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LE CAS DES INDIVIDUS « EN CONSTRUCTION D’IDENTITÉ »

III. LOGIQUES D’USAGE DE LA BIBLIOTHÈQUE : ENTRE SOCIALISATION ET SOCIABILISATION LITTÉRAIRE

1. Rencontrer des écrivains pour s’orienter en littérature

Une (re)socialisation tardive à la lecture

Chez trois de nos enquêtés, la participation aux rencontres d’auteur, vécues sur un mode initiatique plus que sur celui d’une confirmation de capital littéraire, s’inscrit dans une dé- marche autodidactique de (re)socialisation tardive à la lecture. Gérard Mauger, Claude F. Poliak et Bernard Pudal expliquent que les périodes de (re)construction identitaire, comme celle que vit de manière dramatique Marie-Ange, sont particulièrement propices à l’intensification des pratiques articulées autour de la littérature395. Qu’elle soit d’ordre para-professionnel comme

chez Audrey et Thierry ou post-professionnel comme chez Marie-Ange, la pratique de la lecture que favorise le dispositif de médiation littéraire vient souvent compenser un défaut de sociali- sation précoce ou une situation de précarité sociale.

C’est notamment le cas de Marie-Ange, dont le récit de vie exprime à la fois une rupture radicale par rapport un milieu d’origine qu’elle décrit comme névrotique et antiintellectuel, un désajustement entre une vie professionnelle chaotique et son appétence contrariée pour la litté- rature, et enfin un réinvestissement dans les pratiques culturelles à l’âge de la retraite. N’ayant pas bénéficié d’un environnement familial favorable – « Lire, ça rend fou »396, disait sa mère –,

en décrochage scolaire et aliénée par une succession de métiers subalternes, elle vit sa retraite – toujours dans un registre religieux – comme une forme de « résurrection »397. Jouissant tardi-

vement de cet otium lui permettant de construire un ambitieux projet de retraite pour rattraper

395 MAUGER Gérard, POLIAK Claude et PUDAL Bernard, op. cit. 396 Entretien avec Marie-Ange, 7 novembre 2018 (Annexe V). 397 Ibid.

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le temps perdu littérairement parlant, Marie-Ange fréquente la médiathèque Marguerite Your- cenar en novice – « Je connais rien du tout ni aux auteurs, ni aux livres », dit-elle, avant d’ajou- ter : « Tout ça c’est… tout nouveau, pour moi, cet univers »398.

D’une manière générale, nos trois enquêtés autodidactes entretenaient vis-à-vis des lec- tures scolairement prescrites un rapport de défiance, lorsqu’elles n’étaient pas à l'origine de difficultés à lire. Marie-Ange affirmait n’avoir jamais pu « accrocher »399 les textes classiques

étudiés au lycée, ce qu’elle expliquait par un contexte social défavorable, tandis que Thierry « [a] mis très très longtemps à pouvoir lire » parce qu’il avait « un rapport difficile à la lecture » et que « rien ne [l’]intéressait »400. Ces individus n’étant pas des « héritiers »401 et mal intégrés

à une institution scolaire exerçant sur eux une forme de « violence symbolique », ils préfèrent à ces lectures autoritairement imposées la lecture-plaisir, personnellement choisie, qu’encoura- gent les bibliothèques. C’est par exemple le cas d’Audrey, jeune adulte autrefois insensible à la pratique de la lecture, qu’elle percevait comme « très scolaire », pour finalement découvrir par le biais de son entourage la « sensation » singulière que procure cette activité, ainsi que la grande communauté des lecteurs402.

C’est dans ce contexte que le dispositif des rencontres d’auteur, par le discours d’auteur, les ouvrages exposés de diverses manières et son inscription dans l’environnement de la biblio- thèque, constitue un lieu-ressource dans le parcours de lecteur singulier de chaque participant. À l’occasion de ce genre d’événement, présentant à chaque fois une œuvre différente, l’espace bibliothéconomique offre la possibilité de « butiner » d’un présentoir à l’autre et entre les col- lections ordinaires. Que l’acte de lire une œuvre particulière soit antérieur ou postérieur à la visualisation de son auteur, les lecteurs autodidactes cheminent d’un livre à l’autre souvent sur un mode expérimental, sans goûts fixés et ouverts à la nouveauté. Se laissant aller à leur « in- tuition » comme Audrey, dérivant du connu à l’inconnu, ils se bricolent progressivement un capital littéraire éclectique – « il n’y a aucun sens entre mes lectures »403, disait cette même

enquêtée – et tentent d’élargir leurs horizons.

398 Ibid. 399 Ibid.

400 Entretien avec Thierry, 15 novembre 2018 (Annexe VI).

401 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont mis en évidence, « par-delà l'influence des inégalités économiques,

le rôle de l'héritage culturel, capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire, que les enfants des classes favorisées doivent à leur milieu familial et qui constitue un patrimoine d'autant plus rentable que profes- seurs et étudiants répugnent à le percevoir comme un produit social » (BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean- Claude, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Minuit, « Grands documents », 1964).

402 Entretien avec Audrey, 9 janvier 2019 (Annexe IX). 403 Ibid.

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La « bonne volonté culturelle » des autodidactes

Le lexique du voyage est prégnant chez ces publics investissant le dispositif de média- tion pour dévier, souvent par sérendipité, de leur trajectoire de lecture. Il peut même être ques- tion d’infléchir radicalement leur trajectoire socio-biographique dans son ensemble, lorsque la rencontre avec l’écrivain en vient à bouleverser leurs représentations sociales, leur apportant de nouveaux outils de compréhension du monde404. En effet, chez les individus les plus éloignés

initialement de la lecture, fussent-ils minoritaires dans le public global, les rencontres d’auteur peuvent constituer un espace privilégié de sensibilisation à la littérature, donc d’émancipation à l’égard d’un milieu défavorisé par intégration à une communauté de lecteurs. Comme l’ob- serve une bibliothécaire405, chez les jeunes en échec scolaire ou les éléments socialement mar-

ginalisés, la fréquentation de la bibliothèque et le contact avec les professionnels du livre peu- vent ainsi s’inscrire dans un processus de revalorisation personnelle et de réintégration sociale. Cela passe par une réappropriation du langage écrit, lequel leur permet, comme chez Marie- Ange, de mettre des « mots » sur leur situation.

Selon Hélène Bezille, les trajectoires autodidactiques se caractérisent par un ensemble de circonstances et une série de ruptures socio-biographiques à l’origine d’une « volonté de savoir »406. Cela se remarque chez nos enquêtés qui tendent à surinvestir les rencontres d’auteur

et autres dispositifs de médiation littéraire en lisant assidument les œuvres présentées par les intervenants. Leur libido sciendi, dans l’urgence du temps à rattraper, se traduit par une curiosité tous azimuts et un attrait compulsif pour la lecture, comme chez Marie-Ange entraînée presque malgré elle dans le « tourbillon » de la découverte tardive du plaisir de lire :

« J’ai été poussée, comme ça, euh… Je… j’comprends pas trop pourquoi j’me mets à lire, à lire, à lire, alors qu’ça m’bouffe du temps, et, euh… euh… J’sais pas comment expliquer, j’ai peut-être d’autres choses à faire […], bah non, non, je lis, je lis, je lis, je lis… »407

La métaphore de la dévoration est récurrente dans la description que font ces usagers autodidactes de leur initiation à la littérature. Comme souvent chez les jeunes en réinsertion, les transfuges de classe ou les retraités en période de resocialisation à la lecture, ils font ainsi preuve

404 Sur le rôle de la bibliothèque dans l’infléchissement de trajectoires de vie, en particulier celle de jeunes en

rupture d’appartenance à leur milieu d’origine défavorisé, voir : PETIT Michèle, De la bibliothèque au droit de

cité. Parcours de jeunes, Bibliothèque publique d’information, « Études et recherche », 1997.

405 BAILLON-LALANDE Dominique, « Missions multiples et nécessaires convictions », Bulletin des Biblio-

thèques de France, vol. 42, n°1, 1997, p. 35-40.

406 BEZILLE Hélène, op. cit.

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d’une « bonne volonté culturelle », soit un désir de se conformer aux normes culturelles recon- nues comme les plus légitimes et qui se manifeste dans la participation aux rencontres d’auteur en bibliothèque. Audrey décrivait bien ce processus d’accession à la littérature légitime chez les individus inégalement défavorisés en affirmant fréquenter cette institution culturelle « aussi pour [sa] culture G »408. Selon une logique de rupture par rapport à son identité passée et

de distinction par rapport aux non-lecteurs, cette lectrice novice expliquait en outre avoir rem- placé un rapport consumériste aux « fringues » par l’acquisition de livres, ce qui confère da- vantage de « sens » à ses achats en lui donnant « l’impression d’apprendre des choses »409.

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