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LE CAS DES INDIVIDUS « EN CONSTRUCTION D’IDENTITÉ »

1. Représentations contemporaines de l’écrivain et de la création littéraire

Sacralisation ou désacralisation ?

Après avoir analysé la réception des rencontres d’auteur comme un phénomène collectif, dominé par un public-lecteur confirmé aux « dispositions » conformes au « dispositif » de mé- diation littéraire, nous nous intéressons ici à la manière dont les individus singuliers s’en réap- proprient le contenu en fonction de leurs représentations et de leurs motivations personnelles. Hans Robert Jauss postule dans sa théorie de la réception un lecteur idéal dont l’horizon d’at- tente serait fondé sur une connaissance exhaustive de l’histoire littéraire précédant l’œuvre fai- sant l’objet d’un jugement esthétique. Cet horizon d’attente collectif est ce qu’il appelle le « système de références objectivement formulable »289 d’une époque donnée, soit celui des re-

présentations contemporaines de la littérature et de l’écrivain en ce qui nous concerne. Or, il apparaît que les rencontres d’auteur, compte tenu de l’irruption de ces micro-publics dont le faible capital littéraire ne prédispose pas a priori à participer à ce genre d’événement, font plutôt l’objet de réceptions et contre-réceptions à la fois socialement différenciées et inscrites dans

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des « histoires de lecteurs »290 singulières, opposant notamment ces « usagers en confirmation

d’identité » et ces « usagers en construction d’identité »291. Il convient maintenant de porter une

attention particulière à ces derniers en ce qu’ils contribuent par leurs réappropriations et leurs usages inattendus, non conformes, à redéfinir, du moins à la marge, la finalité du dispositif de médiation littéraire.

La réappropriation des rencontres d’auteur et du discours métalittéraire qui en émerge par ces publics profanes ou populaires est d’abord surdéterminée par des représentations sté- réotypiques de la création littéraire et de l’écrivain. Elles se sont sédimentées, au fil de leurs lectures et de leur participation à des événements littéraires, sous la forme d’horizons d’attente individuels, toujours socialement situés. Il s’agit de représentations a priori, antérieures à la participation aux rencontres d’auteur ; elles se distinguent des représentations a posteriori, qui émergent de l’interaction entre l’écrivain et le public, et qui sont partiellement produites par les bibliothécaires eux-mêmes dans leur manière de concevoir et de superviser l’événement292.

Quant au contenu de ces représentations, il tend généralement à refléter une certaine forme de désacralisation de la figure de l’écrivain comme résultat du processus contemporain de publi- cisation de la littérature. En effet, la sacralisation romantique d’un écrivain désincarné semble avoir progressivement laissé place à une banalisation de sa présence parmi un public de « pro- fanes ». D’une figure responsable et paternelle du « grantécrivain », nous serions passés à une horizontalisation de sa relation au public, que les médiateurs du livre veulent « conviviale », « chaleureuse » voire « confidentielle », termes récurrents dans nos entretiens auprès de biblio- thécaires. L’écrivain, quittant son groupe de pairs pour intervenir dans l’espace public, contri- bue également à sa propre démystification, surtout lorsqu’il dévoile les conditions socio-éco- nomiques de son activité de créateur, à l’instar de ces intervenants avouant la nécessité d’exer- cer un second métier. Or, cette représentation désenchantée d’un « écrivain de proximité »293

transparaît surtout dans le discours d’usagers « en confirmation d’identité » ou de publics

290 Voir à ce sujet : MAUGER Gérard, POLIAK Claude F. et PUDAL Bernard, Histoires de lecteurs, Le Croquant,

« Champ social », 2010.

291 D’après : CAILLET Mathilde, Les logiques d’usage en bibliothèque publique. Étude d’une pratique culturelle,

Mémoire d’étude du Diplôme de Conservateur des Bibliothèques, Enssib, 2014.

292 À supposer, d’après plusieurs sociologues, que les représentations sociales émergent des interactions entre les

individus socialement engagés ou dans leur rapport à leur environnement : en ce qui nous concerne, entre le public, l’auteur, les bibliothécaires, les modérateurs et la bibliothèque, mais aussi peut-être l’extérieur de l’institution.

293 Comme le montre Sylvie Ducas, l’avènement de cet « écrivain de proximité » a été permis aussi et surtout par

l’émergence des réseaux sociaux, blogs et autres sites d’écrivains. Voir à ce sujet : DUCAS Sylvie, « Faire écouter la littérature avec les yeux. Variations de l’ethos de l’écrivain dans un environnement numérique : les sites d’Éric Chevillard, de Chloé Delaume et de Régine Detambel » [en ligne], Itinéraires, mis en ligne le 1er juillet 2016.

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familiers du monde littéraire comme Marie-Louise. Cette enquêtée qualifiait la plupart des in- tervenants à la médiathèque Marguerite Yourcenar de « simples », au sens de décontractés, sans morgue. Elle faisait ainsi référence à Valentine Goby, qui n’avait pas l’air selon elle d’une écrivaine et avec laquelle elle aurait pu discuter dans le bus comme avec une personne ordinaire. Thierry critiquait quant à lui ces écrivains qui, imbus d’eux-mêmes en vertu de leur notoriété et se sentant légitimes à intervenir sur n’importe quel sujet comme s’ils étaient pourvus du don d’omniscience, devraient prendre conscience de leurs propres limites :

« C’est pas parce qu’on a… un public et qu’on se sent… acquis à la cause, que… que tout le monde boit les paroles de… du dieu qu’y a sur scène… qu’on est vraiment Dieu […]. [Les écrivains] c’est des êtres humains. Quand ils prennent leur douche, ils sont à poil comme nous ! »294

Inversement, les publics les plus précaires, souvent en quête de nouveaux repères dans une période de désorientation symbolique, tendent à entretenir un certain mysticisme littéraire vis-à-vis des écrivains qui en deviennent des figures quasi-providentielles, préfigurant une ré- demption sociale à venir, du moins en espérance. Cela n’est pas sans rappeler que le mot « au- teur » tirerait sa possible origine religieuse dans le terme latin augur, « celui qui fonde et éta- blit » ; et que celui d’Auctor a même désigné en latin chrétien Dieu lui-même. Cette sacralisa- tion des écrivains se remarque chez Marie-Ange, usagère socialement très vulnérable295 et en

période de reconstruction identitaire, lorsqu’elle qualifie les intervenants à la médiathèque Mar- guerite Yourcenar de surhumains. Dans sa manière de s’y référer, elle fait d’eux plus des figures ou des personnages incarnant un certain nombre de valeurs que des personnes concrètes. Elle ressent alors à leur égard ce qu’elle appelle une « affectivité désincarnée »296. Pour les individus

en grande détresse psychologique comme Marie-Ange, les écrivains sont susceptibles d’appa- raître comme des figures christiques ou sotériologiques, incarnant les épreuves de l’existence sur un mode esthétique pour mieux les sublimer. Les professionnelles que nous avons interro- gées estimaient que les rencontres d’auteur présentent l’ambivalence de contribuer d’une part à la sacralisation de l’écrivain en le distinguant d’un public de profanes, et d’autre part à sa désa- cralisation, puisqu’il est exposé, dans l’espace ordinaire des collections, aux questions du mo- dérateur et du public qui tendent à atténuer la dimension mystérieuse de la création littéraire.

294 Entretien avec Thierry, 15 novembre 2018 (Annexe VI).

295 Chez cette usagère, la « vulnérabilité sociale » se traduit non seulement par une fragilité matérielle et morale,

mais également par un sentiment de grande solitude, les associations caritatives et la médiathèque Marguerite Yourcenar et ses collectifs de lecteurs constituant son seul réseau social, où elle n’entretien du reste guère de relations vraiment personnelles.

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Cette sacralisation est tendanciellement plus forte chez les publics les moins dotés en capital culturel, tandis que les publics cultivés, bien conscients de la trivialité de la « condition litté- raire »297, sont davantage dans un rapport de familiarité avec l’intervenant, du moins en appa-

rence. L’idéalisation d’un objet étant proportionnelle à sa distance, les publics symboliquement dominés et éloignés de la culture légitime tendent à idéaliser cette dernière, ce qui constitue un obstacle à son appropriation.

Une tension entre fantasme et réalité

Cependant, l’écrivain demeure pour tous les types de publics une personnalité plus ou moins charismatique qui ne laisse pas indifférent, et l’horizontalité parfois revendiquée de son rapport à l’auditoire ne fait que masquer la différence essentielle entre professionnels et ama- teurs. Ces représentations sont constitutives de ce que José-Luis Diaz appelle « l’écrivain ima- ginaire », soit l’ensemble des représentations de l’écrivain à une époque donnée ainsi que les rôles qu’on lui assigne et les attentes du public à son endroit298. L’écrivain invité en bibliothèque

ne peut ignorer cette figure auctoriale par rapport à laquelle il doit se positionner : implicitement, lorsqu’il rencontre ses lecteurs, il lui est demandé de l’incarner. Dans les représentations col- lectives, il « sort malgré tout de l’état-civil, du monde des profanes »299 en étant appelé à jouer

un certain rôle, à incarner certaines valeurs, à s’en faire le porte-parole300, et son parcours sin-

gulier suscite toujours la fascination et la curiosité. À l’occasion d’une rencontre d’auteur dont la participation serait comme le suggère Roland Barthes de l’ordre du désir érotique, le fait de réaliser le fantasme de « pourvoir publiquement l’écrivain d’un corps charnel »301 ne saurait

être pris pour une démystification, bien au contraire. Ce genre d’événement, en mettant en scène l’auto-médiation incarnée de l’écrivain, crée certes un rapport de proximité physique avec le

297 LAHIRE Bernard, La condition littéraire. La double vie des écrivains, La Découverte, « Textes à l’appui »,

2006.

298 DIAZ José-Luis, L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Honoré Champion,

« Romantisme modernité », 2007. L’auteur oppose cet « écrivain imaginaire » à l’auteur réel, la personne civile ou biographique et à l’auteur textuel, qui se construit dans le livre, au fil de l’échange entre destinataire et desti- nateur.

299 CLERC Adeline, « Entre artiste idéalisé et personne incarnée : les figures de l’écrivain nées des rencontres avec

les lecteurs. Une étude d’un salon du livre », Terrains & Travaux, vol. 17, n°1, 2010, p. 5-21

300 L’on peut parler à ce titre d’un véritable « magistère moral » parfois attribué, du moins implicitement, aux

écrivains, inscrivant les rencontres d’auteur dans la tradition du romantisme. Voir à ce sujet : BÉNICHOU Paul,

Le Sacre de l’écrivain : 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne

[1973], Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1996.

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public, mais cette présence in situ entre souvent en contradiction avec un certain idéal-type de l’écrivain dans les imaginaires. Comme le remarquait Audrey,

« On se fait toute une histoire, tout un monde autour de l’auteur, c’est vraiment très… […] c’est quand même quelqu’un de très mystérieux quand on lit un bouquin [on a] toujours envie de connaître la personne, et de savoir… qu’est-ce qui l’a amenée à ça […]. »302

Autrement dit, l’incarnation de l’écrivain dans l’espace public crée « une tension entre fantasme et réalité, entre idéalisation et manifestation charnelle, bref entre être et imagi- naire »303 ; et les rencontres d’auteur en bibliothèque comme ailleurs deviennent « le lieu où

deux figures de l’auteur sont mises à l’épreuve : celle imaginée et celle réelle »304.

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