur Lucain et je tenterai d'éprouver la validité des conclusions de la critique universitaire à partir du livre II du Bellum ciuile.

Il convient de souligner d'emblée que je ne traiterai pas ici des usages de Lucain en matière de prosodie. Ceux-ci ont été minutieusement relevés par Hosius dans son Index

metricus et j'ai signalé au fil du commentaire les phénomènes dignes d'intérêt391. Enfin, avant d'évoquer des questions précises de métrique, il me semble important de préciser quelques

387 Meunier 2012, p. 437.

388 Cf. Meunier 2012, p. 35-36. On peut ainsi trouver nombre de ressemblances entre la harangue de César à ses troupes au livre I et celle de Pompée à ses soldats au livre II.

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Pour une étude générale sur les habitudes métriques de Lucain, l'ouvrage de référence est la dissertation de Trampe (1884) dans laquelle l'auteur étudie les pratiques du poète selon chaque catégorie grammaticale. Il manque néanmoins dans cet ouvrage une synthèse d'ensemble pour éviter qu'il ne se résume à une série de listes des usages métriques. L'autre outil indispensable pour un travail sur la métrique de Lucain est l'Index metricus fourni par Hosius à la fin de son édition (Hosius 1913, p. 388-395) dans lequel l'éditeur fait la liste des usages du poète en matière de césure, de clausule, d'élision, de hiatus, de synérèse, de diérèse, de syncope, de contraction et de tmèse à laquelle il ajoute quelques éléments de prosodie.

390 Je ne traiterai pas ici de la métrique verbale, c'est-à-dire de la place des mots dans le vers en fonction de leur forme. Néanmoins, dans le cadre du commentaire, j'ai fréquemment utilisé l'ouvrage de de Neubourg (1986) dès lors que la métrique verbale pouvait venir infirmer ou confirmer la validité d'une leçon. Pour une étude minutieuse de la métrique verbale chez Lucain, cf. Ollfors 1967.

391 Cf. l'index général des remarques infra à l'entrée « prosodie ». Les habitudes prosodiques de Lucain sont bien résumées par Soubiran (2001, p. 7-8). Un répertoire prosodique a été établi, pour le livre V, par Liénard 1980.

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données d'ordre général. Tout d'abord, on trouve 9 uersus aurei dans le livre II du Bellum

ciuile. Ce chiffre est légèrement inférieur à la moyenne constatée par Mayer dans l'ensemble

de l'épopée392. En effet, là où 1,22% des vers seulement est un vers d'or dans le livre II, c'est le cas pour 1,46% des vers dans toute la Pharsale. D'une manière générale, ce chiffre est plutôt supérieur à ce que Mayer relève dans les principaux poèmes épiques393. Enfin, Lucain apparaît comme étant un des poètes qui fait le moins l'usage de l'élision : Soubiran394 souligne le fait que, contrairement à Virgile qui pratique l'élision et l'aphérèse dans 54,4% des cas, chez Lucain le pourcentage n'est que de 11,8%. On constate ce phénomène dans le livre II puisque les 736 vers qui le composent ne contiennent que 95 élisions (contre 105 dans les 762 vers du livre III). Cette rareté des élisions est alliée à des enjambements particulièrement fréquents395 pour former une impression de fluidité dans le vers lucanien. L'ensemble de ces caractéristiques font que Soubiran a pu estimer que l'on trouve dans le Bellum ciuile une « impeccable [et] implacable versification »396.

En ce qui concerne le schéma métrique397, mon étude a pour origine les travaux de Duckworth sur les schémas employés dans la poésie latine en hexamètres dactyliques398. Selon les analyses de Duckworth, Lucain préfère la structure DSSS (un dactyle suivi de trois spondées) pour les quatre premiers pieds de l'hexamètre qu'il emploie dans 15,40% des vers. Ensuite, ce sont les schémas DSDS, DDSS et SDSS qui ont la préférence du poète. Il apparaît ainsi que les quatre schémas favorisés par Lucain sont les mêmes que ceux de Virgile399. Enfin, les deux schémas métriques que Virgile et Lucain emploient le moins sont DDDD et SDDD. A partir de ces éléments, j'ai voulu rechercher si le livre II du Bellum ciuile se distinguait par un usage différent des schémas métriques au sein de l'épopée de Lucain. L'analyse des 736 vers du livre II donne le tableau suivant400 :

392 Mayer 2002, p. 139 sq.

393

L'Enéide ne présente que 0,34% de uersus aurei contre 1,05% des vers dans les Métamorphoses.

394 Soubiran 1966, p. 587-588.

395 Pour le livre II, cf. par exemple II, 41-42, II, 62-63 ou encore II, 217-218. Ce procédé a été étudié par Halgado Redondo 1977.

396

Soubiran 2001, p. 15.

397 Il importe de souligner préalablement que cette étude des schémas métriques ne suppose pas que la scansion en pieds battus s'applique à Lucain. Au contraire, il est vraisemblable que la lecture colométrique soit tout à fait éclairante en ce qui concerne le Bellum ciuile. A ce sujet, cf. Biville, Dangel et Videau 1997, p. 408.

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Duckworth 1967, cf. notamment p. 88-109. Sur les répétitions de schémas métriques, j'ai également consulté avec profit les travaux de Vella (1987).

399 Cependant, chez Virgile, leur ordre de fréquence est sensiblement différent : le poète utilise ainsi par ordre décroissant de préférence DSSS, DDSS, DSDS puis SDSS. A ce propos, cf. Duckworth 1967, p. 88-89.

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Schéma métrique Nombre d'occurrences Pourcentage des occurrences

DSDS 115 15.6 DSSS 108 14.7 DDSS 65 8.8 SDSS 61 8.3 DDDS 58 7.9 SDDS 56 7.6 SSDS 54 7.3 DSSD 45 6.1 SDSD 42 5.7 DDSD 32 4.3 SSSD 20 2.7 DSDD 19 2.6 SSSS 17 2.3 SSDD 17 2.3 SDDD 15 2 DDDD 12 1.6

Il apparaît manifestement que le livre II ne diffère pas du reste du Bellum ciuile pour le choix des principaux schémas métriques à l'exception de la forme privilégiée par Lucain qui est DSDS dans le livre II et non DSSS. Cela dit, les chiffres des occurrences de ces deux formes sont très proches et cet écart infime n'est vraisemblablement pas signifiant. De même, les schémas métriques les moins utilisés par le poète dans le livre II sont les mêmes que dans le reste de la Pharsale. En somme, on peut conclure que le livre II est tout à fait représentatif de

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l'usage des schémas métriques que l'on trouve chez Lucain. Ce constat m'autorise, je crois, à me servir des statistiques que j'ai établies pour tirer quelques conclusions sur les pratiques du poète, en ce qui concerne la structure métrique du vers. Tout d'abord, il apparaît que, dans les quatre premiers pieds de l'hexamètre, Lucain favorise principalement les spondées : parmi les quatre formes qu'il privilégie, deux présentent trois spondées et un seul dactyle tandis que les deux autres proposent un équilibre entre dactyles et spondées. A l'inverse, les deux schémas qu'il emploie le moins sont composés d'une majorité de dactyles (SDDD et DDDD). Cette prépondérance du spondée permet souvent au poète d'exprimer davantage la pesanteur de la situation, l'accablement d'un personnage ou une forme de solennité401. Néanmoins, il importe de remarquer que, si les spondées sont particulièrement fréquents au quatrième pied de l'hexamètre (c'est le cas dans 72,6% des vers du livre II), ce n'est pas pour une raison stylistique mais pour éviter que le dactyle du cinquième pied soit trop souvent précédé d'un autre dactyle, ce qui est un trait commun à la plupart des poètes latins402. Enfin, il faut ajouter l'emploi de deux hexamètres spondaïques dans le livre II403 à ce relevé de la forte présence de spondées. En effet, étant donné le peu d'hexamètres spondaïques employés par Lucain404, le fait d'en retrouver deux dans un même livre n'est peut-être pas anodin. Cependant, il est vraisemblable que ce phénomène est surtout dû au grand nombre de termes géographiques employés par Lucain dans le livre II, sachant que ce sont surtout les noms géographiques qui forment un cinquième pied spondaïque dans le Bellum ciuile405. Pour conclure, l'emploi des schémas métriques par Lucain dans le livre II s'accorde dans l'ensemble avec les statistiques établies par Duckworth au sujet de l'épopée toute entière. Ces éléments permettent de montrer que, pour les schémas métriques, l'usage de Lucain ne diffère qu'assez peu de celui de Virgile. La principale différence qu'il importe de souligner réside dans l'emploi de la forme SSSS : celle-ci est la cinquième la plus usitée chez Virgile. Or, chez Lucain, ce schéma n'apparaît qu'assez rarement (2,3% des vers dans le livre II), ce qui constitue un héritage de la pratique ovidienne406.

L'autre question touchant à la métrique que j'aborderai ici touche à l'ictus et à l'accent. Cela consiste à voir dans quelle mesure les accents de l'hexamètre dactylique (ictus) tendent à coïncider avec l'accent propre à chaque mot. Conformément à la terminologie en usage, on

401 A ce propos, cf. Biville Dangel et Videau 1997, p. 409.

402 Cf; à ce sujet, Bornecque , p. 17.

403

Il s'agit des vers 396 et 675.

404 Il n'y en a que 13 dans l'ensemble de l'épopée. Cette rareté de l'hexamètre spondaïque se retrouve chez Virgile qui en emploie un tous les 410 vers dans l'Enéide.

405 A ce sujet, cf. le commentaire à II, 396.

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qualifiera d'homodyne un pied dans lequel l'ictus et l'accent coïncident tandis qu'on parlera de pied hétérodyne dans le cas inverse. Les critiques ont souvent associé le caractère homodyne d'un vers à la rapidité, la légèreté et la grâce tandis qu'un vers hétérodyne apparaîtra lourd et solennel. Knight soutient même que, par sa nature hétérodyne ou homodyne, le quatrième pied de l'hexamètre suffit à déterminer si le vers est léger ou lourd407. On constate ainsi que, sur les 736 vers du livre II du Bellum ciuile, seuls 278 quatrièmes pieds (37,8%) sont homodynes contre 458 pieds hétérodynes (62,2%). Il me semble néanmoins nécessaire de demeurer prudent et de ne pas considérer que la coïncidence de l'ictus et de l'accent puisse systématiquement être interprétée408. A l'inverse, la manière dont Frank présente ses analyses me paraît plus convaincante409. Ce dernier souligne les pratiques qui forment une norme et préfère se contenter d'interpréter les écarts par rapport à cette norme. Il apparaît ainsi que, chez Lucain, le premier pied du vers est fréquemment homodyne et qu'il n'est hétérodyne que dans 24,4% des cas410. Il me semble donc judicieux de dire, avec Frank411, qu'un vers commençant par un pied hétérodyne crée un effet de solennité. Pour ne prendre que deux exemples, il suffit de voir les vers 4 et 285 du chant II, dont le premier pied est hétérodyne : chacun de ces vers est empreint de gravité, le premier parce qu'il marque la déclaration au grand jour de la guerre civile, le second parce qu'il introduit la parole oraculaire de Caton. En ce qui concerne la suite du vers, les deuxièmes, troisièmes et quatrièmes pieds sont plus fréquemment hétérodynes qu'homodynes : 71,6% des deuxièmes pieds, 78% des troisièmes pieds et 62,6% des quatrièmes pieds sont hétérodynes chez Lucain. Dans l'ensemble, sur les quatre premiers pieds du vers, 59,1% des pieds sont hétérodynes. Cette norme s'inverse lorsque l'on considère la fin du vers : les cinquièmes et sixièmes pieds sont presque toujours homodynes. Ainsi, dans le livre II de la Pharsale, on ne compte aucun cas où le sixième pied soit hétérodyne et seulement 10 exemples de cinquième pied hétérodyne412. Enfin, pour achever ce bref aperçu statistique des coïncidences de l'ictus et de l'accent dans le livre II du

Bellum ciuile, il importe de souligner que, conformément à l'habitude de Lucain, les vers

entièrement homodynes sont très rares. Frank413 n'en compte qu'un tous les 2010.5 vers, ce qui est un chiffre particulièrement bas si on le compare à Virgile (un vers homodyne tous les 91 vers dans l'Enéide) ou aux autres poètes épiques comme Stace (un vers homodyne tous les

407 Knight 1939, p. 36-43.

408 En effet, le quatrième pied étant soit hétérodyne soit homodyne, l'affirmation de Knight reviendrait à dire que les vers symbolisent nécessairement la légèreté ou la lourdeur, ce qui me paraît excessif.

409

Frank 1970.

410 Ces statistiques générales sur Lucain sont données dans l'article de Frank 1970, p. 328.

411 Frank 1970, p. 328.

412 Il s'agit des vers 1, 137, 181, 335, 385, 396 (l'hexamètre est spondaïque), 442, 675, 720 et 735 du livre II.

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190,8 vers dans la Thébaïde), Valerius Flaccus (un vers homodyne tous les 398,8 vers) ou Silius Italicus (un vers homodyne tous les 184,8 vers). De fait, dans le livre II de la Pharsale, je n'ai pu relever aucun vers entièrement homodyne. De même, dans le livre II, il n'y a aucun vers entièrement hétérodyne étant donné que tous les sixièmes pieds sont homodynes. L'étude d'ensemble de l'ictus et de l'accent à tous les pieds ne permet pas de voir une nette préférence de Lucain pour les pieds homodynes ou hétérodynes. D'une manière générale, ses vers suivent, pour chaque pied, des usages semblables aux autres poètes. La principale spécificité de la métrique de Lucain en la matière provient de la rareté des vers uniquement homodynes, qui ne sont que 4 dans toute la Pharsale.

Pour conclure sur ce rapide parcours de quelques éléments stylistiques et métriques, il importe de mettre en avant la seule véritable spécificité du livre qui est le sujet de ces travaux : il s'agit de la présence massive du discours direct, trait qui provient sans doute de l'influence de la rhétorique, comme la critique universitaire l'a plusieurs fois souligné414. Néanmoins, à l'exception de l'emploi du discours direct, il est difficile de trouver une véritable particularité dans le chant II, ce qui explique la brièveté des analyses ici développées. Bien qu'on ait souvent voulu voir dans les trois premiers livres du Bellum ciuile un travail abouti du poète tandis que le reste de l'épopée n'avait pas pu être révisé par le poète avant sa mort, cela n'est absolument pas frappant, du moins lorsque l'on considère les divers éléments présentés, et il me paraît plus sûr d'estimer que l'on trouve, dans l'épopée de Lucain, une véritable unité dans le style et les usages métriques415.