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Il est difficile, lorsque l'on parle de l'écriture poétique dans la Pharsale, de ne pas évoquer, même brièvement le cas du narrateur dans le poème de Lucain. En effet, le narrateur ne cesse de rappeler sa présence en multipliant les apostrophes et les exclamations indignées. Le chant II s'ouvre ainsi avec 15 vers dans lesquels le narrateur s'interroge sur l'existence d'une destinée. Face à la présence constante du narrateur, la critique n'a eu de cesse de tenter de caractériser ce dernier. Dans le cadre limité de cet aperçu stylistique, je me contenterai de rappeler les principales théories interprétatives autour du narrateur avant de présenter les diverses intrusions du narrateur dans le chant II. Par commodité, j'utilise ici le terme de narrateur, même si, comme cela a été démontré de façon convaincante par B. Bureau, les distinctions modernes entre auteur et narrateur ne sont sans doute pas adaptées aux textes anciens341.

Le narrateur du Bellum ciuile a été qualifié diversement par la critique. Le premier point d'importance concernant le narrateur touche à son omniscience. La plupart des critiques reconnaissent dans l'instance narrative un narrateur omniscient, qui connaît l'avenir et qui est capable d'annoncer les événements qui adviendront342. Pour sa part, F. Ripoll estime que la chose est plus complexe et parle du « caractère polyvalent du narrateur lucanien, tantôt "témoin" fictif des guerres civiles, immergé dans le tumulte de l'histoire [...] tantôt uates omniscient »343. Le critique fait alors l'hypothèse d'une narration dont l'omniscience est intermittente. Cette hypothèse pointe du doigt une réalité importante : la voix narrative donne fréquemment l'impression de participer aux événements dont elle fait le récit344. Néanmoins, je ne suis pas certain qu'il soit pertinent de discuter de ce phénomène à l'aide du concept d'omniscience. En effet, même lorsqu'il s'implique émotionnellement dans l'action et qu'il se met à la place de ses personnages, le narrateur semble avoir la connaissance du dénouement des événements et donc une forme d'omniscience. L'exemple de VII, 58-60 est frappant à cet égard : le narrateur joint sa voix à celle des soldats de Pompée mais a, lui, conscience du fait qu'en réclamant le combat le camp pompéien court à sa perte. C'est pour cette raison qu'il ne

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Bureau 2011, p. 73-96. Le critique y souligne le fait que la pratique de la recitatio vient perturber le système énonciatif constitué d'un auteur et d'un narrateur auquel nous sommes habitués. Pour cette raison, j'utilise fréquemment dans l'introduction comme dans le commentaire les termes d'auteur et de narrateur de façon interchangeable.

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Cette thèse a été notamment défendue par de Nadaï (de Nadaï 2000, p. 13-48). On peut voir comme preuve de cette omniscience l'annonce de la mort de Pompée sur les sables d'Egypte en II, 733 ou la mention du rôle que jouera Brutus en tant qu'assassin de César en VII, 596.

343 Ripoll 2010, p. 153.

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me paraît pas tant pertinent de parler de narrateur omniscient ou non que d'évoquer la multiplicité des voix narratives. Or, il s'agit là de la seconde difficulté posée par l'instance narrative. N'entend-on qu'une seule voix lors que le narrateur parle ? C'est l'hypothèse de J-C. de Nadaï345 : il considère que le narrateur est « fictif, contemporain des guerres civiles ». Ce faisant, il laisse de côté la question des passages qui se rattachent directement au temps de Néron346. Pour résoudre cette difficulté, certains critiques ont envisagé l'existence d'un narrateur double347 ou triple348. La versatilité des voix narratives se manifeste enfin par les diverses prises de position du narrateur, qu'elles soient interprétées comme de l'indignation349, de la violence350, une volonté de renforcer le caractère pathétique351 d'une scène ou comme une critique nihiliste352. Dans l'ensemble, la critique semble peiner à caractériser une fois pour toutes le narrateur du Bellum ciuile.

L'instance narrative se signale à plusieurs reprises dans le livre II de la Pharsale. Ses interventions sont de nature diverse353. Tout d'abord, le narrateur se manifeste à plusieurs reprises par une adresse à un personnage de son récit sans que cela donne lieu à un discours développé. L'exemple le plus frappant de ce phénomène dans le chant II se situe aux vers 472-473 : Tu quoque nudatam commissae deseris arcem, | Scipio, Luceriae354. Cette apostrophe lancée à Scipion forme surtout un effet de uariatio au sein de la liste des lieutenants de Pompée qui prennent la fuite. De fait, certaines interventions du narrateur dans la trame du récit n'ont pour seul intérêt que de dynamiser le récit355. Le second type d'intervention du

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Cf. de Nadaï 2000, p. 33-34.

346 On peut notamment penser à l'éloge de Néron au début du livre I ou à la divinisation des Empereurs mentionnée au livre VII.

347 C'est ce qu'évoque Marti (Due 1970, p. 230) lorsqu'elle parle d'un narrateur à deux voix.

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C'est ce que pense détecter Leigh (Leigh 2000, p. 476) dans son analyse du passage où le narrateur se plaint des conséquences de la défaite de Pharsale (VII, 638-646). Selon lui, la première personne du pluriel (nostra en VII, 645) ne désigne pas le camp de Pompée, ni les contemporains de Néron. Elle fait plutôt référence à la génération des enfants des soldats de Pharsale, qui constituerait la troisième voie narrative.

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Cf. par exemple nefas belli en II, 507.

350 Sur l'utilisation de l'invective chez Lucain, cf. Griset 1956.

351 Cette volonté donne parfois au narrateur le rôle d'un chœur de tragédie. A ce propos, cf. Guillemin 1951, p. 220, Narducci 1979, p. 115-117 et Zehnacker 2002, p. 287-289.

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A ce sujet, cf. supra p. 64 sq. à propos du débat que j'ai déjà évoqué à propos de la philosophie de Lucain qui transparaîtrait dans les prises de position du narrateur

353 Je considère qu'il y a intervention du narrateur dès lors que la voix narrative assume un discours ou s'adresse à un personnage. A l'inverse, par commodité, les termes qui montrent manifestement une modalisation du récit par le narrateur (notamment en formulant un jugement de valeur sur les faits évoqués) ne sont pas inclus dans le relevé si l'on ne quitte pas le cadre du récit. Je prends pour exemple de cette dernière catégorie l'emploi de l'adjectif iustas en II, 44. L'adjectif souligne le fait que le narrateur considère que les hommes ont raison de se plaindre. Néanmoins, cela ne me semble pas suffisant pour estimer qu'il s'agit là d'une intervention du narrateur dans le récit.

354 Lucain II, 472-473 : « Toi aussi, Scipion, tu désertes et dégarnis la citadelle de Lucérie qui t'a été confiée ».

355 Dans le livre II, ce cas de figure se produit à trois autres endroits : en II, 478, lorsque le narrateur change de sujet pour parler de Domitius, en II, 623 lorsque pour rendre plus vivante la description du port de Brindes, il apostrophe Corcyre et en II, 699 quand le narrateur s'adresse à la Fortune.

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narrateur que l'on trouve dans le chant II du Bellum ciuile consiste en une très brève appréciation de la situation à l'aide d'une exclamation. Ce procédé est utilisé à trois reprises, en II, 507 (nefas belli), II, 517 (heu) et II, 708 (heu pudor). De cette manière, le narrateur livre son impression sur les événements sans interrompre le récit. Jusqu'ici les deux procédés que j'ai évoqués sont particulièrement brefs et ne donnent au narrateur qu'une importance minime. Néanmoins, il existe deux passages dans le chant II où le narrateur intervient de façon plus longue. Ces deux moments se situent au début et à la fin du chant II. La prise de parole à la fin du chant II356, tout d'abord, ressemble fortement au premier procédé que j'ai évoqué : le narrateur s'adresse directement à l'un de ses personnage (Pompée en l'occurrence). Néanmoins, contrairement aux autres passages du livre II dans lesquels le narrateur utilisait la deuxième personne du singulier, l'usage est ici répété et le narrateur parle à son personnage sur plus de dix vers :

Pelagus iam, Magne, tenebas, 725

non ea fata ferens, quae, cum super aequora toto praedonem sequerere mari : lassata triumphis desciuit Fortuna tuis. Cum coniuge pulsus et natis totosque trahens in bella penates

uadis adhuc ingens populis comitantibus exul. 730

Quaeritur indignae sedes longinqua ruinae. Non quia te superi patrio priuare sepulchro maluerint Phariae busto damnantur harenae : parcitur Hesperiae. Procul hoc et in orbe remoto

abscondat Fortuna nefas, Romanaque tellus 735

inmaculata sui seruetur sanguine Magni.357

Dans l'ensemble de ce passage, le narrateur emploie la deuxième personne à quatre reprises pour désigner Pompée (tenebas en II, 725, tuis en II, 728, uadis en II, 730 et te en II, 732). Ce faisant, il anticipe l'avenir en disant à Pompée quelle sera sa fin. Néanmoins, il convient de souligner que cette intervention du narrateur n'a aucune conséquence dans le récit et que

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Lucain II, 725-736.

357 Lucain II, 725-736 : « Déjà, Pompée le Grand, tu tenais la haute mer, avec des destins différents de l'époque où tu poursuivais sur les flots le pirate dans toutes les mers : la Fortune, lassée par tes triomphes, a fait défection. Chassé avec ton épouse et tes enfants, emportant dans la guerre tous tes pénates, tu vas, immense encore dans l'exil, accompagné par des peuples. On cherche une demeure lointaine pour une chute imméritée. Ce n'est pas parce que les dieux d'en haut ont préféré te priver d'un tombeau dans ta patrie que les sables de Pharos sont condamnés par ton bûcher : mais c'est qu'ils épargnent l'Hespérie. Que bien loin, aux confins du monde, la Fortune enfouisse ce sacrilège et que l'on préserve la terre romaine d'être souillée par le sang de son enfant, Pompée le Grand. »

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l'adresse à Pompée est évidemment fictive. Il s'agit davantage d'un procédé narratif dans lequel le narrateur, contemporain de Néron et non des guerres civiles, revient sur son récit pour le mettre en perspective et donner au lecteur-auditeur des éléments facilitant l'interprétation du texte. La fuite de Pompée doit alors être comprise non comme une marque de lâcheté, non comme une défaite militaire mais comme le signe que la Fortune a abandonné Pompée. De même, le narrateur explique à son personnage et, à travers lui, au lecteur-auditeur la raison pour laquelle Pompée ne mourra pas en Italie. Cette intervention me semble donc avoir pour principal but de donner des clés de lecture au lecteur-auditeur de l'épopée. L'autre apparition conséquente du narrateur dans le livre est tout à fait différente. On peut ainsi lire dès l'ouverture du chant II :

Cur hanc tibi, rector Olympi,

sollicitis uisum mortalibus addere curam, 5

noscant uenturas ut dira per omina clades ? Siue parens rerum, cum primum informia regna materiamque rudem flamma cedente recepit, fixit in aeternum causas, qua cuncta coercet

se quoque lege tenens, et saecula iussa ferentem 10

fatorum inmoto diuisit limite mundum ;

siue nihil positum est, sed fors incerta uagatur fertque refertque uices et habet mortalia casus : sit subitum, quodcumque paras, sit caeca futuri

mens hominum fati, liceat sperare timenti.358 15

La démarche du narrateur relève d'une autre catégorie : son propos ne s'adresse directement à aucun personnage de l'épopée, mais aux dieux et notamment à Jupiter (rector Olympi). La voix narrative évoque des questions qui touchent aux éléments évoqués à la fin livre I359. Par ce biais, le narrateur chercher à amplifier le caractère pathétique de la panique à Rome : en effet, les différentes tentatives de divination n'ont apporté au peuple de Rome que la certitude

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Lucain II, 4-15 : « Pourquoi, ô maître de l'Olympe, as-tu jugé bon d'ajouter aux angoisses des mortels l'inquiétude de connaître par de funestes présages les calamités à venir ? Ou bien l’auteur de l’univers a reçu, après le déclin de la flamme, les royaumes informes et la matière brute et, aussitôt, a fixé les causes pour l'éternité, s'astreignant lui aussi à la loi par laquelle il contient tout, et divisé, selon la limite immuable des destins, le monde qui supporte les générations prescrites ; ou bien rien n'a été établi et, au contraire, le sort erre dans l'incertitude, il apporte et remporte le cycle des événements et le hasard gouverne les affaires humaines : que se réalise à l'improviste tout ce que tu prépares, que l’esprit humain soit aveugle au malheur futur, qu’il soit permis d’espérer à qui est dans la crainte. »

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de la colère des dieux360. Le narrateur, qui compatit avec les personnages, se plaint de la cruauté des dieux, accentuant ainsi par avance la panique des habitants de Rome qu'il va exposer immédiatement après.

Pour conclure brièvement sur le rôle du narrateur dans le livre II, il apparaît que la voix narrative ne dévoile pas, dans ce chant, toute sa complexité : toutes les interventions du narrateur sont vraisemblablement dues à un narrateur contemporain de Néron et non immergé dans l'époque des guerres civiles. Bien plus, à l'exception des marges du chant II, le narrateur demeure assez discret et n'apparaît qu'épisodiquement, davantage pour créer un effet de

uariatio que pour apporter son jugement sur les événements qu'il évoque. Cela est

principalement dû à la forte présence de la parole d'autrui dans le chant II : la part du récit y est assez restreinte face à la place qu'occupe le discours direct.