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LE CAS DES INDIVIDUS « EN CONSTRUCTION D’IDENTITÉ »

III. LOGIQUES D’USAGE DE LA BIBLIOTHÈQUE : ENTRE SOCIALISATION ET SOCIABILISATION LITTÉRAIRE

2. Lecture et (re)construction identitaire

Lectures d’évasion et/ou d’identification

De même que la participation aux rencontres d’auteur n’est jamais tout à fait déterminée par l’appartenance à un milieu favorisé donnant accès aux pratiques culturelles les plus légi- times, de même aussi, les itinéraires de lecteur, notamment chez nos usagers autodidactes, sont relativement autonomes par rapport à la trajectoire socio-biographique. Viviane Albenga, d’après la lecture de Gérard Mauger, Claude F. Poliak et Bernard Pudal, rend bien compte d’un possible « désajustement » entre une vie professionnelle qui ne se prête guère à l’épanouisse- ment culturel et une volonté d’« ouvrir le champ des possibles »410 par la lecture. À l’origine

d’une identité de négociation chez le lecteur autodidacte, cet écart montre que la lecture offre la possibilité de « s’affranchir, partiellement du moins, de la contrainte des déterminations so- ciales pour jouir soi-même de sa propre singularité »411. Pour Marie-Ange, la pratique de la

lecture comme la participation aux rencontres d’auteur constituait une manière de compenser l’échec de ses études où « rien ne [s’était] structuré »412. Sans se faire d’illusion quant à la

réussite de son entreprise compte tenu du retard accumulé et de sa situation de « délabrement » social, elle tente de « commencer à intégrer la culture » en s’appuyant sur ces « objets d’atta- chement » que sont les livres413. Ces derniers deviennent alors un support privilégié de résis-

tance au vieillissement social et d’émancipation intellectuelle, sinon véritablement sociale, en

408 Entretien avec Audrey, 9 janvier 2019 (Annexe IX). 409 Ibid.

410 ALBENGA Viviane, S’émanciper par la lecture. Genre, classe et usages sociaux du livre, Presses universi-

taires de Rennes, « Le sens social », 2017.

411 Ibid.

412 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V). 413 Ibid.

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augmentant et en affinant sa perception des altérités et en l’ouvrant à des horizons plus vastes que son quotidien étriqué.

À travers leur participation aux rencontres d’auteur en bibliothèque, les usagers « en construction d’identité » enrichissent donc une trajectoire de lecture souvent en rupture avec le monde immédiat. La lecture devient alors pour eux un « temps pour soi »414 les ouvrant à une

réalité alternative, un espace-refuge de résistance à l’adversité415. Comme avec le discours d’au-

teur dans le processus de médiation, ils tendent à s’approprier les œuvres de manière « illégi- time », c’est-à-dire sur le mode d’une évasion par rapport à leur vie ordinaire et sur celui d’une identification aux personnages, lesquels incarnent souvent cette capacité au dépassement de soi. Les autodidactes portent naturellement un intérêt particulier aux récits initiatiques dans lesquels ils se reconnaissent. Audrey disait par exemple apprécier énormément les biographies et autres « histoires de vie un peu extraordinaires, aussi positives que négatives »416. Étant elle-même en

quête de nouveaux repères, elle trouvait des résonances personnelles dans les récits de person- nages ayant « peu confiance en eux » et qui « essayent des choses »417. D’une manière générale,

la lecture constituait pour elle un accès à d’« autres possibles »418. Comme face à une personne

âgée d’une grande richesse intérieure, elle disait en tirer des expériences individuelles singu- lières, avec l’impression de « gagner des vies, ou de gagner du temps » sur la sienne419. C’est

en ce sens que la lecture, « support de projection vers d’autres vies possibles »420, permet

« d’“accomplir”, symboliquement ou concrètement, une identité ou une trajectoire fic- tive quand la trajectoire réelle ne remplit pas toutes les promesses escomptées, en rai- son de la force des trajectoires sociales qui imposent des limites à la réalisation de certains possibles. »421

Lectures de salut

Plus ou moins transgressive par rapport au milieu d’origine, vécue comme une échap- patoire ou un exutoire, la pratique de la lecture représente finalement un « support de

414 ALBENGA Viviane, op. cit.

415 Voir à ce sujet : PETIT Michèle, L’art de lire. Ou comment résister à l’adversité, Belin, « Alpha », 2016. 416 Entretien avec Audrey, 9 janvier 2019 (Annexe IX).

417 Ibid. 418 Ibid.

419 Entretien avec Audrey, 9 janvier 2019 (Annexe IX). 420 ALBENGA Viviane, op. cit.

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l’individu »422 dans sa construction identitaire. Comme chez Marie-Ange, doublement oppri-

mée en tant que femme socialement vulnérable, la lecture a pour effet performatif de donner au sujet subalterne ou en difficulté existentielle un sentiment de de libération intérieure, fût-elle illusoire compte tenu de la prégnance des déterminants sociaux que sont la classe, l’âge et le genre. Topos des récits de vie, cette « libération de soi par la lecture »423 renvoie à cette auto-

nomie relative des individus par rapport à leur passé. À l’occasion des rencontres d’auteur comme des cercles de lecture étudiés par Viviane Albenga,

« La lecture est investie, symboliquement et pratiquement, du statut de ressource per- mettant potentiellement de concrétiser une nouvelle affiliation sociale, ou tout au moins de rompre partiellement avec les identités assignées. »424

En prenant appui sur le dispositif des rencontres d’auteur pour s’émanciper de leur mi- lieu d’origine ou pour déjouer leurs appartenances identitaires, les usagers « en construction d’identité » s’inscrivent dans une démarche sotériologique. La « lecture de salut » est définie par Gérard Mauger, Claude F. Poliak et Bernard Pudal comme un usage social de la lecture qui consiste à « croire que lire permet de bien ou de mieux faire, de bien ou de mieux être »425. Ce

mode d’appropriation, comme les « manières ordinaires de lire », n’est pas forcément propre à nos enquêtés autodidactes. Mais ce sont eux qui l’incarnent le mieux en ce qu’ils tendent à concevoir la lecture comme une manière de donner un sens à leur existence souvent chaotique.

Marie-Ange, hantée par l’expérience des camps de concentration qu’a traversée sa fa- mille, est un cas extrême de cette « lecture de salut ». Comme dans celle de « Je me promets

d’éclatantes revanches ». Une lecture intime de Charlotte Delbo de Valentine Goby, elle re-

cherche parfois dans ses lectures des « pistes » pour « comprendre [sa] mère [et] ses réflexes concentrationnaires »426. Cela prend également la forme d’une identification à des personnages

romanesques mettant en œuvre des « mécanismes de survie face à une expérience extrême »427,

comme celui d’Aharon Appelfeld, orphelin de sept ans essayant de survivre dans les forêts pendant la guerre et dont l’errance symbolise celle de Marie-Ange. Comme chez ces femmes étudiées par Viviane Albenga, « La lecture apparaît [alors] comme un rempart au mal “absolu”

422 CASTEL Robert, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’indi-

vidu moderne, Fayard, « Pluriel », 2001, cité in ALBENGA Viviane, « “Devenir soi-même” par la lecture collec-

tive. Une approche anti-individualiste », Culture & Musées, n°17, 2011, p. 85-106.

423 ALBENGA Viviane, op. cit. 424 ALBENGA Viviane, art. cit.

425 MAUGER Gérard, POLIAK Claude F. et PUDAL Bernard, Histoires de lecteurs, Le Croquant, « Champ so-

cial », 2010.

426 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V). 427 ALBENGA Viviane, art. cit.

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que représente la Shoah, paradigme de la destruction de l’intégrité du soi »428. En quête d’un

salut individuel en tentant de mettre des « mots » sur un traumatisme familial, Marie-Ange cherche à comprendre la spiritualité syncrétique du roman – « C’est un peu la nouvelle reli- gion »429, disait-elle – dont les personnages incarnent des valeurs telles que le courage, l’abné-

gation ou le sacrifice. Finalement, la pratique de la lecture apparaît chez elle, selon ses propres mots, comme une manière de survivre face à l’adversité et malgré la menace de la folie qui pèse sur elle, et de « sauver [sa] peau »430 par l’acquisition compensatoire d’une forme « d’intellec-

tualité ».

Les rencontres d’auteur, en portant un certain discours sur les œuvres et en s’articulant au fonds de la bibliothèque, représentent un lieu-ressource où s’entrecroisent les différentes trajectoires de lecture des individus qui y participent. Bien que la pratique de la lecture soit ressentie subjectivement comme un cheminement personnel, elle est toujours plus ou moins socialement située, reflétant les goûts propres à un milieu d’origine. Sans céder à l’« illusion d’une toute-puissance performative de la lecture »431, qui ferait abstraction de tout ce qui déter-

mine le lecteur singulier, cette pratique reste perçue comme un « support de l’autonomie indi- viduelle »432. Malgré l’intermittence des investissements, elle fait partie de ces « pratiques de

soi »433, notamment chez ces individus dans une période de (re)construction identitaire. D’ail-

leurs, ces derniers, dont la socialisation littéraire intervient tardivement dans leur parcours er- ratique, manifestent une difficulté existentielle à se définir en tant que lecteurs, du moins au moment où ils sont interrogés en ce qui concerne nos enquêtés. D’une part, Audrey, « encore curieuse » et « encore en découverte », « [cherchait] encore à [se] définir »434 en se fiant d’une

manière hétéronome aux avis des autres en matière de lecture. D’autre part, Marie-Ange expri- mait ce malaise provoqué par une forme d’éclatement identitaire : « Je… j’arrive pas à me… à savoir qui j’suis, j’arrive pas à me définir, euh… je… je sais pas. Je sais pas… »435. Or, si la

participation aux rencontres d’auteur permet à ces publics non-confirmés de se définir progres- sivement en tant que lecteurs, malgré l’absence d’un capital littéraire scolairement sanctionné,

428 Ibid.

429 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V). 430 Ibid.

431 ALBENGA Viviane, art. cit. 432 Ibid.

433 C’est notamment à Viviane Albenga que l’on doit l’introduction de ce concept d’origine foucaldienne en so-

ciologie de la lecture : les grands lecteurs et lectrices interrogés dans ses enquêtes « développent un souci de soi dans leurs pratiques de lecture, qui ouvre des possibilités de transgression à l’égard des normes de genre, tout en servant d’appui à la recherche d’une légitimité littéraire » (ALBENGA Viviane, op. cit.).

434 Entretien avec Audrey, 9 janvier 2019 (Annexe IX). 435 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V).

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il convient de la réinscrire dans l’espace de la bibliothèque, dont ces autodidactes font un usage spécifique.

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