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La question des indicateurs et ce qu’elle sous-tend

Dans le document JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE (Page 190-193)

ٰDes connaissances nécessaires mais statiques

Guillaume Faburel observe que la statistique mobilisée pour rendre compte des inégalités environnementales découle de l’appareil évaluatif historique, qu’il définit comme techno-centré et reposant sur des critères d’évaluations « experts et globalisants » : seuils d’exposition physico-chimiques, probabilité d’occurrence des risques, niveaux acoustiques, distances métriques pour apprécier les inégalités d’accès aux aménités urbaines, etc.

Cette orientation cognitive « en défaveur de ce qui fait relations et dynamiques dans et par l’environnement  » serait intervenue il y a une cinquantaine d’années. Jacques Theys considère qu’elle aurait conduit à « très largement nier les particularismes sociaux, et à faire de l’environnement une valeur universelle ». Cette conception de l’environnement peut par

200 Syntec-Ingénierie ; Fédérer les compétences à mettre en œuvre pour une ville durable ; Document des septièmes rencontres de l’ingénierie, octobre 2008.

exemple conduire à réduire les questions territoriales de l’environnement à la problématique du logement alors qu’une multitude d’autres paramètres tels que la diversification des modes d’accès à la nature, notamment dans la composition des espaces urbains de vie (jardins familiaux, pratiques récréatives...), la variété des modes de déplacement, les attitudes alimentaires des ménages... pourraient être prises en considération.

À défaut de saisir un champ social large et complexe, on pourrait imaginer que la restriction des enquêtes à des indicateurs d’inégalités environnementales tels que la pollution de l’air, le bruit, les déchets sauvages dans les rues et l’accès à des espaces verts, pour reprendre ceux utilisés dans l’Enquête européenne sur la qualité de vie 2012, garantit au moins leur faisabilité. Or il n’en est rien. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) note en effet que l’évaluation à laquelle elle s’est livrée s’est trouvée affectée par une série de contraintes et de lacunes dans la preuve.

Les contraintes les plus importantes avec lesquelles elle a dû composer résident dans le manque de données générales et comparables sur l’exposition environnementale, les possibilités limitées de stratification des données sur ces expositions par les déterminants socioéconomiques ou démographiques et, enfin, les tailles d’échantillon de l’enquête.

Les données ayant été divisées en sous-groupes pour évaluer certaines prévalences, les résultats s’en sont en effet trouvés moins fiables et moins représentatifs de la population générale. Ces insuffisances constituent une limite des études comparatives, même entre des pays développés comme ceux qui composent l’OCDE.

La prééminence des nomenclatures officielles et des périmètres institutionnels d’une part, l’absence d’approche qualitative d’autre part, gênent l’appréhension et la compréhension des faits et mécanismes inégalitaires.

Nés dans un cadre social, juridique et culturel très différent, les courants anglo-saxons de l’environmental justice ont emprunté une autre voie. En développant à une échelle locale une approche plus individuée de l’environnement et en conférant à ce dernier une valeur économique, préalable nécessaire au fonctionnement d’une justice distributive centrée sur les handicaps et les dommages environnementaux, ils échappent en partie à cette difficulté. Ils se sont assignés d’emblée pour but principal d’assurer un niveau de protection sans aucune ségrégation et d’éviter la concentration de nuisances sur des territoires déjà défavorisés.

En dépit du rapide constat critique qui vient d’être dressé, la réflexion progresse. En 2009, le Premier ministre a saisi le Conseil économique, social et environnemental en lui soumettant les trois questions suivantes : « de quelle information les hommes politiques, les citoyens et les acteurs économiques doivent-ils disposer pour prendre des décisions ou adopter des comportements favorables à un développement durable ? Quels indicateurs phares doit-on retenir pour envoyer les signaux les plus lisibles  ? L’empreinte écologique doit-elle en faire partie ? » Dans son avis201 le CESE préconisait notamment « [d’]intensifier la production de données dans les domaines sociaux et environnementaux [de] relativiser la pertinence des informations fournies par l’évolution du PIB [et d’]associer étroitement les citoyens et la société civile au choix des indicateurs et à l’évaluation de leurs évolutions. » La nécessité était en outre soulignée « de recourir à des indicateurs de convergence sociale et écologique à côté des critères existants [et de] passer d’une civilisation du «beaucoup avoir» à une civilisation ‘du mieux-être’ ».

201 Philippe Le Clézio ; Les indicateurs du développement durable et l’empreinte écologique ; Les avis et rapports du Conseil économique, social et environnemental. Les éditions des Journaux officiels, juin 2009.

À la suite de cet avis, une commission de concertation a été constituée sous l’égide du MEEDDM, du CESE et du CNIS, chargée de préparer une conférence nationale des indicateurs du développement durable prévue par la loi Grenelle 1. Les travaux ont conduit à proposer une série de nouveaux indicateurs, notamment des « indicateurs de contexte » permettant de pallier les insuffisances relevées entre autres sur la mesure des inégalités. On peut espérer que les travaux sur les indicateurs qui se poursuivent désormais dans le cadre de la commission spécialisée du CNTE202 accorderont une place au moins équivalente aux liens entre inégalités environnementales, largo sensu, et inégalités sociales.

ٰDes champs inégalement explorés

Un certain nombre de critiques pèsent par ailleurs sur la littérature relative aux expositions. Il est d’abord reproché à la plupart des travaux empiriques de porter sur un seul attribut de l’environnement : risque naturel, pollution atmosphérique, bruit… et de se concentrer le plus souvent sur la présence ou l’absence de tel ou tel élément pathogène de l’environnement dans un espace territorial bien circonscrit, une zone urbaine par exemple. A contrario, la présence ou l’absence de dimensions bénéfiques de l’environnement, telles que des espaces verts, a encore suscité assez peu d’attention. En d’autres termes, des champs d’investigation pourraient être encore, soit alimentés (exposition aux nuisances urbaines et aux risques, accès à l’urbanité et à un cadre de vie de qualité…), soit défrichés (héritages ou développement des territoires urbains…)203.

Le caractère encore parcellaire des études empiriques complique en outre la mise en place d’une base de connaissances étendue sur laquelle les décisions de politiques publiques pourraient s’appuyer.

ٰUne conception à refonder pour mieux saisir les dynamiques ?

Sur la base de la concrétisation spatiale des inégalités environnementales, il est possible d’interroger la justice sociale. Pour certains auteurs comme Éloi Laurent, c’est d’ailleurs par le biais de ses enjeux d’inégalités que l’environnement peut être, en quelque sorte, socialisé.

La perspective devient alors celle d’une social-écologie, produit d’une démocratie plus égalitaire.

Pour d’autres, comme Guillaume Faburel, la perspective est plutôt celle d’une refondation du pacte originel des démocraties libérales, au cœur duquel se trouve le principe d’égalité, par les questions que les inégalités environnementales adresseraient aux conceptions de la justice territoriale et de l’environnement. Porteur de valeurs esthétiques, patrimoniales ou symboliques, ce dernier deviendrait aussi le prisme au travers duquel appréhender et analyser le cadre de vie. Ainsi l’appréciation portée sur les situations environnementales et leurs variations qualitatives traduirait de plus en plus nos rapports au monde, à ses enjeux et ses défis : finitude des ressources naturelles, irréversibilités écologiques, distanciation entre lieux de décision et espaces d’action, etc.

Cette irruption de l’écologie et des injustices environnementales se retrouve de plus en plus dans les projets d’aménagement et d’urbanisme, qu’ils soient attachés à un objet

202 Cette instance de travail et de concertation sur les indicateurs de la Stratégie nationale de la transition écologique vers un développement durable (SNTEDD) a en charge la préparation des travaux du Conseil sur les indicateurs.

203 Les aspects relatifs aux inégalités dans la capacité d’agir sur les politiques environnementales et d’interpeller la puissance publique pour améliorer le cadre de vie sont évoqués dans les développements consacrés à la gouvernance et à la démocratie.

particulier (la transition énergétique du pays ou d’un territoire) ou plus globaux, à l’exemple du Grand Paris. Cette évolution ne concerne pas que les ambitions programmatiques institutionnelles.

Guillaume Faburel remarque que «  cette socialisation spatiale de l’environnement, et les traces qui la manifestent, mettent de plus en plus en lumière des inégalités  : dans les dynamiques urbaines204 (…), l’offre de fonctions et services territorialisés205 (…) et enfin dans le portage et surtout l’infléchissement par des mobilisations socialement souvent marquées, des projets d’équipement, d’aménagement…, avec quelques mots d’ordre à consonance certes institutionnelle mais de justification environnementale première («concentration», «acceptabilité sociale», «compensation»…) »206.

Cette charge sociale grandissante de l’environnement devrait inciter à ne pas s’en tenir au croisement toujours imparfait, bien que nécessaire, des données environnementales et des indicateurs sociaux. Une observation diachronique, intégrant l’histoire locale, les politiques publiques passées et présentes… et ancrée dans un territoire pertinent par rapport à l’objet de l’étude (circonscription historique, milieu naturel…) permettrait en effet de mieux saisir les dynamiques territoriales.

En première analyse, il apparaît que des controverses existent sur les constats sur lesquels elle pourrait se fonder, que des obstacles de multiple nature se conjuguent pour contrarier le rapprochement des deux problématiques et que la construction des interrelations est elle-même délicate.

Dans le document JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE (Page 190-193)