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CAPITAL CULTUREL SPÉCIFIQUE

DE DISPOSITIONS ESTHÉTICO-LITTÉRAIRES

2. Mise en scène du capital littéraire et expression de so

L’adoption de différentes postures de réception par les membres du public

Nous avons cherché jusque-là à définir les modalités de construction et d’accumulation par notre public d’un capital littéraire, autrement dit la manière dont le dispositif des rencontres d’auteur exige de lui un certain nombre de dispositions intériorisées sous la forme d’un habitus de spectateur ou de public-lecteur. Reste à analyser la « performance du public », c’est-à-dire l’actualisation, en situation d’interaction, de ces compétences spécifiques, que ce soit corpo- rellement, par ses prises de position dans l’espace, ou discursivement, par ses prises de parole dans le temps. Ce public d’amateurs-éclairés présente une relative homogénéité dans ses

244 Voir notamment : COULANGEON Philippe, « Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie. Le mo-

dèle de la distinction est-il (vraiment) obsolète ? », Sociologie et sociétés, vol. 36, n°1, 2004, p. 59-85.

245 Voir notamment : PETERSON Richard A., « Le passage à des goûts omnivores : notions, faits et perspectives »,

Sociologie et sociétés, vol. 36, n°1, 2004, p. 145-164.

246 Entretien avec Alain, 23 novembre 2018 (Annexe VII).

247 Comme nous le verrons en troisième partie, ce mode d’appropriation « éclectique » de la culture se remarque

également chez les individus autodidactes. Confrontés aux aléas et aux ruptures de l’existence, souvent dans une période de transition, ils mettent en œuvre diverses stratégies d’apprentissage. Pierre Bourdieu distinguait déjà : d’une part, l’éclectisme hasardeux et profane des autodidactes, tentant d’intérioriser la culture légitime selon un « mode d’acquisition hérétique », c’est-à-dire selon un ordre non légitimement reconnu ; et d’autre part l’éclec- tisme « électif » des « esthètes », scolairement sanctionné par un diplôme, donc davantage légitime (BOURDIEU Pierre, op. cit.).

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comportements comme dans sa manière de s’adresser aux professionnels. Nous parlerions vo- lontiers d’après Pierre Bourdieu d’un « habitus de groupe » pour « mettre en évidence la ten- dance des pratiques à s’ajuster les unes aux autres, transcendant les intentions subjectives ou les projets conscients »248. Aussi l’habitus, constitutif du public en tant qu’instance de récep-

tion collective, cristallise-t-il « le lien – plus ou moins fort – entre ses membres – (capitaux générant des pratiques et engendrant des représentations) »249.

Même sans s’exprimer publiquement, les spectateurs des rencontres d’auteur manifes- tent leur capital littéraire corporellement, en adoptant une posture plus ou moins convenue, en effectuant certains gestes qui sont autant de signes observables d’une réception plus ou moins active, quoique silencieuse, d’un discours d’auteur. Cette « hexis corporelle »250 correspondant

à un habitus de public-lecteur prend d’abord la forme de postures de lecteur, à travers la ma- nipulation par les participants de leurs propres livres ou de ceux de l’intervenant, ou la consul- tation de la bibliographie préparée par les professionnels en guise de prolongement de la ren- contre. Tout cela illustre un surinvestissement ostentatoire de certains lecteurs dans la ren- contre, qu’ils peuvent d’ailleurs avoir anticipé en amont en lisant avec attention l’œuvre pré- sentée par les médiateurs. Ainsi Marie-Louise s’était-elle personnellement très investie à l’oc- casion de la rencontre avec Virginie Despentes, à tel point qu’elle était en mesure de mener une critique comparatiste de l’ensemble de ses écrits251.

Ensuite, les auditeurs tendent à adopter pendant la rencontre une posture d’écoute at- tentive mobilisant toutes les facultés cognitives afin de s’engager avec plus ou moins d’inten- sité dans l’événement. Cela se remarquait au cours de l’intervention de Maylis de Kerangal à la médiathèque Marguerite Yourcenar, où l’écrivaine avait été amenée à lire un extrait d’un de ses livres à voix haute. Certains individus, le sourire figé, la main contre la joue, les yeux rivés au plafond, manifestaient par cette posture stéréotypée une attention accrue, quasi dévotion- nelle, à la voix de l’écrivaine magnifiée par le micro, résonant dans l’open-space de la biblio- thèque. Cette dernière en devient d’autant plus une sorte de cathédrale laïque, consacrée à ce

248 BOURDIEU Pierre, Le Sens pratique, Minuit, « Le sens commun », 1980. 249 Ibid.

250 « Dimension fondamentale du sens de l’orientation sociale, l’hexis corporelle est une manière pratique d’éprou-

ver et d’exprimer le sens que l’on a, comme on dit, de sa propre valeur sociale : le rapport que l’on entretient avec le monde social et la place que l’on s’y attribue ne se déclare jamais aussi bien qu’à travers l’espace et le temps que l’on sent en droit de prendre aux autres, et, plus précisément, la place que l’on occupe avec son corps dans

l’espace physique, par un maintien et des gestes assurés ou réservés, amples ou étriqués […] et avec sa parole dans le temps, par la part du temps d’interaction que l’on s’approprie et par la manière, assurée ou agressive,

désinvolte ou inconsciente, de se l’approprier » (BOURDIEU Pierre, La Distinction. Critique sociale du jugement [1979], Minuit, « Le sens commun », 1996).

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qui s’apparente parfois à un mysticisme littéraire, que les lectures à haute voix sont souvent conclues par les médiateurs comme par le public par un « merci » voire un « merci infiniment », qui peut faire penser au « amen » chrétien. En termes de postures de spectateur, peuvent éga- lement s’observer une désinhibition progressive du public avec davantage de rires, un certain relâchement corporel ou des interventions intempestives en fin de rencontre, signes d’un sen- timent diffus de connivence entre l’écrivain et son auditoire, partageant un même univers de référence. Ainsi l’immobilité du public n’est-elle pas synonyme de passivité dans la réception du discours ; elle peut au contraire être le signe d’une logique d’identification fusionnelle avec l’orateur.

Enfin, l’acte de prendre des notes peut également être considéré comme partie prenante de cette hexis corporelle que déploie le public-lecteur des rencontres d’auteur. Nombre d’entre les participants retiennent notamment les références citées dans le discours d’auteur sur une « petite liste » qu’ils conserveront et réutiliseront dans leur cheminement littéraire ultérieur. Pratique récurrente chez les publics lettrés, cette thésaurisation de micro-savoirs constitue une manière de se distinguer en tant qu’amateur-expert d’une thématique spécifique ou d’un écri- vain en particulier. D’autres participants gardent trace de l’événement en prenant frénétique- ment des notes sur un épais cahier qui semble leur servir de support identitaire dans leurs sorties culturelles, surtout celles tournées autour de la littérature. Signe manifeste d’une « bonne volonté culturelle » et par identification avec l’écrivaine, Marie-Ange prenait ainsi compulsivement en note les paroles de Valentine Goby sur ce qu’elle appelait son « carnet de bord »252. Ce dernier pouvait être considéré comme une sorte d’objet transitionnel dans une

dynamique de reconstruction identitaire, ou de support d’un processus de socialisation tardif à la lecture. Agnès Camus-Vigué parle dans son enquête253 d’une tendance à la « graphomanie »

comme mode d’appropriation des manifestations orales chez ces publics « en rupture d’appar- tenance »254.

C’est ainsi que le public des rencontres d’auteur en bibliothèque, comme l’intervenant dans son adoption progressive d’une « posture d’auteur », tend à mettre en scène un capital littéraire antérieurement acquis ou en cours d’appropriation. À la limite, la participation au spectacle sert à se donner en spectacle, non seulement corporellement, mais également discur- sivement, comme nous l’analyserons ci-après. Cette auto-valorisation des individus par le

252 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V).

253 CAMUS-VIGUÉ Agnès, Le public des manifestations orales à la Bpi. Synthèse de la phase exploratoire, Bi-

bliothèque publique d’information, « Études et recherche », 2008.

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réinvestissement d’un capital littéraire dans le processus de la rencontre d’auteur comme à ses marges illustre cet aspect fondamental des pratiques culturelles en général, lesquelles au-delà de l’activité de réception stricto sensu, se caractérisent souvent par leur fonction expressive et identificatoire.

Conclusion sur la dimension expressive des rencontres d’auteur

Souvent reléguées à la fin des rencontres d’auteur, venant en complément du discours d’auteur, les questions des lecteurs n’en demeurent pas moins importantes symboliquement en ce qu’elles actualisent cette fonction critique du public qui est présente par ailleurs dans l’écoute silencieuse, l’activité de réception n’étant jamais tout à fait passive. On peut même considérer, d’après certains théoriciens, que les publics culturels en tant que collectivités de destinataires n’existent que dans un espace public et dans le moment où des personnes appo- sent discursivement leur jugement à l’objet d’ordre symbolique qui leur est destiné, en en ap- prouvant ou désapprouvant la forme et le contenu255. En intervenant dans l’espace public de la

bibliothèque, l’écrivain est ainsi appelé à comparaître, à se confronter à son lectorat incarné en public-auditoire, donc à la réception positive ou négative de son œuvre, au risque parfois d’en être dépossédé. Tel est l’un des enjeux de la « publicisation du lectorat » qu’implique des dis- positifs comme les rencontres d’auteur. La compétence critique du public étant plus ou moins valorisée par le dispositif des rencontres d’auteur, l’on peut considérer que ce public « inter- vient » lui-même dans le processus de médiation, au même titre que les « intervenants » pro- fessionnels, conférant par ses questions – interrogations métalittéraires, retours d’expériences personnelles de lecture, élargissement sur un sujet de société, opinions et divagations person- nelles – un surcroît de sens à l’œuvre présentée.

Ainsi l’écrivain a-t-il le plus souvent affaire en bibliothèque à des « amateurs » parta- geant le plus souvent avec l’auteur cette conception « esthète » de la littérature. En parlant de la rencontre avec Virginie Despentes, l’ancienne directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar constatait que « les gens l’[avaient] ressentie comme beaucoup plus accessible que lorsqu’elle est à la télé, à la radio, où il n’y a que des professionnels autour d’elle. Là, elle était

255 « La foule désigne une entité mouvante dotée d’un inconscient collectif dans laquelle les individus fusionnent

les uns avec les autres de manière involontaire, tandis que le public qualifie une collectivité sociale d’interaction portée par l’esprit critique, la division des opinions et l’expression supérieure de la raison » (ETHIS Emmanuel, MALINAS Damien et ROTH Raphaël, « Sociologie des publics de la culture », in Publidictionnaire. Dictionnaire

encyclopédique et critique des publics, mis en ligne le 6 mai 2019. URL : http://publictionnaire.huma-num.fr/no-

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qu’avec des amateurs dans le sens vraiment noble du terme de ceux qui aiment, qui aiment son livre et qui ont envie de l’entendre en parler »256. Cette figure chère à Antoine Hennion de

l’« amateur », cet « acteur engagé dans sa passion »257, se caractérise particulièrement par cette

posture critique. Elle s’opposerait à la figure du fan impliquant un intérêt plus porté sur la personne de l’écrivain que sur son talent, sans mise à distance et qui se rencontrerait plutôt à l’extérieur des bibliothèques, parmi les festivaliers ou les téléspectateurs d’On n’est pas cou-

ché par exemple. À la communauté d’admiration constituée en bibliothèque par un public de

lecteurs « authentiques »258 autour d’un auteur pour partager une parole qui se cherche, s’op-

poserait alors la communauté d’adulation qui se forme autour d’une idole médiatique qui fait don de sa présence et où le désir de voir surpasse celui de la discussion approfondie.

Or, cette dimension expressive des rencontres d’auteur n’est pas exempte de ces dérives égotiques n’apportant rien au processus de médiation, et que déploraient certains de nos en- quêtés. Il arrive fréquemment que certains individus déguisent une interprétation savante en interrogation, n’ayant d’autre but que d’affirmer une expertise singulière. Peu importe finale- ment le contenu de l’événement, toute occasion est bonne pour eux de se mettre en avant et d’afficher son capital littéraire. En s’exposant ainsi de manière ostentatoire, ces lecteurs con- firmés cherchent à satisfaire un besoin narcissique d’être reconnus en tant qu’amateurs-con- naisseurs auprès de l’écrivain, avec lequel ils tendent à se mettre sur un pied d’égalité. Ils peuvent également aller jusqu’à inverser la relation traditionnelle entre usagers et profession- nels, s’érigeant en experts à la place des bibliothécaires qu’ils renseignent sur certains points spécifiques. Thierry était extrêmement critique vis-à-vis de ces personnes intervenant pour s’auto-valoriser, lorsqu’elles n’en viennent pas à interrompre l’écrivain lui-même. Plutôt d’ac- cord avec le fait de ne pas trop laisser la parole au public sinon à la marge, il pensait que « La conférence en soi se suffit. […] Après on peut parler de soi, si ça a un intérêt par rapport au domaine et tout ça, mais bien souvent c’est pas le cas ». Refusant de « jouer le jeu », n’assistant pas aux rencontres d’auteur pour « voir un spectacle, pour entendre les egos des gens », il quitte généralement le dispositif à la fin du discours d’auteur259.

256 Entretien avec l’ancienne directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar, 19 avril 2018 (Annexe II). 257 HENNION Antoine, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Anne-Marie Métailié, « Suites

Sciences Humaines », 2007.

258 Nous avons relevé l’usage de ce qualificatif dans plusieurs témoignages : en parlant d’auteurs ayant participé à

des rencontres, Lauren Moosen, par exemple, dit que « Nombreux furent surpris par la qualité des échanges, par la préparation générale des rencontres et par le nombre de lecteurs authentiques qu’il leur fut donné de rencontrer » et dont ils apprécient la présence (MOOSEN Laurent (dir.), « Rencontrer des auteurs en bibliothèque », dossier, in Lectures, n°152, 2007, p. 17-40).

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Mais pour intempestives qu’elles puissent paraître aux yeux de certains lecteurs, et si marginales qu’elles soient dans le processus de la rencontre d’auteur, ces interventions d’ama- teurs-experts n’en demeurent pas moins parfois essentielles, du moins lorsqu’elles sont perti- nentes littérairement parlant. Remplissant une fonction de reconnaissance symbolique de l’écrivain, elles contribuent également à la coconstruire le sens de l’œuvre de ce dernier en y apportant des significations inattendues. En participant à la consécration de l’écrivain comme à sa réception critique, ils entretiennent l’illusion d’appartenir au champ littéraire, du moins en ses marges. Mais l’inégale distribution de la parole dans l’espace des rencontres d’auteur sug- gère un accès inégal à ce « jeu littéraire ». Même si la prise de parole n’est pas forcément le signe d’un capital littéraire élevé, certains lecteurs semblent se sentir plus autorisés à la prendre que d’autres. D’une manière générale, le comportement du public, dont il convient maintenant de relever les variations inter-individuelles en-deçà de l’idéal-type d’un public-lecteur con- firmé, ou amateur-expert, laisse transparaître un sentiment de légitimité culturelle inégalement partagé. « Espace de valorisation » et de « certification du capital littéraire »260 en public et

face à des professionnels du livre pour les uns, la rencontre d’auteur peut être vécue par d’autres plutôt sur le mode d’une socialisation tardive à la lecture. Cette opposition implique potentiellement au cœur un dispositif un partage entre « initiés » extravertis, prompts à prendre la parole, et « profanes » introvertis, se contentant de prendre des notes. Aussi ces logiques de différenciation à l’œuvre dans le public des rencontres d’auteur en bibliothèque nous font-elles concevoir ce dernier comme beaucoup moins homogène en termes de dispositions et d’origines sociales qu’il n’y paraît au premier abord.

III. DE L’IDÉALTYPE DU PUBLIC MAJORITAIRE AUX PUBLICS « ATY-

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