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Le patrimoine, nouveau moteur des inégalités sociales ?

Dans le document JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE (Page 106-109)

ٰUne distribution très inégalitaire qui se perpétue

Les inégalités de patrimoine sont beaucoup plus marquées que celles des revenus. La moitié des ménages concentre 93  % des avoirs, les 10  % les mieux dotés en détiennent collectivement 48 % et les 1 % les plus riches possèdent à eux seuls 17 % du patrimoine brut total (voir le graphique ci-après). À l’opposé, les 50 % des ménages les moins dotés détiennent 7 % de la masse totale du patrimoine brut et les 10 % les plus modestes 0,05 %.

Graphique 2 : Répartition de la masse totale de patrimoine brut entre les ménages

Lecture : début 2010, les 10 % de ménages les mieux dotés en patrimoine détiennent 48 % de la masse totale de patrimoine, tandis que le reste des ménages détient 52 % de la masse totale.

Champ : ménages ordinaires résidant en France, y compris dans les DOM.

Source : INSEE, enquête Patrimoine 2009-2010.

Ces inégalités de patrimoine se reproduisent dans le temps : un tiers des héritages est inférieur à 8 000 € et 85 % à 100 000 €. La très grande majorité des héritages en ligne directe ne sont donc pas soumis à l’impôt. Les inégalités de niveau de vie résultant de ce paramètre se maintiennent donc d’une génération à l’autre, d’autant que dans les milieux les plus favorisés la succession se prépare à l’avance par le biais de donations.

En 2010, date de la dernière enquête Patrimoine de l’INSEE, le patrimoine brut des ménages était principalement constitué de biens immobiliers (62 %), financiers (20 %) et professionnels (14  %). La prédominance des biens immobiliers tient notamment au fait que 58 % des ménages sont propriétaires de leur résidence principale ou accédants à la propriété. Toutefois, seuls 22 % des ménages appartenant aux 50 % les moins bien dotés en patrimoine sont dans ce cas. Ce patrimoine a crû de 156 % entre 1998 et 2010, mouvement qui explique en grande partie l’augmentation de la concentration du patrimoine sur cette période.

Le patrimoine financier63, qui a augmenté de 67 % entre 1998 et 2010, est détenu à 56 % par les 10 % de ménages les mieux dotés. Ces actifs ne représentent cependant qu’environ un quart de leur patrimoine alors qu’ils constituent l’essentiel des avoirs des ménages des trois premiers déciles, mais au travers de dépôts bancaires et de livrets d’épargne et défiscalisés à rendement nominal nul ou faible. Les actifs professionnels sont quant à eux très concentrés, car directement liés à l’activité d’indépendant d’un des membres du ménage. « Seuls 16 % des ménages en détiennent et la moitié d’entre eux appartiennent aux deux derniers déciles de patrimoine brut. » 64. Les ménages du dernier décile en détiennent 84 %.

ٰDes écarts de patrimoine qui s’accroissent

En 201065, le patrimoine net moyen des ménages, c’est-à-dire le patrimoine brut auquel ont été retranchées les sommes restant dues au titre de leur endettement privé ou professionnel, s’élève à 229  300  €. La moitié des ménages dispose cependant d’un patrimoine inférieur à 113  500  €. Les 10  % les mieux dotés possèdent un patrimoine supérieur à 501 600 €, alors que celui des 10 % les moins bien dotés est inférieur à 1 600 €.

Si l’on s’en réfère aux enquêtes Patrimoine de l’INSEE, on constate que les inégalités de patrimoine brut n’ont cessé de s’accroître depuis la fin des années 1990. C’est ainsi que le rapport entre les patrimoines moyens du dernier et du premier décile, qui était de 1 632 en 1998, est passé à 2 135 en 2004 puis à 2 886 en 2010, soit une augmentation du différentiel de 77 % à méthodologie constante66. L’indice de Gini a augmenté de 1,4 % sur la période 2004-2010. L’INSEE précise que « ce creusement des inégalités observé sur l’ensemble de la population est amplifié parmi les ménages dont le patrimoine est supérieur au dernier décile. Ainsi, l’indice de Gini s’est accru de 13,9 % sur cette population. ». Le revenu disponible conditionnant la capacité d’épargne, le patrimoine net croît avec celui-ci. Cela explique que le patrimoine moyen des ménages du premier quartile en termes de revenus est de 76 200 €, tandis que celui des 25 % de ménages disposant des revenus les plus importants s’élève à 509 400 €.

ٰUne différenciation sociale marquée

Le patrimoine net varie également en fonction de la catégorie socioprofessionnelle d’appartenance des ménages. Le patrimoine des ménages d’indépendants est en moyenne beaucoup plus élevé que celui du reste de la population. Cela tient en particulier à des logiques d’accumulation patrimoniale et des motifs d’épargne qui diffèrent fortement entre salariés et non-salariés. L’effort d’épargne destiné à financer des investissements professionnels est souvent important pour ces ménages dont l’activité professionnelle est la plupart du temps directement liée à l’acquisition de ces actifs, dont la valeur varie plus ou moins fortement dans le temps suivant leur nature, et dont ils se défont au moment du passage à la retraite. Le patrimoine professionnel représente 57 % du patrimoine brut global des agriculteurs, 41 % de celui des artisans, commerçants et industriels et 20 % de celui des professions libérales.

63 Selon les données 2013 de la Banque de France, il consiste en assurance-vie et fonds de pension (40  %), épargne bancaire (32 %), actions (19 %), titres d’OPCVM et titres de dette (2 %).

64 Pierre Lamarche, Laurianne Salembrier, INSEE ; Les revenus et le patrimoine des ménages ; Édition 2012.

65 Date de la dernière Enquête Patrimoine de l’INSEE.

66 Pour répondre aux recommandations du CNIS, la méthode utilisée pour réaliser l’enquête Patrimoine de 2010 a été sensiblement modifiée par rapport à celle utilisée en 1998 et 2004. Devenues délicates, les comparaisons entre enquêtes restent cependant possibles.

L’épargne des ménages d’indépendants est par ailleurs dictée par le fait qu’ils sont exposés à de plus fortes fluctuations de revenus que les salariés et que leurs droits à la retraite sont plus restreints que ceux des bénéficiaires du régime général.

Si l’on prend pour base le patrimoine net afin de neutraliser la variable « endettement », il apparaît qu’un ménage d’agriculteur sur deux, dispose d’un patrimoine supérieur à 539 200 €, le patrimoine moyen se montant à 725 500 €. Le patrimoine médian des ménages dont la personne de référence appartient à la catégorie des professions libérales se situe à 482 600 € et le patrimoine moyen à 761 400 €, celui des artisans, commerçants et industriels respectivement à 266 800 et 550 800 €. Le patrimoine net des cadres s’élève quant à lui en moyenne à 337 400 €, la médiane s’établissant à 214 500 (voir annexe n° 4).

À l’autre bout de l’éventail (hors catégorie « autre inactif ») se trouvent les ménages d’employés et d’ouvriers non qualifiés, dont le patrimoine moyen est respectivement de 96 000 et 53 500 €, et le patrimoine médian de 21 700 et 5 500 €. Le patrimoine médian des cadres et des professions libérales est ainsi trente-neuf fois et quatre-vingt-huit fois supérieur à celui des ouvriers non qualifiés.

ٰLe retour du passé : la rémunération du patrimoine comme facteur d’inégalités

Les revenus nets du patrimoine sont toujours inférieurs à 6 % du revenu disponible jusqu’au septième décile de niveau de vie. Ils se situent entre 6  % et 10  % jusqu’au neuvième décile, mais représentent 25  % pour les ménages situés au-dessus du dernier décile. Il s’agit le plus souvent de revenus financiers. À l’inverse de celui des ménages détenant un patrimoine modeste, le portefeuille des 10  % de ménages les mieux dotés est très diversifié (assurances-vie, valeurs mobilières…) et placés pour l’essentiel sur des supports non réglementés, plus volatils mais à plus fort rendement potentiel. Ils ont été en moyenne supérieurs aux rendements des actifs réglementés pour la période 2004-2010, ce qui a contribué à favoriser la croissance du patrimoine financier des ménages les mieux dotés. En 2013, le nombre de foyers fiscaux assujettis à l’impôt de solidarité sur la fortune a augmenté, passant de 290 065 à 312 406 (chiffres DGFIP). Le produit de cet impôt s’est élevé à 4,39  milliards d’euros, soit 100 millions de plus que les recettes attendues par les services du ministère des Finances.

Le constat dressé par Thomas Piketty dans son dernier ouvrage est que « les patrimoines issus du passé se recapitalisent plus vite que le rythme de progression de la production et des revenus [et que] il suffit donc aux héritiers d’épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble. »67. Si cette tendance d’un rendement du capital supérieur au taux de croissance est exacte et se prolonge, les plus hauts patrimoines devraient continuer à croître plus fortement que les patrimoines moyens ou modestes, les inégalités continuant de se creuser mécaniquement, tant que la croissance oscillera entre 1 % et 2 %.

À cet égard les « Trente Glorieuses », avec un taux de croissance moyen supérieur à 5 %, une hausse annuelle des salaires du même ordre, un niveau de vie des 10 % des salariés les mieux payés plus élevé que celui des 10 % des héritiers les mieux dotés et les meilleurs salaires qui rapportent plus que les meilleurs rendements du capital font figure d’exception.

Aujourd’hui, comme ce fut le cas jusqu’au début du XXe siècle, celui qui n’a que son salaire pour vivre connaît une situation moins favorable que celui qui hérite. Ce renversement

67 Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, les éditions du Seuil, 2013.

qui a commencé de se produire dans les années quatre-vingt, avec un fort ralentissement de la croissance (2,2 % en moyenne dans les années quatre-vingt, 1,9 % dans la décennie suivante), conduit Thomas Piketty à considérer que la croissance contient en elle-même un mécanisme égalisateur. Son atonie fait à nouveau des écarts de patrimoine un moteur des inégalités sociales de revenus.

Dans le document JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE (Page 106-109)