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LE CAS DES INDIVIDUS « EN CONSTRUCTION D’IDENTITÉ »

2. Les différents types de motivation à la participation aux rencontres d’auteur

La quête de savoirs inédits et exclusifs sur l’œuvre et son auteur

À ces représentations de l’écrivain et de la création littéraire, à la fois universelles et socialement situées, s’ajoutent les motivations personnelles par lesquelles chacun justifie sa participation aux rencontres d’auteur, et qui sont également constitutives des horizons d’attente individuels. Les différents discours d’autojustification de nos enquêtés montrent que, malgré son caractère performatif étudié en deuxième partie, ce dispositif présente des variations inte- rindividuelles en matière de perception et d’appropriation, chacun l’investissant en fonction de son projet personnel. D’une manière générale, l’objectif des publics consiste à participer aux rencontres d’auteur afin de prolonger une expérience de lecture par la visualisation de l’écrivain, ou bien, inversement, de prendre connaissance d’un écrivain pour ensuite découvrir ses œuvres. Au-delà de ces motivations les plus communes, la directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar soulignait la grande diversité des usages d’un dispositif ouvert censé n’imposer au- cune normativité dans les comportements de réception :

« On a de tout ! […] Toutes… En fait, toutes les attentes sont possibles de la part de nos usagers et nous, on ne doit pas les… les enfermer dans… Il faut avoir ça à l’esprit quand on fait une rencontre littéraire : c’est que tout est possible. »305

302 Entretien avec Audrey, 9 janvier 2019 (Annexe IX). 303 CLERC Adeline, art. cit.

304 Ibid.

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Chez la frange du public composée d’individus « en confirmation d’identité », soit des amateurs participant aux rencontres d’auteur dans la perspective de l’accumulation d’un capital littéraire précocement constitué, une justification majeure pourrait être l’accès immédiat à ce qu’Alain appelle une « parole rare »306 des écrivains qui trouve à s’épanouir en bibliothèque

face à un auditoire de lecteurs surinvestis dans l’événement. Ces amateurs-connaisseurs, à l’af- fut de micro-savoirs sur les œuvres qui les intéressent, tireraient de ce « paratexte exclusif »307

délivré par les écrivains à propos de leur dernière publication tant un sentiment d’exclusivité que des profits de distinction. Ainsi la rencontre avec Maylis de Kerangal dans le cadre du cycle des « Bibliothèques idéales » constituait-elle une forme d’« initiation » de ce public aux « mys- tères » d’une œuvre dont étaient présentées les filiations littéraires secrètes. Lecteurs « es- thètes » ou « puristes » souvent plus attentifs à la forme qu’au fond, ils apprécient tant les com- mentaires stylistiques de l’écrivain que l’expression de sa difficulté existentielle d’écrire sur le mode de la « confidence ». Leitmotiv de nos entretiens, ce terme reflète un sentiment illusoire de familiarité chez ce type de public.

Disposant de leurs propres sources en matière de veille éditoriale ou inscrits dans des cercles de sociabilité littéraires extérieurs à la bibliothèque, ces lecteurs confirmés sont par ail- leurs largement autonomes dans leur rapport à l’offre culturelle. Ce sont souvent les usagers les plus critiques vis-à-vis d’un dispositif de présentification de l’écrivain tendant parfois à « sacrer l’écrivain au détriment de l’écriture »308. Aussi Alain, en public-lecteur très exigeant, considère-

t-il la plupart des rencontres d’auteur comme superficielles, leur préférant toujours la rencontre avec les œuvres : « Ça permet de découvrir c’qu’on ne connais pas, la rencontre. Voilà. Mais… la lecture… se suffit à elle-même »309. Il s’agit là d’un cas paradoxal de non-public très gros

lecteur que nous qualifierions de blanchotien, l’auteur de L’Espace littéraire estimant catégo- riquement, d’après l’un de ses commentaires, qu’« Il n’est d’œuvre vraie que sans visage, dans une absence essentielle »310.

Un besoin de visualiser l’écrivain pour rendre concrète l’expérience de lecture

306 Entretien avec Alain, 23 novembre 2018 (Annexe VII). 307 GENETTE Gérard, Seuils, Seuil, « Points Essais », 1987.

308 DA ROCHA SOARES Corina, « L’écrivain sous les feux des projecteurs : étude d’un phénomène contempo-

rain dans le champ littéraire européen d’expression française », Carnets, n° 10-11, 2011, p. 189-214.

309 Entretien avec Alain, 23 novembre 2018 (Annexe VII).

310 LOUETTE Jean-François et ROCHE Roger-Yves, « Portraits de l’écrivain contemporain », Les cahiers de mé-

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Les publics « en confirmation d’identité » sont des lecteurs autonomes au sens où ils n’ont pas réellement besoin de rencontrer les écrivains pour découvrir et apprécier leurs œuvres. Inversement, les publics « en construction d’identité » ou faiblement dotés en capital littéraire apparaissent comme hétéronomes dans leur rapport à la lecture en ce que l’incarnation et la visualisation de l’écrivain, en rendant concrète l’expérience de lecture311, les motive à lire tandis

que le texte seul peut leur paraître rebutant. C’est en cela qu’ils manifestent, contrairement aux public-lecteurs confirmés, un besoin prioritaire de médiation, au sens d’une « sensibilisation » à la fois intellectuelle et corporelle à la littérature. L’intervention de l’écrivain en tant que per- sonnalité charismatique semble avoir plus d’effet sur ces individus en demande de médiation, voire de prescription. C’est en ce sens qu’Audrey concevait le dispositif comme un « entretien » où l’écrivain a une heure pour lui donner envie de lire son livre312.

Marie-Ange, qui refusait de se définir comme une « intellectuelle » malgré un discours autocritique savant, avait également besoin de « mettre des images » sur une œuvre par le con- tact avec l’écrivain à la présence « rayonnante » comme Valentine Goby, afin de mieux « in-

vestir » ce qu’elle lit313. Socialement vulnérable, n’appartenant à aucun cercle de sociabilité

littéraire privé, elle concevait les rencontres d’auteur comme une nécessité – « J’ai pas le choix, j’ai que ça »314, reconnaissait-elle – pour s’orienter dans un contexte de désintermédiation et de

surproduction éditoriale. Selon le principe de la médiation « moteur du désir » que définit Oli- vier Chourrot d’après René Girard315, cette usagère encore plus hétéronome que les autres

éprouvait le besoin impérieux de recourir à des tierces personnes, des figures d’autorité à la parole socialement légitime – écrivains comme bibliothécaires –, dans son initiation tardive à la lecture.

Le dispositif des rencontres d’auteur, un espace-temps de l’autodidaxie

C’est que Marie-Ange justifie sa participation aux rencontres d’auteur, entre autres mo- tivations possibles chez le public-lecteur, par ce qu’elle définit explicitement au cours de notre

311 Entretien avec Audrey, 9 janvier 2019 (Annexe IX). 312 Ibid.

313 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V). 314 Ibid.

315 C’est à Olivier Chourrot que l’on doit une analyse de la médiation en bibliothèque en ces termes, René Girard

considérant que tout désir est médiation au sens où son objet nous est désigné par autrui : « D’un point de vue girardien, la bibliothèque est bien une instance de médiation : son offre documentaire a pour effet de donner aux usagers des médiateurs “externes”, figures réelles ou imaginaires, fictionnelles ou documentaires, capables de stimuler son désir en le portant vers des objets de grande valeur humaine et spirituelle » (CHOURROT Olivier, « Le bibliothécaire est-il un médiateur ? », Bulletin des Bibliothèques de France, vol. 52, n°6, 2007, p. 66-77).

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entretien comme un « projet de retraite »316. Ce projet personnel d’usager, conférant un sens

relativement inattendu au dispositif de médiation littéraire, relève d’une forme d’autodidaxie venant compenser un parcours de vie éloigné de la culture légitime et une situation actuelle d’une grande précarité sociale. Hélène Bezille caractérise la figure de l’autodidacte en premier lieu par un réinvestissement tardif des pratiques culturelles chez l’individu « en rupture d’ap- partenance » par rapport à son milieu d’origine317. Chez Marie-Ange, cela prend la forme d’une

socialisation littéraire tardive, et plus précisément d’un rapport aux « mots » qui ont sur elle un effet « thérapeutique » et « mnémonique »318, surtout en lien avec le traumatisme familial des

camps de concentration et son parcours de vie « catastrophique »319 qui s’en est suivi. Sa parti-

cipation aux rencontres d’auteur est donc motivée par ce que Gaston Pineau appelle un « projet d’autoformation nocturne »320, au sens figuré plus qu’au sens propre. En état d’anxiété perma-

nent à cause de difficultés à se nourrir, à payer son loyer et à nouer des liens avec autrui, Marie- Ange parvient toutefois à se ménager momentanément ce « temps pour soi »321 que représentent

les rencontres d’auteur, véritable « hétérotopie »322 littéraire éloignée des vicissitudes du quo-

tidien. C’est en ces termes que Gaston Pineau explique la manière dont l’autodidacte « peuple son imaginaire » envers et contre tout :

« C’est dans les creux de l’activité quotidienne que ce nocturne formateur (la nuit bien sûr, mais également tous les espaces “vides” de la journée) vient se loger, offrant à qui en a le désir et la volonté autant de parenthèses à potentialités auto-apprenantes. »323

Selon Hélène Bezille, les autodidactes mettent en œuvre des stratégies d’autoformation « hors de tout cadre hétéronormatif organisé, en ayant éventuellement recours à une personne- ressource »324. Or, les cours en faculté lui paraissant inaccessibles compte tenu de ses faibles

moyens, Marie-Ange déplore qu’il n’y a « aucune ouverture culturelle pour les gens comme

316 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V).

317 BEZILLE Hélène, L’autodidacte : entre pratiques et représentations sociales, L’Harmattan, « Éducations et

sociétés », 2003.

318 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V). 319 Ibid.

320 PINEAU Gaston, Produire sa vie. Autoformation et autobiographie, Éditions Saint-Martin, « Théories et pra-

tiques de l’éducation permanente », 1983.

321 Viviane Albenga emploie cette même expression dans son enquête sur trois cercles de lecture lyonnais (voir :

ALBENGA Viviane, « “Devenir soi-même” par la lecture collective. Une approche anti-individualiste », Culture

& Musées, n°17, 2011, p. 85-106).

322 L’hétérotopie désigne chez Foucault un espace différencié, un « espace autre », plus ou moins enclavé ou clos

sur lui-même, en discontinuité avec son environnement. Si l’utopie est « l’envers de la société », un idéal « sans lieu réel », l’hétérotopie est « une sorte d’utopie effectivement réalisée », « un lieu dessiné dans l’institution même de la société » (FOUCAULT Michel, « Des espaces autres » [1967], in Dits et écrits II. 1976-1988, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 752-762).

323 PINEAU Gaston, op. cit. 324 BEZILLE Hélène, op. cit.

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[elle] »325. « Y a rien du tout, affirme-t-elle, il m’reste les conférences d’écrivain »326 : chez

cette usagère au faible capital littéraire et en demande de prescription, les rencontres d’auteur à la médiathèque Marguerite Yourcenar, comme le groupe de lecture par ailleurs, sont investies comme un cadre hétéronormatif de substitution. En participant régulièrement à ces dispositifs qui l’« oblig[ent] »327 à lire les œuvres présentées, Marie-Ange s’impose à elle-même des con-

traintes pour structurer sa trajectoire autodidactique. Plus profondément, il s’agit pour elle d’« espaces transitionnels »328 accompagnant rituellement son passage de public profane à pu-

blic expert et de lectrice novice à lectrice confirmée, même si cela a peu de chance de se réaliser compte tenu de son âge avancé. Or, cette socialisation tertiaire à la lecture, fondée sur un besoin de se réapproprier les « mots » pour sublimer un milieu familial et une vie professionnelle chao- tiques, s’effectue chez Marie-Ange non sans difficultés. Dans ce contexte, le dispositif des ren- contres d’auteur, qui peut mettre en scène des écrivains à la personnalité complexe et en donnant potentiellement la parole à des publics dominés, est susceptible de fournir une « aide aux iden- tités en crise »329 que manifestent souvent les autodidactes. Comme le théorisent Annabelle

Klein et Jean-Luc Brackelaire, les dispositifs de médiation

« essayent de permettre une mise en forme des épreuves identitaires, […] se veulent des garants d’une expression de l’identité en train de se faire […] en cherchant à per- mettre aux gens de cadrer et de mettre en scène leurs expériences pour les actualiser et les réaliser, pour s’actualiser et se réaliser. »330

L’écrivain « personne-ressource »

Enfin, les usagers autodidactes participant aux rencontres d’auteur trouveraient en l’écrivain l’une de ces « personnes-ressource » auxquelles ils se réfèrent au long de leur trajec- toire. Le terme même de « rencontre », au singulier comme au pluriel, étant un leitmotiv de leurs récits de vie, celle avec l’écrivain pourrait bien être décisive, comme chez Marie-Ange qui reconnaît même que « c’est la seule chose qui [l’]intéresse, en fait »331. N’ayant côtoyé au

cours de son existence que des « gens de faible niveau », et toujours en lien avec son projet de

325 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V). 326 Ibid.

327 Ibid.

328 Tout comme l’espace de la lecture, le « dispositif » des rencontres d’auteur peut être considéré comme un accès

vers un « autre monde », un « espace transitionnel » au sens que lui a donné Donald Winnicott, c’est-à-dire une zone intermédiaire entre le dedans et le dehors, l’intime et l’extime, et qui peut fonctionner chez les publics socia- lement vulnérables comme une sorte de filtre atténuant les impacts de la réalité extérieure (voir : WINNICOTT Donald Woods, Jeu et réalité : l’espace potentiel [1971], Gallimard, « Folio Essais », 2002).

329 KLEIN Annabelle et BRACKELAIRE Jean-Luc, « Le dispositif : une aide aux identités en crise », Hermès, La

Revue, n°25, 1999, p. 67-81.

330 Ibid.

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retraite articulé autour des « mots », elle est fascinée par ces « intellectuels » ou ces « gens lettrés » en général qui « savent bien parler », qui « maîtrisent le langage »332. Désirant elle-

même « développer une certaine intellectualité », elle dit bénéficier de la « qualité d’expres- sion »333 des intervenants aux rencontres d’auteur, mais par procuration puisqu’elle n’intervient

pas, ou très peu, dans l’événement. Finalement, il s’agit pour elle de « compenser », de « con- trebalancer »334 son défaut de socialisation primaire et secondaire à la littérature par le contact

avec des écrivains au fort capital littéraire. Elle se crée ainsi, sur un mode autodidacte, ce qu’elle appelle « [son] univers mental, imaginaire », une « culture personnelle », parce qu’elle « n’en [a] pas derrière »335. Chez Marie-Ange, la présence même de l’écrivain représente plus profon-

dément un rempart contre la folie : « Pour pas être folle, s’exclamait-t-elle, j’rencontre des écri- vains ! »336. Elle cherche en effet à se rattacher à ces gens « normaux », l’obligeant à un « exer-

cice logique », que sont selon elle les écrivains, par opposition à l’« enfer », au « cauchemar » de son environnement familial hanté par l’expérience des camps d’extermination337.

Les rencontres d’auteur, en mettant en scène l’écrivain « en personne », sont donc un espace-temps privilégié pour les usagers autodidactes, qui justifient leur participation par la recherche de substituts professoraux et d’un cadre structurant leur auto-apprentissage. Hélène Bezille338 suggère qu’une trajectoire autodidactique, quoiqu’en rupture avec les institutions

d’enseignement, n’est jamais repliée sur elle-même, mais qu’elle bénéficie d’un ensemble de médiations, de référents, de pratiques et de lieux alternatifs par lesquels l’individu s’oriente et se perfectionne.

Des horizons d’attente à la réception proprement dite

Les rencontres d’auteur en bibliothèque, en tant que dispositif, imposent au public pris dans son ensemble une certaine normativité en matière de logiques d’usage, en survalorisant la figure de l’amateur-connaisseur. Ce dernier est censé s’approprier le discours de l’intervenant ainsi que ses œuvres sur un mode « esthète et policé », où l’appréciation critique de leur contenu littéraire et métalittéraire l’emporterait sur l’attachement à la personne de l’écrivain. Or, en dépit de cette finalité inhérente au dispositif de médiation littéraire, les publics les moins

332 Ibid. 333 Ibid. 334 Ibid. 335 Ibid. 336 Ibid. 337 Ibid.

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confirmés tendent à se le réapproprier d’une manière « illégitime » (par rapport à celle de ce public au fort capital littéraire), le corps de l’écrivain faisant médiation dans la construction de trajectoires de lecture personnelles. Ce type de public-lecteur semble avoir davantage besoin de visualiser l’écrivain « en personne » pour rendre moins abstraite l’expérience de lecture. Faute d’un capital littéraire suffisant pour s’immerger pleinement dans l’œuvre présentée, il lui arrive même parfois de se contenter du discours d’auteur qui lui paraît plus accessible. D’une manière générale, d’aucuns déplorent qu’aux rencontres d’auteur en bibliothèque comme ailleurs, le désir de voir surpasse celui de lire : « Ce qui fait [alors] l’événement, ce n’est pas le livre à part entière, mais l’écrivain venu personnellement le représenter »339. Enfin, les rencontres d’auteur

remplissent une fonction compensatoire pour les publics les plus précaires, qui les réinvestissent à des fins thérapeutiques, ou qui se réfèrent à l’écrivain comme à une personne-ressource dans leur (re)construction identitaire. Ces exemples de logiques d’usage discrètes, inattendues ou surprenantes par des micro-publics en marge des rencontres d’auteur illustrent la relative im- prévisibilité340 d’un dispositif de médiation littéraire malgré la finalité initiale que lui confèrent

les professionnels. Les variations inter-individuelles en matière d’horizons d’attente montrent que chaque participant peut s’en réapproprier le contenu en fonction de sa trajectoire socio- biographique antérieure et de son projet personnel plus ou moins explicite.

Il en va de même du processus de réception à proprement parler, qui apparaît à la fois comme socialement différencié en fonction des appartenances de classe, d’âge ou de genre, et inscrit dans le rapport singulier au monde de chaque individu. Mais nous intéressent plus spé- cifiquement les modalités de réception du discours d’auteur par ces publics « en construction d’identité », qui tendent à s’y rapporter sur un mode identificatoire. En tentant par leur partici- pation et par leurs contre-réceptions de rejouer les assignations identitaires imposées par un milieu d’origine peu favorable à la lecture, ils nous informent sur la dimension non plus seule- ment distinctive, mais identitaire, que cette pratique culturelle présente notamment à travers l’importance donnée à la parole dans le processus de médiation.

II. L’EXPÉRIENCE RÉCEPTIVE DU SPECTATEUR INDIVIDUEL

339 CLERC Adeline, art. cit.

340 Tout « dispositif » impliquant une irréductible forme d’imprévisibilité quant aux usages qu’en font les destina-

taires : « Il résulte de l’interaction entre les éléments hétérogènes du dispositif que les actes accomplis ne corres- pondent jamais tout à fait à ce qu’on attendait » (BARDIN Christophe, LAHUERTA Claire et MÉON Jean-Mat- thieu (dirs.), Dispositifs artistiques et culturels. Création, institution, public, Le Bord de l’eau, 2011).

107 1. Un rapport incarné et affectif à la littérature

Spectacularisation et oralisation de la littérature

Ayant déjà défini les modalités de réception collective des rencontres d’auteur, où pré- vaudrait un capital littéraire précocement acquis par un public d’amateurs-connaisseurs, il s’agit maintenant d’effectuer un recentrement sur l’individu singulier dans son expérience effective de spectateur. L’intervention scénographiée des écrivains, s’adonnant à une présentation dis- cursive voire corporelle de leur œuvre, constitue avant tout « un spectacle à part entière, non pas forcément par la spectacularisation de la forme mais par l’intensité du moment »341. Les

publics vivent ce spectacle d’abord intérieurement, sur un mode psycho-affectif, indépendam- ment de leur degré de familiarité avec l’univers littéraire. Erving Goffman considère quant à lui que l’auditoire d’une conférence, quel qu’en soit le sujet, y assiste non seulement pour bénéfi- cier de la transmission d’un savoir, mais aussi et surtout pour voir un spectacle342. C’est dans

ces conditions que le dispositif des rencontres d’auteur admet la présence de lecteurs novices moins motivés par une appropriation savante du discours d’auteur que par l’expérience sensible du contact avec l’écrivain, par opposition au rapport abstrait au texte littéraire.

Cette expérience esthétique du sujet récepteur face au dispositif consiste en un rapport psycho-affectif et incarné au savoir que permet le recours à l’oralité par les professionnels dans leur démarche de médiation littéraire. L’une des professionnelles que nous avons interrogées considérait cette oralisation de la littérature comme un « biais » ouvrant potentiellement les rencontres d’auteur à ces faibles lecteurs que sont parfois les jeunes, les individus issus des milieux populaires ou des actifs qui n’ont pas le temps de s’investir pleinement dans les pra- tiques culturelles343. Ainsi Audrey, préférant initialement le théâtre « pour l’oralité » à la lec-

ture qui « renvoyait à quelque chose qui fonctionnait pas »344, représente-t-elle cette frange du

public des jeunes adultes davantage attirés par la culture du spectacle ou de l’oral que semblent réhabiliter les bibliothèques à travers des animations comme les rencontres d’auteur. Malgré un contenu souvent élitiste, la publicisation de l’écrivain à travers un ensemble de discours sur son

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