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CAPITAL CULTUREL SPÉCIFIQUE

DE DISPOSITIONS ESTHÉTICO-LITTÉRAIRES

III. DE L’IDÉALTYPE DU PUBLIC MAJORITAIRE AUX PUBLICS « ATY PIQUES »

1. Un rapport de domination symbolique potentiel

L’inégale distribution de la parole entre « initiés » et « profanes »

Émerge dans le processus de la rencontre d’auteur la figure d’un public « d’initiés », constitué d’amateurs-connaisseurs ayant lu avec attention l’œuvre de l’écrivain et une large part

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de la production éditoriale qui s’y rattache, d’où une certaine compétence intertextuelle. Ces individus, qui s’investissent davantage dans l’événement en vertu de cette expertise amateure, interagissent parfois de manière individualisée avec l’écrivain au titre de « récepteurs privilé- giés » de son discours, selon la terminologie goffmanienne261. Ils s’opposent aux « récepteurs

additionnels » relégués en marge de la rencontre et assistant « passivement » à ces échanges personnalisés – parfois même sur le mode du tutoiement – entre l’écrivain et son public. À travers son discours contenant des « marqueurs d’adresse », l’écrivain tend en effet à instaurer implicitement un certain type de relation socio-affective avec ce sous-ensemble des destina- taires que sont les individus ayant lu assidument son œuvre et étant ainsi capables de la mettre en perspective.

Il s’agit alors d’un type de public qui connaît toujours déjà l’œuvre de l’auteur – « Son

nom, encore une fois, ne m’était pas étranger, sinon je ne me serais pas manifesté », affirmait

Alain à propos de sa participation à la rencontre avec Valentine Goby262. Ce public-expert re-

vendique alors implicitement, en vertu de ses micro-savoirs sur l’œuvre de l’intervenant, un monopole de l’interprétation légitime de cette dernière. Le cas-limite de cette logique est la monopolisation de la parole par certains individus s’arrogeant une légitimité supérieure à inter- venir, au détriment d’autres publics qui souhaiteraient en faire de même malgré leur moindre aisance culturelle.

Au cœur du dispositif des rencontres d’auteur, se joue alors un rapport de force symbo- lique263 entre : d’une part des interacteurs culturellement compétents « intervenant » dans le

processus de médiation au titre de « public médiateur »264, jusqu’à se mettre sur un pied d’éga-

lité avec les « intervenants » professionnels ; et d’autres part un public de « profanes » symbo- liquement dominés. Nous sommes donc loin du spontanéisme démocratique encouragé par cer- tains organisateurs de rencontres d’auteur, où chacun, indépendamment de sa condition ou de son savoir, serait en capacité de formuler un jugement et aurait ainsi un droit égal à l’opinion.

261 Voir notamment : GOFFMAN Erving, Façons de parler, Minuit, « Le Sens commun », 1981. 262 Entretien avec Alain, 23 novembre 2018 (Annexe VII).

263 Lors d’un entretien dans Libération avec le journaliste Didier Eribon, Pierre Bourdieu définissait en ces termes

les rapports de pouvoir ou domination symbolique inhérents à tous types de discours, et que ceux qui prennent la parole aux rencontres d’auteur exerceraient sur ceux qui préfèrent s’en abstenir : « Le pouvoir symbolique est un pouvoir qui est en mesure de se faire reconnaître, d’obtenir la reconnaissance ; c’est-à-dire un pouvoir (économique, politique, culturel ou autre) qui a le pouvoir de se faire méconnaître dans sa vérité de pouvoir, de violence et d’arbitraire. L’efficacité propre de ce pouvoir s’exerce non dans l’ordre de la force physique, mais dans l’ordre du sens de la connaissance » (BOURDIEU Pierre, Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, Agone, « Contre-feux », 2002).

264 ETHIS Emmanuel, « 9. La forme Festival à l’œuvre : Avignon, ou l’invention d’un “public médiateur” », in

DONNAT Olivier et TOLILA Paul, Le(s) public(s) de la culture, Presses de Science Po, « Académique », 2012, p. 181-194.

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Quand la directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar affirme que non établissement dispose de micros « libres »265, ou quand le modérateur de la rencontre à la Canopée propose

de « [faire] circuler la parole librement » après l’intervention des auteurs, ils négligent les pré- dispositions de certains à prendre la parole, ou la double détermination du capital culturel et du capital social, lesquels sont inégalement partagés entre les membres du public.

Finalement, les rencontres d’auteurs apparaissent comme un « espace public de la ré- ception »266 où se remarque une logique d’énonciation métalittéraire – logique d’énonciation

que Jean Caune place au cœur des dispositifs de médiation, en insistant sur le rôle du « sujet de parole »267 – faisant l’objet de luttes symboliques entre individus au capital littéraire inégale-

ment partagé. Les professionnelles que nous avons interrogées reconnaissent eux-mêmes qu’il existe au sein du public des rencontres d’auteur des variations inter-individuelles en matière d’investissement personnel et de rapport aux œuvres. Jean Chaguiboff et Sophie Ohnheiser268

définissaient le public des manifestations orales à la Bpi comme un continuum où se différen- cient « professionnels », « familiers », « fans », « insatiables », « passionnés » et « occasion- nels », chacune de ces catégories d’usager relevant d’une logique d’investissement particulière des pratiques culturelles. D’une manière générale, s’observe dans le public des rencontres d’au- teur en bibliothèque une gradation de l’individu le plus « profane », à l’habitus dominé, à l’in- dividu le plus « expert », à l’habitus dominant. D’ailleurs, les catégories des « pratiquants oc- casionnels et profanes » d’une part et des « pratiquants réguliers et avertis » d’autre part sont plus pertinentes selon Olivier Donnat que celle de « public » et de « non-public »269. Ces der-

nières permettraient moins d’insister sur les divers degrés d’investissement personnel des indi- vidus dans leurs pratiques culturelles, allant d’un mode d’appropriation distancié et éclaté des biens culturels à un mode d’appropriation intensif et spécialisé.

Sentiment d’illégitimité et sentiment d’imposture

L’idéal-type du public-lecteur confirmé que nous avons cherché à définir en premier lieu domine les rencontres d’auteur non seulement numériquement, mais également symboli- quement, en mettant en scène son capital littéraire. Inversement, s’observe à l’occasion de ce

265 Entretien avec la directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar, 6 avril 2018 (Annexe I). 266 ESQUENAZI Jean-Pierre, Sociologie des publics, La Découverte, « Repères », 2009.

267 CAUNE Jean, op. cit.

268 CHAGUIBOFF Jean et OHNHEISER Sophie, Le public des manifestations orales de la Bpi. Étude par entre-

tiens et par questionnaires, Bibliothèque publique d’information, « Études et recherche », 2009.

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genre d’événements la présence de divers micro-publics dominés symboliquement et numéri- quement, surtout lorsqu’il s’agit de faibles lecteurs. Pour ces derniers, nombreux sont les fac- teurs de sous-investissement d’un dispositif de médiation « conçu par des lettrés, pour des lettrés, en fonction de critères qui ne sont pas les leurs »270. Cet événement, dans sa configura-

tion même, met en scène, malgré la distanciation des organisateurs par rapport au modèle pres- criptif du cours magistral, une forme de « violence symbolique »271 rappelant l’institution sco-

laire, et exercée inconsciemment par ce « public-expert » qui se sent légitime à prendre la pa- role. Audrey, de peur de passer pour naïve face à un public plus âgé qu’elle et engagée dans un processus de resocialisation postscolaire à la lecture, n’osait pas intervenir aux rencontres d’auteur à la médiathèque Marguerite Yourcenar. C’est en ces termes qu’elle exprimait son sentiment d’illégitimité culturelle :

« Par exemple celle de Matthieu non, j’ai pas pris la parole, euh… parce que… je connaissais pas ses lectures. Alors ouais c’est un peu compliqué aussi, c’est délicat, quand j’arrive comme ça et je connais pas du tout l’auteur, je connais pas du tout ses… ses travaux, j’suis un peu gênée de de déran… poser la mauvaise question ou… la question un peu… naïve. […] En fait ça dépend ouais. Le style. Ça dépend si je m’y connais ou pas. […] Non c’est vrai qu’j’ose pas prendre la parole alors que j’la demande, c’est un peu contradictoire. »272

Cette dernière remarque suggère que les publics « profanes » peuvent manifester une véritable demande en termes d’expression personnelle (ou « énonciation subjective »), autre- ment dit de participation, mais qu’ils sont inhibés, voire intimidés par la qualité des interven- tions des publics « experts », voire spécialistes de l’œuvre de l’intervenant. Lorsqu’ils sont pré- sents aux rencontres d’auteur, le manque d’aisance et de familiarité de ces publics au moindre capital littéraire se manifeste notamment dans l’adoption de postures inappropriées ou en retrait, ainsi que par des façons de parler qui sont pour les dominants des marqueurs de classe.

Chez Marie-Ange, qui cumule une absence de capital culturel scolairement sanc- tionné et une situation sociale d’une grande précarité, le sentiment d’illégitimité culturelle de- vient un « sentiment d’imposture »273 ou d’exclusion attribuable à un habitus inadapté au milieu

270 POISSENOT Claude, « Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? », Bulletin des Bibliothèques de

France, vol. 46, n°5, 2001, p. 4-12.

271 « Tout pouvoir de violence symbolique est tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les impo-

ser comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force » (BOURDIEU Pierre,

Esquisse d’une théorie pratique [1972]. Précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Librairie Droz, « Travaux

de Sciences sociales », 2015).

272 Entretien avec Audrey, 9 janvier 2019 (Annexe IX).

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dans lequel il est plongé. L’enquêtée emploie par trois fois les termes « j’atterris »274, exprimant

ainsi une forme de désorientation symbolique dans un espace faisant intervenir des figures à l’univers culturel radicalement différent du sien. Elle semble développer un complexe d’infé- riorité vis-à-vis du public et de ces écrivains qui ont eu la chance de bénéficier d’une éducation culturelle dans leur famille et d’études supérieures dans leur jeunesse, confirmant la biblio- thèque dans son image d’« univers de diplômés »275. Elle déplore que les intervenants « se com-

portent comme des profs de fac et [qu’]ils parlent à toute vitesse » tandis qu’elle s’estime assez lente, voire « complètement larguée »276. Elle ressent également le « besoin »277 de prendre des

notes pour tenter de fixer malgré tout ce discours d’auteur, qui tient de la parole professorale souvent sujette à mécompréhension et à mésinterprétation chez ces publics faibles lecteurs. Marie-Ange est d’ailleurs tout à fait consciente de l’« ethnocentrisme lettré »278 faisant obstacle

à l’appropriation de la culture légitime par ces derniers, lorsqu’elle dit qu’il y a un « mur » d’accès à la culture, qu’il n’y a pas de « pont » entre les univers de référence des différents groupes sociaux279.

Subissant un déficit d’intégration à ce collectif d’amateurs-connaisseurs que représente le public majoritaire des rencontres d’auteur en bibliothèque, il arrive même au public des non- initiés de s’auto-qualifier subjectivement de non-public280. Mais certains de ses membres,

comme Audrey et Marie-Ange, tendent à vivre leur participation au dispositif sur le mode d’un travail de désinhibition, surtout lorsque le contact avec les écrivains s’inscrit dans la régularité. Surmontant sa difficulté à s’exprimer à cause d’une enfance tourmentée et d’une vie profes- sionnelle chaotique qui ne s’y prêtait guère, Marie-Ange disait commencer tout juste à perdre sa timidité, notamment grâce à cet autre dispositif de « médiation-énonciation »281 qu’est le

P’tit déj’ littéraire à la médiathèque Marguerite Yourcenar. Ayant développé grâce à sa pratique

274 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V). 275 POISSENOT Claude, art. cit.

276 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V). 277 Ibid.

278 « Quelle qu’en soit la forme – érudite ou mondaine, traditionnelle ou moderne –, [le] point de vue lettré sur la

lecture littéraire et libre, conçue comme une fin en soi, voulant ignorer toute fin externe, s’indigne à l’idée de traiter la littérature, non comme objet de contemplation, de délectation ou d’analyse, mais comme un instrument (en concurrence avec d’autres) permettant de satisfaire – avec plus ou moins de succès – des intérêts externes » (MAUGER Gérard et POLIAK F. Claude, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences

sociales, vol. 123, 1998, p. 3-24).

279 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V).

280 Sur cette autodéfinition de certains membres du public comme non-publics, voir notamment : PICAUD Myrtille,

« Définitions concurrentes et caractéristiques du “public” au festival littéraire de Manosque » [en ligne], Revue ¿

Interrogations ?, n°24, mis en ligne le 3 juin 2017. URL : https://www.revue-interrogations.org/Definitions-con-

currentes-et (consulté le 13 novembre 2018).

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de l’écriture en autodidacte une « finesse d’attention »282, elle affirmait également être capable

désormais de suivre ce que disent les intervenants.

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