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Un rapprochement en cours de construction

Dans le document JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE (Page 181-185)

ٰLe dépassement progressif des obstacles historiques, théoriques et politiques

L’histoire des idées en France ne favorise guère la prise en compte des interactions entre le social et l’environnemental. Elle est souvent absente des ouvrages de philosophie politique. Dans le prolongement des précédents développements, rappelons que les fondements de la distinction entre droit et nature ou de la hiérarchie entre droits de l’Homme et droits naturels, sont bien ancrés dans l’histoire : « la déclaration française des droits de l’homme et du citoyen ne fait pas purement et simplement disparaître les droits naturels au profit des droits civils, mais elle ne leur donne que la seconde place. L’invocation des droits de l’homme est l’opérateur de l’institution d’une citoyenneté politique. »181 À cette appréciation

179 Éloi Laurent ; Social-écologie ; Flammarion, 2010.

180 Idem.

181 Blandine Barret-Kriegel ; L’État et les esclaves ; Payot, 1989.

de Blandine Barret-Kriegel, Isabelle Roussel182 ajoute que « là où la déclaration américaine cherchait les droits de l’Homme dans le respect de la loi naturelle, la déclaration française construit les droits du citoyen dans la fondation d’une société civile »183. Ce passé est une des raisons qui expliquent un portage politique relativement tardif des enjeux relevant à la fois des inégalités environnementales et sociales.

Le recours à l’histoire ne suffit évidemment pas à expliquer pourquoi le lien entre environnemental et social continue de devoir être tissé. En 1987, le document fondateur qu’est le rapport Brundtland a opéré un couplage entre les problématiques sociales et environnementales avant que l’ensemble des problèmes théoriques posés par ce rapprochement ne soient tranchés. Certains auteurs comme Andrew Dobson considèrent par exemple que les registres de légitimité de la justice sociale et de la durabilité écologique, associés dans le concept de développement durable, ne s’articulent pas avec évidence. Bien que depuis la parution de ce rapport de multiples travaux soient venus attester le bien-fondé de ce rapprochement, les inégalités sociales et environnementales s’alimentant dans une sorte de spirale négative, les difficultés originelles n’ont pas encore totalement disparu.

Les travaux théoriques portant sur les relations social-environnementales sont toujours confrontés à la difficulté de construire des catégories d’analyse efficientes. Certains ont le sentiment que les enjeux environnementaux sont considérés comme secondaires par rapport aux thématiques centrées sur la croissance, l’emploi, le pouvoir d’achat ; d’autres, au contraire, qu’ils occultent progressivement les enjeux sociaux. La réflexion collective a cependant progressé sur deux points : la nécessité de prendre en compte la révolution informationnelle et une dynamique de l’activité humaine permettant de considérer le problème du travail dans toutes ses dimensions, depuis son articulation avec le capital pour produire de la richesse jusqu’aux externalités positives et négatives de l’activité sur les hommes et leur environnement.

Enseignant à l’école des hautes études en sciences sociales, Jacques Theys s’est efforcé de cerner les raisons sociologiques et politiques qui ont retardé la prise en compte articulée des politiques écologiques et sociales. Il évoque notamment :

– l’accent mis sur l’universalité des risques et des dégradations écologiques, masquant les différenciations sociales en matière d’exposition ;

– des revendications portant davantage sur la technique (exemple du nucléaire) que sur les populations impactées ;

– un refus de transparence de la part des pouvoirs publics nationaux et locaux.

C’est sur le blocage au niveau politique qu’insiste aussi le professeur Dominique Bourg, qui considère que « les questions écologiques n’ont jamais pu être prises en compte par le jeu politique classique, car il est resté sur les conditions optimales de production de richesse et de justice distributive.184 »

Patricia Crifo et Éloi Laurent mettent quant à eux l’accent sur le facteur inégalitaire pour expliquer la difficile prise en charge des inégalités environnementales par la puissance publique. Ils considèrent en effet que l’accroissement des inégalités de revenus entrave la capacité d’action collective, ce qui, selon eux, peut contrevenir à la mise en œuvre de politiques environnementales ambitieuses. C’est pourquoi ils estiment que «  plus les

182 Professeure émérite à l’université de Lille 1.

183 Isabelle Roussel ; Les inégalités environnementales ; Air Pur n° 76, 2009.

184 Dominique Bourg, audition devant la section de l’environnement, 11 décembre 2013.

inégalités de revenus sont importantes et moins il sera aisé de sensibiliser les individus aux questions écologiques (qui supposent de se projeter dans le long terme) mais aussi, sur un plan opérationnel, de mettre en œuvre des mécanismes de compensation efficaces pour contrer les effets régressifs de certaines politiques environnementales (la taxation du carbone par exemple) et ainsi en favoriser l’acceptabilité politique185. »

Néanmoins de nombreuses mobilisations en faveur de l’environnement ont été le fait de populations déshéritées. Aux États-Unis, en Inde et au Brésil, ces mobilisations ont débouché sur des mouvements capables de faire pression sur les décideurs. Par le recours aux médias, à l’action des associations et des églises, ces mouvements ont su sensibiliser et mobiliser l’opinion publique.

Cependant, cette tension à court terme entre enjeux sociaux et environnementaux représente souvent un obstacle de plus à franchir dans la mise en œuvre de politiques environnementales dynamiques, qui peuvent dès lors être perçues comme une contrainte onéreuse pour la société. Il est vrai qu’elles peuvent déboucher sur des contributions financières susceptibles de pénaliser les ménages les plus modestes, mais aussi des investissements et/ou des compensations pour les collectivités publiques. Un des enjeux réside donc dans la réalisation d’équilibres qui ne mettent pas en péril la compétitivité du pays, avec ses conséquences sur l’emploi.

Tout l’enjeu consiste donc à démontrer que le choix de telles politiques profite en définitive à tous, les dégradations environnementales renforçant la précarité des plus modestes sur le plan sanitaire, financier (dévalorisation foncière et immobilière), symbolique (stigmatisation du territoire)... autant d’éléments soulignés dans le rapport de l’Inspection de l’environnement consacré aux inégalités écologiques186. Les auteurs relèvent en outre que cette ségrégation sociale par l’environnement a été en partie causée par les pouvoirs publics, la planification des infrastructures et des activités tendant à concentrer les sources de nuisances chez les plus pauvres.

Par ailleurs, selon Dominique Bourg, il va apparaître de plus en plus clairement que l’évolution de l’environnement est appelée à devenir le facteur déterminant de la production de richesse et de notre aptitude à jouir de la richesse produite. La question déterminante des inégalités sociales devrait donc être de plus en plus systématiquement posée en lien avec la question environnementale, la distribution des richesses devant tenir compte des conditions nouvelles de leur production, plus étroitement dépendante des facteurs environnementaux que jamais. Cette situation nouvelle, qui ne permet plus d’aborder les inégalités sociales en neutralisant le facteur environnemental, invite à construire un lien dialectique entre ces deux dimensions. Inégalités sociales et environnementales seraient ainsi considérées comme deux entrées différentes pour un même problème  : les unes n’allant pas sans les autres, aucune solution durable ne sera trouvée si l’on ne s’efforce pas de les réduire ensemble.

185 Op. Cit.

186 Wanda Diebolt, Annick Helias, Dominique Bidou, Georges Crepey ; Les inégalités écologiques en milieu urbain  ; rapport de l’Inspection générale de l’environnement, ministère de l’Écologie et du développement durable, 2005.

ٰDes politiques publiques qui commencent à se saisir de l’interaction entre inégalités environnementales et sociales

Né du Grenelle de l’environnement, le pacte de solidarité écologique vise au travers de cinq programmes187, à faire émerger une « nouvelle société à responsabilisé sociale et environnementale d’ici 2020  ». Le pacte s’articule autour de dix objectifs plus ou moins novateurs (voir annexe n°  9). Cette démarche multi-acteurs, qui reste une des rares initiatives au niveau national pour lier inégalités environnementales et sociales, demeure peu aboutie. Le plan s’est essentiellement traduit par des mesures d’aide aux ménages en situation de précarité énergétique (fonds national d’aide à la rénovation thermique) et une série de rapports remis en 2010188, dont certains relevaient déjà l’absence de données et d’indicateurs permettant une mesure fiable des inégalités, les données disponibles demeurant trop segmentées et rarement rapprochées. Dans certains domaines, comme dans celui de l’énergie avec la création d’un Observatoire national de la précarité énergétique, les connaissances se sont améliorées.

Il reste que, bien souvent, le déficit d’information continue de légitimer l’absence de prise de décision. Ce mécanisme, qui a toutefois tendance à régresser, peut créer des situations irréversibles, notamment dans le domaine de la santé, ainsi que cela a été précédemment rappelé. Il est par ailleurs souligné par beaucoup que les restrictions sur le financement de la recherche et les commandes publiques contribuent à réduire la production d’information, maintenant ainsi les points aveugles de la recherche.

Faute d’informations statistiques et scientifiques suffisantes, les décideurs institutionnels ou politiques peuvent encore être tentés, soit de renoncer à prendre des décisions en arguant que les faits qui les justifieraient ne sont pas établis, soit à nier, par exemple, le différentiel d’exposition aux risques, aux pollutions et à leurs effets. Pourtant la reconnaissance des inégalités environnementales et de leurs conséquences devrait en toute logique inciter à poursuivre les investigations car, dans ce domaine comme dans d’autres, le coût social et financier de l’inaction risque de se révéler à terme plus élevé que celui de l’intervention.

La prise en compte de ces dimensions incite les collectivités les plus engagées à articuler l’ensemble des politiques sectorielles sur la base d’une analyse plurifactorielle, au-delà des règles d’urbanisme existantes. Cela se traduit par la mesure des incidences sociales des politiques environnementales (fiscalité de l’énergie…), et des effets environnementaux des politiques sociales (aménagement, urbanisme…). De la même façon, il importerait de vérifier systématiquement que les décisions de protection de la nature et d’amélioration de la qualité de l’environnement ne renforcent pas des iniquités d’accès aux aménités environnementales ou n’en créent pas de nouvelles.

Enfin, il apparaît que la consultation de la population sur les enjeux environnementaux et les inégalités qui s’y attachent progresse, en tenant compte de l’ancrage résidentiel

187 La précarité énergétique, la transformation des modes de vie, des comportements et de la consommation, amélioration de la qualité de vie dans les territoires, mobilisation citoyenne et sociale, accès aux services essentiels, territoires, citoyenneté.

188 Ces rapports de mission, qui contiennent un certain nombre de préconisations, instituaient une première étape dans la mise en œuvre du pacte. Celui de février 2011, rapporté conjointement par MM. Jean Gaeremynck et Alain Lecomte, comporte quarante mesures, dont celle consistant à « identifier les territoires où existent de fortes corrélations entre inégalités sociales et environnementales, améliorer l’information des citoyens sur ces situations et poursuivre la réduction des inégalités environnementales ».

des habitants. Même si l’on peut juger les avancées encore timides, de telles pratiques permettent de mieux comprendre les différences sociales d’implication, de pratiques, ou tout simplement de satisfaction, en disposant d’une plus claire vision des différentes représentations de la nature et de l’environnement et des attentes comme des craintes qui en découlent. Une telle consultation est en outre susceptible d’améliorer le degré de confiance des citoyens envers les responsables publics.

Le Conseil économique pour le développement durable n’hésite plus à affirmer que

«  la préoccupation environnementale apparaît comme une nouvelle frontière de la question sociale : des politiques publiques visant l’équité ou la réduction des inégalités sociales qui ne prendraient pas en compte la dimension environnementale ignoreraient un aspect essentiel de la question sociale. En sens inverse, l’évolution des inégalités peut renforcer certains déséquilibres environnementaux, et elle constitue un véritable défi pour le verdissement de la croissance. »189 Ce positionnement traduit une évolution sensible par rapport aux grilles d’analyse traditionnelles de la société.

Dans le document JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE (Page 181-185)