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Les questions posées par la singularité de la santé

Dans le document JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE (Page 146-151)

Comme cela a été rappelé, la notion d’inégalité environnementale est encore jeune et non stabilisée. Sa complexité explique les écarts de périmètre et de contenu que l’on rencontre sous la plume des chercheurs et des institutions qui s’intéressent à ce sujet. Ces divergences renforcent la difficulté d’appropriation par les autres disciplines.

Ce mouvement d’appropriation est néanmoins avancé dans le domaine de la santé, ce qui constitue un paradoxe relatif. Paradoxe, parce qu’en dépit des constatations déjà anciennes sur les impacts sanitaires des conditions de vie matérielle et d’hygiène, les facteurs environnementaux personnels qui déterminent en partie notre état de santé sont fondamentaux et demeurent difficiles à isoler et inscrire dans une relation dynamique mesurable avec l’environnement. Relatif cependant, car la santé des populations et des individus est quasiment partout dans le monde, une préoccupation prioritaire. En France, elle occupe la première place dans les enquêtes d’opinion destinées à apprécier l’appréhension du bien-être au travers de différents critères.

121 Marie-Ange Moreau ; La justice sociale environnementale, dans Équité et environnement, Quels modèles de justice environnementale ?, Agnès Michelot (sous la direction de) ; Édition Larcier, 2012.

Les travaux théoriques et empiriques disponibles sur la relation entre la santé et l’environnement permettent d’en présenter une première approche sous l’angle des inégalités environnementales, créées ou non par l’homme.

ٰFacteurs anthropiques contre facteurs naturels

Les dangers potentiels que présente l’environnement pour la santé ne sauraient être tous réduits aux activités humaines, tant directes que via l’accroissement des expositions ou des vulnérabilités. Les catastrophes naturelles, même si certaines peuvent être favorisées par le réchauffement climatique auquel l’humanité contribue, ou la radioactivité naturelle du sol par exemple, peuvent être à l’origine d’un surcroît de mortalité ou de morbidité. Ainsi, en 1902, l’éruption de la montagne Pelée a décimé la ville de Saint-Pierre, en Martinique, faisant près de trente mille victimes. Autre exemple, le radon, gaz cancérigène radioactif d’origine naturelle, serait responsable de 20 % des cancers du poumon en Bretagne122, selon l’étude réalisée par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSIM) dans le cadre du Plan régional pour la qualité de l’air (PRQA).

Il n’est donc pas possible d’ignorer la part de morbidité imputable à l’environnement naturel. Cela reviendrait, soit à nier ou minorer artificiellement les effets de la nature sur la santé et la vie des êtres humains, soit à les réduire à l’environnement artificiel, c’est-à-dire celui transformé ou créé par la main de l’homme.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté dès 1994 le concept de « santé environnementale », dépendante des « facteurs physiques, chimiques, biologiques, sociaux, psychosociaux et esthétiques de notre environnement  »123. Selon l’OMS, les facteurs environnementaux dits « modifiables » c’est-à-dire sur lesquels il est possible d’intervenir124 seraient responsables de la perte d’un quart des années de vie en bonne santé (charge globale de morbidité imputable à l’environnement) dans le monde. Cette observation ne concerne pas que les pays les moins avancés ou émergents. En France, suivant le profil national publié par l’OMS, la charge de morbidité totale pourrait être diminuée de 14 % avec des environnements plus sains.

Par ailleurs, les impacts environnementaux sur la santé humaine ne sont pas exclusifs les uns des autres. Dans les données publiées par l’Agence régionale de santé (ARS) de Bretagne sur le radon, il est précisé que les dérivés immédiats de ce gaz « eux-mêmes radioactifs et non gazeux, ont tendance à se fixer sur les particules fines constamment présentes dans l’air. Ces poussières, une fois inhalées vont se déposer d’une part sur les bronches, d’autre part sur les parois des poumons ». On peut ainsi craindre que l’augmentation de la concentration de particules fines dans l’air du fait des activités humaines (par les transports routiers notamment) ne contribue à ce mécanisme. Facteurs environnementaux naturels et anthropiques se combineraient alors de façon négative pour la santé humaine. Dans son ouvrage sur les inégalités de santé125, le Haut conseil de la santé publique souligne la nécessité d’anticiper

122 Chiffre pour l’année 2000.

123 Définition proposée par le bureau européen de l’OMS lors de la conférence d’Helsinki.

124 Le champ de l’environnement modifiable défini par l’OMS en 2006 comprend : la pollution de l’air, de l’eau, du sol avec des agents chimiques ou biologiques ; le rayonnement ultraviolet et ionisant ; l’environnement bâti (sécurité des bâtiments, infrastructures piétonnes, etc.) ; le bruit, les champs électromagnétiques ; les risques professionnels, les méthodes d’agriculture et le schéma d’irrigations ; les changements climatiques liés à l’activité humaine et la dégradation des écosystèmes ; les comportements individuels liés à l’environnement, tels que le lavage des mains, la contamination de la nourriture avec de l’eau impropre ou des mains sales.

125 Haut conseil de la santé publique, Les inégalités sociales de santé  : sortir de la fatalité, La Documentation française, décembre 2009.

les effets que peuvent avoir les décisions politiques sur la santé et les inégalités de santé. Il note que le développement de politiques intersectorielles, qu’il appelle de ses vœux, relève d’une démarche d’évaluation de l’impact des décisions a priori, démarche bien connue dans le domaine de l’environnement mais encore trop peu pratiquée dans celui de la santé.

Des risques émergents sont également identifiés. Ils peuvent concerner aussi bien de nouveaux produits, de nouvelles technologies que de nouveaux contextes ou de nouvelles populations exposées. Les incertitudes de leurs effets sur la santé sont sources d’inquiétudes.

Elles suscitent aussi le développement de la recherche au service de la prévention.

Ces risques peuvent résulter de phénomènes de grande ampleur comme le réchauffement climatique. Ils peuvent aussi être liés à des secteurs porteurs d’enjeux économiques et industriels considérables. Tel est le cas pour les champs électromagnétiques et les nanoparticules. Les premiers sont déjà omniprésents dans notre cadre de vie au travers des technologies de la communication, mais aucune preuve formelle n’a jusqu’à présent été apportée de leurs effets néfastes sur la santé. Cela ne lève pas pour autant les doutes quant à leur innocuité. Les secondes sont également très répandues car déjà utilisées dans de nombreux domaines d’activité : biologie, médecine, électronique, cosmétique, textile, produits de construction… Elles présentent des propriétés et un comportement différents des mêmes composés de taille plus importante. Cela leur confère un intérêt particulier, mais ce sont ces mêmes propriétés spécifiques et la capacité de ces nanoparticules à pénétrer l’organisme qui laissent présager un danger pour la santé. Les études destinées à préciser leur effet sur la santé et l’environnement se poursuivent.

Les deux exemples qui précèdent, ondes électromagnétiques et nanoparticules illustrent le caractère de construction sociale des risques environnementaux, alimentés à la fois par la science et l’économie. En effet, certains risques dits émergents tiennent simplement à la mise en évidence récente de la nature toxique avérée mais encore imparfaitement cernée de produits bien connus, parfois fabriqués en grandes quantités et très répandus.

Peuvent notamment être cités les phtalates, additifs présents dans de nombreux produits de consommation courante (objets en matière plastique, alimentation…) et dont certains engendrent ou favorisent des troubles du métabolisme, des dérèglements hormonaux, des allergies…, le formaldéide, classé « cancérogène certain » par le Centre international de recherche sur le cancer et présent dans tous les intérieurs en raison de son utilisation dans les colles, solvants, vernis, revêtements de sols…, ou encore le bisphénol A, substance chimique de synthèse utilisée depuis plus de cinquante ans dans une soixantaine de secteurs d’activité. En France, la suspension de ce probable perturbateur endocrinien, cancérigène et neurotoxique, est intervenue en 2013 dans les contenants alimentaires pour les nourrissons, mais l’interdiction de son utilisation pour les autres emballages, qui devait intervenir en 2014, a été repoussée en 2015.

Il doit être précisé que ces risques émergents ou récemment identifiés, en raison de leur présence massive dans les biens et services de grande consommation, semblent n’être un facteur d’exposition inégalitaire que pour les personnes qui les produisent, les manipulent ou les côtoient en permanence dans le cadre de leur activité professionnelle.

ٰL’appréhension et le traitement des inégalités au travers du prisme de la santé

Si, par commodité, on associe la santé à un bien, il faut immédiatement en affirmer la singularité et la spécificité. Le fait qu’il ne soit ni échangeable, ni négociable, le distingue immédiatement de tous les autres, matériels ou immatériels.

En revanche, les conditions qui influent favorablement ou défavorablement sur l’état de santé peuvent faire l’objet de choix politiques et, partant, entrent dans le champ d’une sorte de compromis social, qu’il s’agisse de l’accès aux soins, de la lutte contre les facteurs de dégradation de la santé ou de l’action en faveur de l’accès aux aménités environnementales.

Au nom de l’égalité, il est en effet légitime de ne pas avoir à subir les dommages relatifs aux dégradations environnementales et aux pollutions (qualité de l’air, de l’eau, exposition au bruit…) ou de revendiquer un égal accès à des aménités dont on se trouve privé (espaces verts, circulation douce…).

Certes, la diversité des lieux et des milieux de vie (disparités géographiques) rendent illusoire l’idée d’une parfaite égalité en santé/environnement entre individus d’autant qu’à ces éléments contextuels s’ajoutent des inégalités plus personnelles, tenant par exemple à des antécédents sanitaires, familiaux ou à la situation socioprofessionnelle. Pour autant, dès lors que la santé est reconnue comme un bien public, la justice impose de rechercher cette égalité par des mesures appropriées, prenant en considération les disparités de facteurs d’inégalités afin de les supprimer ou, à tout le moins, de les réduire. Or, dans son rapport sur les inégalités en matière de santé environnementale, l’OMS indique que « de nombreuses inégalités en matière de santé environnementale, notamment lorsqu’elles sont liées à des variables socioéconomiques ou au sexe des individus, constituent en outre des «inéquités», car elles sont injustes et évitables. La cause profonde de ces inégalités est bien souvent une absence de «justice distributive» - les risques environnementaux n’étant pas répartis équitablement - et une absence de «justice procédurale» - les différents groupes de population n’ayant pas les mêmes opportunités d’influencer les décisions qui concernent leur environnement proche »126.

En reprenant la terminologie de l’OMS, on peut considérer que ces «  inégalités injustes  » résultent schématiquement, soit d’une exposition à des facteurs de risques environnementaux ignorés, imperceptibles ou incontournables et sur lesquels il est par conséquent impossible d’agir, soit d’une vulnérabilité de groupes humains à des facteurs environnementaux pouvant porter atteinte à leur intégrité physique, physiologique ou psychique.

Cyrille Harpet, enseignant chercheur à l’École des hautes études en santé publique (EHESP), s’est efforcé de déterminer en quoi ces écarts d’exposition ou de vulnérabilité constituent des formes injustes d’inégalités127. Selon lui, sept  principes conduisent à formuler une revendication en termes de justice sociale : « elle naît d’une prise de conscience des différences (1), puis du discernement de la disproportion des écarts (2), de la mesure des dommages et préjudices subis (degré physique, moral) (3), de la recherche des causes et motifs des différences (comment justifier les écarts ?) (4), de la sollicitation d’un tiers (l’appel à témoin) (5), de la demande d’une reconnaissance de la dignité (6), enfin de l’exigence de réciprocité dans

126 OMS, Bureau régional de l’Europe ; Inégalités en matière de santé environnementale en Europe  ; rapport d’évaluation, résumé opérationnel, 2012.

127 Cyrille Harpet, Quelle idée de justice sociale en santé environnement, dans Inégalités territoriales, environnementales et sociales de santé ; ministère de l’Écologie, du développement durable et de l’énergie, janvier 2014.

la répartition des biens et des charges (surseoir au cumul des inégalités et des vulnérabilités sans réciprocité) (7). »

En réponse à cette revendication, trois modèles de justice peuvent être sollicités : – une justice corrective, qui vise à réduire et compenser les nuisances et les atteintes

à la santé par des mesures techniques matérielles et immatérielles (normes), mais se heurte à la difficulté pratique d’une répartition égale des droits entre populations différenciées ;

– une justice «  distributive  », pour reprendre la terminologie utilisée par l’OMS, qui se propose de répartir les bénéfices et les préjudices entre les publics selon une clé de répartition nécessairement inégalitaire mais « juste » ou équitable ».

Cette option apparaît cependant inappropriée compte tenu de la nature du bien considéré, qui n’a pas d’équivalent et ne se prête par conséquent ni à l’échange ni à la compensation ;

– une justice procédurale enfin, mentionnée elle aussi par l’OMS, et qui se focalise sur la participation des parties prenantes au processus de décision, ce qui ne va pas sans poser la question de la représentativité et de la légitimité des acteurs.

Pour réduire et limiter le champ des inégalités sociales en santé-environnement sur les territoires, Cyrille Harpet propose de caractériser des situations « d’inégalités injustes ». Il en recense quatre :

– des cumuls de risques susceptibles d’affecter à plus ou moins long terme les conditions de vie des populations à leur insu ;

– des risques disproportionnés sur le plan sanitaire, au regard de la capacité de s’y soustraire ou d’y remédier ;

– des ségrégations spatiales discriminantes par rapport à l’accès à des services ou des aménités ;

– des niveaux de réponse ou des capacités adaptatives inégales aux effets sanitaires du fait de la vulnérabilité des populations concernées.

ٰLes risques environnementaux, une nouveauté ?

Sans trop se soucier de l’histoire, l’expression «  risques émergents  » est souvent employée, sans être nécessairement définie ou explicitée. Dans un éditorial de 2010, le docteur Georges Salines (InVS) souligne que « de nombreux discours pourraient laisser penser que les conséquences néfastes pour la santé de facteurs environnementaux sont une nouveauté.

Il n’en est rien. Le saturnisme a été un problème majeur de l’Antiquité et a même été avancé comme un possible facteur de la décadence de Rome »128. Suivent plusieurs exemples relatifs aux dégâts des pollutions dues aux activités humaines sur la santé tout au long de l’histoire.

Bien plus que par un changement de nature des risques, l’évolution contemporaine se caractérise par une modification générale de l’environnement à l’échelle de la planète sous l’effet d’un modèle de développement peu soucieux des grands équilibres naturels et des écosystèmes, voire en contradiction avec eux. Le rythme d’apparition et de diffusion des nouvelles technologies à l’échelle de la planète contribue puissamment à cette évolution.

Les partisans de la perpétuation du modèle font valoir qu’en dépit d’inégalités persistantes l’espérance de vie n’a cessé de progresser dans les pays développés, de 128 Georges Salines ; De quelques malentendus en santé environnement ; Environnement, risques et santé, volume

9, n° 2, mars-avril 2010.

même que l’espérance de vie en bonne santé. Les partisans d’une réforme profonde du mode de développement insistent, eux, sur l’augmentation de certaines pathologies (cancers, diabète, obésité…) ou de dérèglements physiologiques (avancement de l’âge de la puberté, dégradation de la qualité du sperme…). La circonspection s’impose donc quant aux conclusions à tirer des observations préoccupantes effectuées ces dernières années. Cette situation plaide en tout cas en faveur de la poursuite des recherches et de l’approfondissement sur les liens entre environnement et santé afin de déterminer le plus précisément possible en quoi les évolutions récentes, du moins certaines d’entre elles, sont susceptibles d’affecter plus ou moins gravement l’état de santé des populations.

Dans le document JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE (Page 146-151)