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C. Conclusion sur la tradition manuscrite

2. La tradition indirecte

La tradition manuscrite n'est pas le seul élément que j'ai employé pour établir le texte du livre II du Bellum ciuile. J'ai également porté mon attention sur la tradition indirecte. La tradition indirecte, selon la définition qu'en donne Pascucci535, est composée des citations, des imitations, des allusions et des traductions dans une autre langue à partir d'un texte précis. En ce qui concerne l'établissement du texte, l'élément le plus intéressant reste la citation puisque, elle seule, consiste en une reprise littérale des mots du texte d'origine, permettant ainsi à l'éditeur de comparer la citation avec les leçons transmises par la tradition directe. C'est, par conséquent, le seul élément de tradition indirecte qui apparaît dans l'apparat que j'ai établi536. Les citations de Lucain peuvent être des éléments précieux pour l'édition du texte puisque certains auteurs ont cité le texte de Lucain bien avant les premiers manuscrits du Bellum ciuile que nous possédons et ont pu ainsi connaître un état du texte différent de celui que l'on trouve dans les témoins directs de Lucain : c'est par exemple le cas de Lactance Placide qui cite le livre II de la Pharsale à 10 reprises et qui a vraisemblablement écrit son commentaire de Stace au début du Vème siècle537, c'est-à-dire près de quatre siècles avant les premiers manuscrits de Lucain que nous pouvons consulter.

534 Cf. Esposito 2011, p. 458 n. 9.

535 Cf. Pascucci 1981. p 27.

536 Les imitations du texte de Lucain sont, elles, évoquées dans le cadre du commentaire.

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Il convient de souligner que l'éditeur doit rester prudent quant à l'importance qu'il accorde à la tradition indirecte, et plus précisément aux citations du texte qu'il veut établir. En effet, la forme même de la citation peut soulever diverses difficultés. Tout d'abord, les extraits cités sont le plus souvent courts : il est, dès lors, délicat d'évaluer si une variante est une simple faute ou si elle change plus largement le sens d'un vers cité. Ainsi, on trouve une citation de II, 582 dans un traité du pseudo-Probus qui apporte une variante présente dans aucun des manuscrits que j'ai collationnés.538 On peut lire ad mortem Sulla felicior ire

coegit,539 et non coegi comme on le trouve dans les codices. Sans le contexte, il est difficile de savoir si le changement de personne était également présent aux vers suivants (mihi au vers 583 et meis au vers 584) dans le texte dont le pseudo-Probus avait connaissance. En outre, parce que la citation est la réutilisation par un nouvel auteur d'un texte en le changeant de contexte, il convient parfois d'être méfiant quant à l'authenticité de la citation. Un auteur pourra parfois déformer une citation en la rendant plus courte pour qu'elle intègre mieux son propos540 ou même en changer le sens dans un but polémique541. Enfin, la dernière difficulté soulevée par la tradition indirecte est résumée par G. Pascucci de la manière suivante « la tradizione indiretta appare, in generale, meno affidabile di quelle diretta »542. En effet, il existe deux raisons qui justifient le jugement du critique italien : tout d’abord, il faut mettre en évidence que, dans le cadre d’une citation, il y a une étape qui précède l’écriture des vers repris. Il s’agit de la lecture du texte que l’on mentionne. Dès lors, parce qu’une étape supplémentaire est introduite dans la transmission d’un extrait, il est logique de penser qu’il peut y avoir une place plus grande pour l’erreur. Chaque temps dans la transmission, la lecture comme l’écriture, peut contribuer à la dégradation du texte originel. L’autre spécificité de le tradition indirecte qui fait que l'on peut considérer qu’elle est moins fiable que la tradition directe tient au fait qu’il existe une double tradition textuelle. En effet, un extrait cité est présent dans deux mécanismes de transmission : tout d’abord, il a pu subir des modifications au fil des copies de l’œuvre dont il est extrait. Mais, il est également possible que la citation soit altérée en raison des dégradations subies par l’ouvrage qui la contient. Il y a ainsi deux

538 A l'exception, peut-être, de la version de la première main de M. On croit deviner sous un grattage le t final de

coegit.

539 ps. Prob., de ultimis syllabis liber ad Caelestinum, G L K 4, 262, 13.

540 On peut, par exemple, se demander si certaines omissions chez Servius ne sont pas volontaires. Ainsi, dans son commentaire à Énéide, 7, 464, il cite Lucain, IV, 785-786 de manière incomplète en écrivant fluuios uidet

ille cruoris au lieu de fluuios non ille cruoris| membrorumque uidet. Ce faisant, il supprime des mots inutiles à

son propos, dans lequel il signale seulement qu'un fleuve peut être constitué par un autre liquide que l'eau.

541 Ainsi Fronton critique-t-il le début du Bellum ciuile tout en ne le citant pas exactement. cf. Fronton, ep., p 155, 6-12 (édition van den Hout).

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fois plus de risque de corruption du texte originel et surtout deux fois plus de difficultés à distinguer la provenance et l’intérêt des variantes. Travailler sur la tradition indirecte requiert donc une grande prudence et une certaine précision afin d’éviter d’être gêné par les deux écueils que j'ai évoqués. Enfin, il convient ici de définir les limites chronologiques de l'étude des citations de Lucain. En effet, des citations du Bellum ciuile peuvent être trouvées à toutes les époques depuis l'écriture du poème jusqu'à la Renaissance. Il semble plus intéressant de se contenter de faire le relevé systématique des citations jusqu'à la fin du VIIIème siècle, c'est-à-dire jusqu'à la date des premiers témoins complets de la tradition c'est-à-directe. Cette limite temporelle a un aspect arbitraire puisqu'il ne peut pas être exclu qu'un auteur postérieur aux premiers manuscrits du Bellum ciuile que nous possédons ait eu connaissance d'une version différente du texte de Lucain.

L'étude des citations de Lucain n'a pas encore été réalisée de manière systématique. Il existe, cependant, deux travaux majeurs qui permettent d'avoir un aperçu assez large du corpus en question : il s'agit de l'édition complète des œuvres de Lucain par R. Badalì543 ainsi que de l'article de E. M. Ariemma sur les citations de Lucain chez Lactance Placide544. L'utilisation de ces travaux permet de relever 161 citations du livre II du Bellum ciuile dans les œuvres latines du Ier au VIIIème siècle. En prenant le travail de Badalì comme point de départ, j'ai corrigé un certain nombre de références (notamment celles concernant Lactance Placide). Au vers 72, la citation du de nomine du frag. Bobiense a par exemple été revue : il s'agit de depositum fortuna tumm et non simplement de depositum fortuna.545 De même, une citation de Priscien au vers 116 était mal délimitée546 et une citation du pseudo-Acro était déformée547. Par ailleurs, j'ai décidé de retirer de l'apparat critique la mention de tout ce qui n'est pas réellement une citation du texte de Lucain. Les renvois à Vibius Sequester ainsi que la citation de Jean le Lydien indiquée par Badalì au vers 610 n'apparaitront donc pas dans l'apparat critique de cette édition. Enfin, quatre nouvelles citations ont été ajoutées aux 161 déjà recensées par Badalì et Ariemma, afin de rendre ce relevé le plus exhaustif possible.548

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Badali 1992. Celui-ci reprend pour une grande partie de la traidtion indirecte les passages déjà relevés par Hosius dans son édition.

544 Ariemma 2004.

545 frag. Bob, de nomine, G L K 7, 543, 25-26.

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Il s'agit de la citation extraite du commentaire Ad Aen. XII, 1, 512, 1 dans lequel n'est cité que degener o

populus sans la suite comme le note Badali.

547 La citation des vers 375-376 commence par intonsos et non intonsus comme le note R. Badali.

548 Il s'agit d'une citation d'Isidore de Séville au vers 15, de Priscien au vers 683, du pseudo Augustin aux vers 142-143 et de l'ad Cuimnanum anonyme, au vers 668.

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L'étude de ces citations permet de faire apparaître un certain nombre de variantes par rapport au texte traditionnellement adopté par les éditeurs du Bellum ciuile. On compte 37 leçons de ce type présentes dans la tradition indirecte. Il s'agit tantôt de leçons déjà données par certains manuscrits du texte de Lucain, tantôt de leçons que l'on ne trouve que dans la tradition indirecte. Les variantes ne sont pas toutes intéressantes pour l'établissement du texte : certaines sont, en effet, manifestement fautives. En II, 236, par exemple, une scholie ancienne à Juvénal549 propose la leçon sunt nocte sopora (au lieu de sed nocte sopora). L'erreur est manifeste puisque le texte n'a ainsi aucun sens et juxtapose un verbe au présent de l'indicatif et un verbe au subjonctif imparfait. De même, en II, 98, une des citations de Priscien déforme le texte550 : le grammairien écrit pro tristia fata ! quis fuit ille dies. L'exclamation pro tristia fata est employée ailleurs par Lucain (cf. V, 57, VI, 305 et VII, 411), ce qui explique l'erreur de Priscien, peut-être due à une mémoire défaillante. Néanmoins, toutes les variantes de la tradition indirecte ne sont pas des erreurs flagrantes : certaines variantes semblent dignes d'intérêt comme celle proposée par Servius551 et le troisième Mythographe du Vatican552 en II, 269. En effet, l'ordre terrae propior suggéré dans les deux citations ne me paraît en rien moins bon que propior terrae553. Enfin, parfois la tradition indirecte peut préserver une leçon authentique, perdue dans les manuscrits du Bellum

ciuile. C'est, semble-t-il, le cas en II, 263 où la leçon ne est attestée chez le pseudo-Probus (ad Cael. GLK 4, 227, 1) tandis que les manuscrits de Lucain ont la leçon nec554. Ces quelques exemples mettent en évidence l'intérêt que peut avoir la tradition indirecte : il s'agit, au même titre que les commentaires anciens de Lucain, de sources précieuses pour l'éditeur puisque des leçons, absentes des manuscrits du Bellum ciuile, peuvent y être conservées. Il demeure, néanmoins, délicat de réserver une place unique à la tradition indirecte au sein de l'histoire du texte de la Pharsale. En effet, la tradition indirecte est le résultat de la tradition manuscrite de plusieurs auteurs et est donc nécessairement plurielle. Il convient donc d'étudier au cas par cas toutes les variantes afin de déterminer lesquelles sont dignes d'intérêt. Je m'efforce donc, dans le commentaire, de m'interroger sur la plupart des variantes issues de la tradition indirecte, à l'exception des erreurs manifestes.

549 Schol. Iuu. 5, 23. 550 Priscien, GLK, 3, 14, 34, 3-5. 551 Servius, En., 8, 454. 552 Mythographe du Vatican, 3, 10, 4.

553 Cf. à ce propos le commentaire à II, 269.

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