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LE CAS DES INDIVIDUS « EN CONSTRUCTION D’IDENTITÉ »

2. La fonction identificatoire du dispositif des rencontres d’auteur

Un dispositif suscitant l’identification du spectateur à l’écrivain et à ses personnages En tant que pratique culturelle, les rencontres d’auteur revêtent une fonction non seule- ment distinctive, surtout chez les publics confirmés s’exprimant dans l’espace public de la

353 Entretien avec Thierry, 15 novembre 2018 (Annexe VI). 354 Ibid.

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bibliothèque avec un sentiment de légitimité culturelle, mais également identificatoire, surtout chez les publics participant au dispositif plutôt sur un mode initiatique.

Outre des considérations d’ordre formel, stylistique ou métalittéraire, les rencontres d’auteur font intervenir un écrivain afin qu’il rende compte discursivement de la trajectoire personnelle qui l’a amené à écrire ainsi que de la construction de ses personnages qui en sont souvent la transfiguration. Le discours d’auteur peut alors s’analyser comme un récit de vie partiellement fictif, affecté par cette même « illusion biographique » que nous avions décelée chez nos enquêtés. Comme l’affirmait la directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar, « Faire venir un auteur c’est aussi [nous soulignons] un moyen qu’on nous raconte des his- toires »356. C’est précisément ce mode narratif de présentation de soi qui offre au public la pos-

sibilité de s’identifier à l’auteur, ou du moins de trouver dans son discours des résonances per- sonnelles. Cette logique d’identification est d’autant plus intense que l’écrivain se fait l’incar- nation des épreuves de l’existence et que son œuvre dépasse l’expérience intime pour s’élever jusqu’à l’universalité de la condition humaine.

Au cours des rencontres d’auteur, il arrive aux écrivains de s’adresser indirectement aux individus singuliers composant le public afin qu’ils mobilisent leur expérience personnelle. C’est par cette remarque que Valentine Goby avait conclu la présentation de son propre par- cours de vie semé de doutes existentiels, invitant le public à s’y reconnaître : « Je crois que ça fait partie du cheminement de plein de gens ». Au cours de la même rencontre, l’individu dans son parcours de vie singulier était à nouveau valorisé, à l’occasion de l’évocation de ces femmes tondues à la Libération, devenues « étrangères chez elles » : « Ça nous parle à chacun de nous à un moment de notre histoire », avait affirmé l’écrivaine. La littérature étant faite selon elle d’« histoires irréductibles à leur contexte », ces femmes incarnaient la figure universelle du paria à laquelle des publics subissant une forme d’exclusion sociale étaient susceptible de s’identifier.

L’identification sympathique

Ce mode d’appropriation identificatoire du dispositif des rencontres d’auteur est carac- téristique des individus « en construction d’identité » que sont les autodidactes, dont font partie Audrey, Thierry et Marie-Ange. Ce type de public tend à se reconnaître dans la figure d’écri- vains s’étant formés sur le tard ou de personnages littéraires tentant de se constituer un capital

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culturel comme condition de leur ascension sociale. Ayant montré ci-avant que la réception culturelle faisait intervenir les affects du destinataire, l’on parlera d’après Hans Robert Jauss357

d’une logique d’identification sympathique pour qualifier cette relation d’empathie émotion- nelle qui peut ainsi s’établir aux rencontres d’auteur entre un public d’autodidactes et ce qui lui est semblable chez l’intervenant ou dans son œuvre. À la médiathèque Marguerite Yourcenar, Maylis de Kerangal avait par exemple présenté l’héroïne de son dernier roman, Un monde à

portée de main, en parlant elle-même d’« une forme d’initiation au sens anthropologique »,

c’est-à-dire par l’incorporation non seulement de savoir-faire mais également d’un langage et d’une vision du monde, bref d’un habitus. Comme dans le film Esther Kahn d’Arnaud Desple- chin que Maylis de Kerangal citait comme une source d’inspiration majeure, Paula Karst (son héroïne), au fil de son initiation artistique jalonnée de plusieurs « seuils », « traverse un monde de sens » et « se reconfigure intérieurement » pour finalement « [trouver] qui elle est ». En évo- quant un jeune personnage « se ressaisissant », mu par l’enthousiasme de l’âge des possibles, et travaillant avec acharnement, l’intervenante suscitait la compassion de son auditoire, parmi lequel les autodidactes se nourrissaient d’une expérience de vie qui leur était familière.

Cette frange du public est également la plus prompte à s’identifier à des écrivains au style de vie transgressif, comme Faiza Guène et Berthet One, présentés à l’occasion de la ren- contre croisée à la médiathèque de la Canopée. D’une part, la romancière retraçait la manière dont elle était devenue, malgré un milieu d’origine défavorisé et grâce au soutien de l’un de ses enseignants, la « Sagan des banlieues ». Son écriture « simple sans être simpliste » ayant pour but d’« ouvrir le regard » des jeunes, elle incarnait selon elle la possibilité d’une émancipation par la littérature chez ceux qui s’en sentent fatalement exclus. Dans cette entreprise de vulgari- sation de la lecture, elle espérait montrer qu’« il y a des portes qui s’ouvrent au-delà de toute assignation identitaire ». Ainsi Faiza Guène cherchait-elle à solliciter dans son discours l’adhé- sion d’individus tentent eux-mêmes d’échapper aux déterminismes sociaux en s’inspirant de figures édifiantes : « On cherche toujours des miroirs où se reconnaître », avait-elle conclu sa présentation. D’autre part, le bédéiste Berthet One, affirmant « s’en être sorti » grâce à l’art après être passé par la délinquance et la prison, souhaitait adresser dans son intervention « un message d’espoir à toute une génération perdue ». Ainsi les écrivains invités en bibliothèque rendent-ils compte parfois de trajectoires de rupture dans lesquelles les individus autodidactes

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peuvent trouver des correspondances avec leur propre parcours de vie. Comme le montre Vi- viane Albenga,

« Ces auteurs ou leurs personnages suscitent l’identification par leurs transgressions réelles ou littéraires, ou par leurs trajectoires de transfuge. Ils offrent ainsi un miroir pour analyser son propre parcours, voire pour s’auto-légitimer, dans une entreprise de salut identitaire repérable chez les transfuges de classe et, plus généralement, dans des moments d’écart temporaire avec les normes des socialisations primaire et secondaire. »358

L’identification cathartique

Cette logique d’identification sympathique peut s’accompagner d’une logique d’inden- tification cathartique, notamment chez les individus les plus précaires ou ayant traversé une expérience extrême comme Marie-Ange, encore hantée par le souvenir familial des camps de concentration. Hans Robert Jauss définit ainsi ce dernier mode d’indentification :

« [Il] dégage le spectateur des complications affectives de sa vie réelle et le met à la place du héros qui souffre ou se trouve en situation difficile, pour provoquer par l’émo- tion tragique ou par la détente du rire sa libération intérieure. »359

En mettant en scène un écrivain ou des personnages littéraires au parcours de vie dra- matique, le dispositif des rencontres d’auteur permet parfois à certains membres du public de mettre des mots sur l’indicible, de canaliser une souffrance, d’exorciser une situation difficile. Si elle avait été présente à la médiathèque Françoise Sagan pour la rencontre avec Gauz du 28 novembre 2018, Marie-Ange se serait ainsi probablement volontiers reconnue dans la condition subalterne du vigile-philosophe décrite dans le roman Debout payé de ce même écrivain. Comme face à Valentine Goby traitant dans ses romans de la Shoah, cela aurait eu sur elle l’effet de ce qu’Aristote appelle dans sa Poétique360 une catharsis. La catharsis est selon le

philosophe grec une « purgation des passions » – ou « purification émotionnelle » – provoquée par la représentation artistique d’une situation tragique. Face à cette dernière, le spectateur, dont l’âme est « transportée hors d’elle-même », se libère de ses angoisses et éprouve « un allège- ment accompagné de plaisir »361. C’est en ce sens qu’Hans Robert Jauss parle d’un sentiment

de « libération intérieure » chez l’individu en détresse face à la sublimation littéraire de sa propre condition. Comme l’expliquait Thierry, toujours sur un registre affectif, ce sentiment,

358 ALBENGA Viviane, art. cit. 359 JAUSS Hans Robert, op. cit.

360 Aristote, Poétique, Gallimard, « Tel », 2002. 361 Ibid.

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provoqué par certains récits de vie « révoltants » ou « foudroyants », comme par exemple celui d’une femme violée, peut être extrêmement « puissant »362.

L’identification genrée

Enfin, outre l’appartenance de classe, l’appartenance d’âge et l’appartenance de genre suscitent également des logiques d’identification spécifiques. D’une part, les seniors appréciant souvent les parcours de vie, ils semblent trouver leur compte dans les rencontres d’auteur, où il leur est loisible, par la médiation de celle de l’écrivain et de ses personnages, de porter un regard rétrospectif sur leur propre trajectoire, d’effectuer un retour sur soi. D’une manière générale, « le mot senior indique que l’individu entre dans une nouvelle étape de sa vie et qu’il peut trouver d’autres modes d’identification que le travail »363, dont font partie les collectifs de lec-

teurs. D’autre part, il convient de rappeler que « l’identité sociale du lecteur, et par conséquent son identité de genre, sont un enjeu considérable »364 dans les sociabilités autour du livre,

comme celle qui émerge des rencontres d’auteur. Viviane Albenga illustre dans ses divers tra- vaux le « rôle performatif du recours aux personnages et aux auteurs en termes d’appartenance de genre »365. À la médiathèque Marguerite Yourcenar, les bibliothécaires – fonction par ail-

leurs largement occupée par des femmes – ont fait le choix délibéré d’introduire une certaine parité sexuelle entre les intervenants, invitant alternativement écrivains et écrivaines366. Ainsi

un processus d’identification genrée est-il favorisé entre des écrivaines et leur l’auditoire, où les femmes sont surreprésentées, à l’occasion de rencontres où sont par ailleurs exposées en arrière-plan deux représentations artistiques de l’écrivaine Marguerite Yourcenar. Ces écri- vaines, à l’instar de Maylis de Kerangal décrivant le processus par lequel son héroïne Paula Karst « devient une femme », mettent parfois en scène des personnages féminins luttant contre l’adversité et qui sont autant de « miroirs où se reconnaître » pour le public. Or, cette réception identificatoire des rencontres d’auteur est ambivalente en ce qui concerne les publics féminins.

362 Entretien avec Thierry, 15 novembre 2018 (Annexe VI).

363 GUÉRIN Serge, L’invention des seniors, Hachette Littératures, « Pluriel », 2007, cité in LOSSER Anne-Chris-

telle, « Des seniors à la bibliothèque. Un nouveau public-cible pour les politiques de lecture publique », Bulletin

des Bibliothèques de France, vol. 100, n°11, 2017, p. 66-79.

364 BURGOS Martine, EVANS Christophe et BUCH Esteban, Sociabilités du livre et communautés de lecteurs.

Trois études sur la sociabilité du livre, Bibliothèque publique d’information, « Études et recherche », 1996.

365 ALBENGA Viviane, « Stabiliser ou subvertir le genre ? Les effets performatifs de la lecture », Sociologie de

l’Art, n°17, 2011, p. 31-43.

366 Pour rappel, la médiathèque a invité ces dernières années d’une part des auteurs comme Éric Reinhardt, Miguel

Bonnefoy, Tristan Garcia, Gilles Marchand ou Christian Cailleaux, et d’autre part des auteures comme Catherine Cusset, Marie-Christine Robin, Virginie Despentes, Valentine Goby ou Maylis de Kerangal, auxquelles s’ajoute par exemple la youtubeuse Solange TeParle.

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D’une part, ce mode d’appropriation « illégitime » « [peut] participer à la construction des dis- positions de genre, les réaffirmant ou les reconfigurant »367. En participant à des rencontres

d’auteur mettant à l’honneur une « littérature générale » contemporaine368, les femmes confir-

meraient ce stéréotype de genre consistant à les associer à une supposée « sensibilité littéraire ». D’autre part, de même que certains individus transgressent par leur seule présence aux ren- contres d’auteur les injonctions antilittéraires de leur milieu d’origine, de même aussi, les femmes peuvent se servir du dispositif comme un « support de subversion du genre dans cer- taines conditions, individuelles et/ou collectives »369. En effet, les rencontre d’auteur peuvent

avoir un effet cathartique chez ces femmes sinon socialement précaires comme Marie-Ange, du moins en situation de déclassement par rapport aux hommes à qualification égale. La participa- tion au dispositif, espace de retrait du quotidien, leur ferait accéder à ce sentiment de « libération intérieure » que nous avons décrit ci-avant, par un élargissement – sur un mode imaginaire du moins – de leur horizon d’attente. Enfin, en permettant d’« affirmer ses convictions sans en porter toute la responsabilité »370, la participation à des rencontres d’auteur faisant intervenir

des écrivaines ouvertement féministes (comme Valentine Goby à la médiathèque Marguerite Yourcenar) relève également en soi d’une volonté de se départir de l’« emprise du genre »371.

La « lecture esthète » n’est jamais pure chez le public-lecteur confirmé, qui ne s’en tient pas à des considérations formelles, mais assiste également au discours d’auteur au prisme de son expérience personnelle et sur un registre affectif. Mais la réception-identification est surtout « un mode d’appropriation populaire qui établit une continuité éthique avec le mode réel »372,

alors que les classes dotées d’un capital culturel élevé « privilégient au contraire la rupture es- thétique dans leur réception des œuvres »373. Les publics populaires, surtout lorsqu’ils sont en-

gagés dans une trajectoire autodidactique précaire ou incertaine, tendent à ancrer leur pratique de la lecture, et a fortiori leur participation aux événements littéraires, dans leur quotidien en tentant d’en tirer un « capital d’expérience ». Transfuges de classe, individus en rupture d’ap- partenance, ils sont enfin les plus susceptibles de trouver en la figure de l’écrivain « un recours

367 ALBENGA Viviane, « Le genre de “la distinction” : la construction réciproque du genre, de la classe et de la

légitimité littéraire dans les pratiques collectives de lecture », Société & Représentations, n°24, 2007, p. 161-176.

368 Comme nous l’avons montré en une première partie, cette littérature générale, ou « littérature blanche », est

largement privilégiée, au détriment des littératures de genre (science-fiction, fantasy, polar, etc.) ou de la bande dessinée, aux publics plutôt masculins.

369 ALBENGA Viviane, art. cit. 370 Ibid.

371 LÖWY Ilana, L’emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité, La Dispute, « Le genre du monde », 2006. 372 ALBENGA Viviane, art. cit.

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contre la perte de repères intellectuels et idéologiques, les dérives du sens, les flottements axio- logiques qui semblent caractériser les sociétés contemporaines »374. Cela est d’autant plus vrai

que ces pratiques culturelles, constitutives de l’identité, sont en outre éminemment sociales, intégrant l’individu à un collectif, fût-ce par procuration comme chez Marie-Ange, qui re- cherche de la compagnie sans pour autant parvenir à nouer des relations personnelles au-delà des échanges autour de la littérature375.

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