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CONSTRUCTION, CIBLAGE ET LIMITES D’UNE OFFRE DE MÉDIATION LITTÉRAIRE

I. LA CONSTRUCTION D’UNE OFFRE DE MÉDIATION LITTÉRAIRE : RE PRÉSENTATIONS ET PRATIQUES PROFESSIONNELLES

3. L’écrivain érigé en « personnage médiateur »

L’écrivain « domestiqué »

À la limite, plus encore qu’aux modérateurs extérieurs intégrés à la bibliothèque au titre de partenaires stratégiques, c’est à l’écrivain en personne qu’est déléguée la fonction de média- tion. Son intervention fait en effet partie de ces « médiation post-créatrices »96 où, dans un con-

texte de publicisation de la littérature, il est amené à produire un ensemble de discours se su- perposant à celui de sa publication, contribuant à conférer un surcroît de sens à cette dernière auprès d’un public qui en retour ne la reçoit jamais telle quelle. Aux rencontres d’auteur,

94 Voir à ce sujet : RABOT Cécile, « Proposer sans prescrire ou les médiations silencieuses des bibliothécaires »,

journée d’étude Comment le livre vient au lecteur : la prescription littéraire à l'heure de l'hyperchoix et du numé- rique, organisée par Sylvie Ducas et Maria Pourchet, Paris, 29 juin 2012.

95 CHOURROT Olivier, « Le bibliothécaire est-il un médiateur ? », Bulletin des Bibliothèques de France, vol. 52,

n°6, 2007, p. 66-77.

96 ALVÈS Audrey et POURCHET Maria (dirs.), Les médiations de l’écrivain. Les conditions de la création litté-

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l’écrivain se livre à un discours d’auto-médiation relancé par les questions du modérateur ou par celles du public.

Cependant, sa présence en bibliothèque, en tant qu’elle est référée à un public, n’est jamais neutre et doit se concevoir en fonction de la place qu’elle occupe dans la stratégie d’ac- tion culturelle globale de l’institution culturelle, même si cette stratégie ne fait pas toujours l’objet d’une formalisation. En invitant l’écrivain, les bibliothèques l’inscrivent dans un dispo- sitif d’exposition plus ou moins contraignant, plutôt en contradiction avec une activité créatrice effectuée traditionnellement dans le retrait. De cette intervention en public et dans l’espace public de la bibliothèque, il tire au mieux de précieux témoignages sur la réception de son œuvre, ou une forme de sociabilisation, au pire une impression de dépersonnalisation. Comme le sou- lignait Gilles Marchand lui-même au cours d’un café littéraire à la médiathèque Vaclav Havel, l’action culturelle, en les transformant en animateurs culturels, voire en travailleurs sociaux, pouvait être subie par certains écrivains comme une forme d’instrumentalisation ou d’aliénation. Inévitablement assimilés à une « politique des publics », leur présence permet en effet, par un transfert inverse de capital symbolique, de faire valoir la bibliothèque comme une institution en prise avec la création contemporaine auprès de publics qu’il s’agit de fidéliser. Finalement, « peu importe ce qu’on fait dire à l’écrivain, ce qui compte est qu’il parle », dit Marie-Ève Thé- renty dans un contexte similaire97. À la manière d’une Faiza Guène ou d’un Berthet One invitant

l’auditoire à prolonger la rencontre par la découverte du fonds de référence sur les « cultures urbaines » de la médiathèque de la Canopée, cet auteur-médiateur en vient même parfois à faire explicitement la promotion de la bibliothèque en général, de ses collections et de ses services.

La présence même de l’intervenant fait médiation également en ce que ce dernier peut être amené à proposer lui-même au public, voire aux bibliothécaires, des pistes de lecture en guise de prolongement de l’œuvre qu’il représente. Il peut s’agir soit de ces classiques dans lesquels se reconnaît le public en vertu de son capital littéraire supposé, soit d’auteurs contem- porains plus méconnus, comme des auteurs étrangers, qu’il serait susceptible d’apprécier. En amont de son intervention, les bibliothécaires engagent fréquemment un dialogue avec l’auteur qui les renseigne sur ses affinités littéraires, passant ainsi par son intermédiaire pour remplir leur fonction de médiation, ainsi que nous l’expliquait l’ancienne directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar :

97 THÉRENTY Marie-Ève, « Paroles, paroles, paroles… Du portrait littéraire à l’interview d’écrivain », in

BLAISE Marie, TRIAIRE Sylvie et VAILLANT Alain, L’Histoire littéraire des écrivains. Paroles vives, Presses universitaires de la Méditerranée, « Collection des littératures », 2009, p. 259-273.

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« C’est-à-dire que ce qui est intéressant quand on travaille en amont avec l’auteur, c’est que l’auteur peut nous dire les livres qu’il aime, les livres qu’il aurait conseillés, les livres qui l’auraient inspiré, et nous, on va faire à côté de ça une bibliographie, une table de valorisation, euh… et donc on va amener le public aussi sur nos collec- tions. »98

À l’occasion d’une rencontre, l’écrivain prend donc partiellement en charge le discours de médiation en reprenant à son compte le traditionnel conseil de lecture. Il fait figure de lecteur idéal, susceptible d’orienter le public comme les bibliothécaires dans un contexte éditorial sa- turé. La rencontre avec Maylis de Kerengual illustre bien cette posture de médiateur que l’écri- vain en personne est souvent amené à adopter. En invitant le public à lire La vie des plantes d’Emanuele Coccia, parce que « le végétal est d’ordinaire ignoré par les philosophes » ou Règne

animal de Jean-Baptiste Del Amo, « un des livres qui [l’]a peut-être le plus impressionnée ces

dernières années », l’intervenante attirait l’attention sur des livres peu visibles. En évoquant ses sources d’inspirations contemporaines, comme le format des « Bibliothèques idéales » s’y prê- tait, Maylis de Kerengual, à la manière d’un Sartre faisant découvrir Faulkner aux lecteurs fran- çais, s’érigeait en écrivaine consacrée-consacrante, transférant son capital symbolique à des œuvres peu connues du public, lequel devait avoir toute sa confiance au titre de son autorité d’auteure.

La médiation incarnée de conceptions métalittéraires

Cette constitution de l’auteur en personnage médiateur auprès du public nous permet d’enrichir notre définition de la médiation littéraire telle qu’elle intervient dès la phase de con- ception du dispositif des rencontres d’auteur avec les représentations que les bibliothécaires se font de leurs missions. Dans le cadre de ce genre d’événements, comme d’autres manifestations littéraires, il s’agit sinon de construire, du moins de confirmer la sensibilité d’un public-lecteur par l’intermédiaire d’une figure d’écrivain qui trouve à s’incarner face à cet auditoire. Comme le montre Nathalie Montoya dans son travail sur les médiateurs culturels,

« Dans la volonté de transformer le comportement du public face aux œuvres, se fait jour une conception de la transmission incarnée : le rapport aux valeurs s’incarne dans des figures que les dispositifs de médiation rendent présentes. Au-delà de l’adhésion au modèle du choc esthétique ou de la révélation par mise en contact, c’est ainsi que l’on comprend l’importance de la “rencontre” dans le discours des médiateurs. »99

98 Entretien avec l’ancienne directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar, 19 avril 2018 (Annexe II). 99 MONTOYA Nathalie, « Construction et circulation d’ethos politiques dans les dispositifs de médiation cultu-

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Aussi les rencontres d’auteur, qui mettent en scène une médiation incarnée et in situ, sont-elles emblématiques de la façon dont les professionnels pensent la construction et la trans- mission des valeurs esthétiques auprès du public, soit en ce qui nous concerne une certaine manière de lire ou une croyance dans la force performative de la littérature comme nous l’ana- lyserons dans les parties suivantes. À travers ce dispositif de publicisation de l’écrivain, le pré- supposé est que la sensibilisation à ce rapport spécifique à la culture est d’autant plus efficace qu’il est « porté par un sujet et incarné dans une figure singulière »100 qui le fait exister auprès

du public.

Finalement, à travers cette figure d’écrivain incarnée dont l’auto-médiation est d’ordre essentiellement discursif, la bibliothèque produit un discours métalittéraire qui se sédimente au fil des rencontres d’auteur comme dans les autres dispositifs de médiation. En faisant intervenir un écrivain légitime à se prononcer sur le sujet, l’institution culturelle construit ou confirme auprès de son public une certaine définition, souvent exigeante et ambitieuse, du littéraire. En écrivaine consacrée-consacrante, Valentine Goby incarnait et faisait l’éloge à la médiathèque Marguerite Yourcenar d’une littérature distinguée, cette littérature dite « déconcertante »101, en

affirmant par exemple traiter « de questions beaucoup plus littéraires que des questions d’agen- cement de l’intrigue », en défendant l’autonomie de la littérature contre l’influence de logiques exogènes (« J’crois que la littérature doit pas être soumise à autre chose qu’à elle-même »), pour enfin proposer une définition péremptoire de la littérature « Toute la littérature n’est que ça : des histoires intimes inscrites dans un contexte ». Comme Yannick Haenel à soulignant le « caractère labyrinthique, spiralé de la narration » de son œuvre au cours d’une rencontre à la bibliothèque Oscar Wilde, l’auteure de Kinderzimmer prétendait ne pas écrire d’histoires li- néaires, mais toutes en circonvolutions, au risque de perdre le lecteur. À cette intellectualisation de la littérature s’ajoutait une définition à la fois personnelle et stéréotypée du roman dont la force serait de « [pouvoir] incarner, donner une dimension organique, physique aux sujets dont il traite ». Par opposition à la forme appauvrie du témoignage et selon le topos de la fiction- vérité dans les discours métalittéraires, l’écrivaine rappelait que le genre romanesque permettait de faire exister des objets négligés par les historiens comme la décolonisation du Cameroun. Mais d’une manière générale, de nombreux écrivains tendent à préférer au terme de « roman » celui de « récit », toujours en lien avec un auditoire susceptible de s’y reconnaître, en rappelant

100 Ibid.

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par exemple l’origine étymologique du mot « texte » ou en faisant référence à l’« archéologie » comme modalité d’écriture.

Comme le dit Emmanuelle Payen, « en s’appuyant sur des procédés de scénographie et de mise en scène des savoirs » chaque bibliothèque produit à travers sa politique d’action cul- turelle un « discours singulier sur des œuvres originales »102. Il en va de même des rencontres

d’auteur, lesquelles permettent à la bibliothèque de proposer une offre alternative. Comme les écrivains, elle tend à s’inscrire discursivement dans le pôle de production restreinte, faisant écho à la logique de distinction supposément à l’œuvre dans le public. Et c’est sur la base de cette offre d’œuvres au lectorat parfois relativement restreint qu’elle tient un certain discours métalittéraire où elle tend à encourager un rapport « esthète et policé » à la littérature, se carac- térisant notamment par la capacité à citer les auteurs et à faire abstraction du fond pour se con- centrer sur la forme103. En somme, que ce soit au moment du choix des intervenants comme au

niveau des représentations que se font les bibliothécaires de leur mission de médiateurs litté- raires, donc dès la phase de conception du dispositif des rencontres d’auteur, tout concourt à satisfaire un public-cible dont l’horizon d’attente est pris en compte. En effet, faute de pouvoir élargir et diversifier socialement le public des rencontres d’auteur à cause de paramètres qui restent à déterminer, les bibliothèques tendent stratégiquement à fidéliser un public-lecteur con- firmé, notamment en inscrivant le dispositif dans la régularité d’une programmation culturelle.

II. UN DISPOSITIF DE MÉDIATION INSCRIT DANS UNE PROGRAMMATION

CULTURELLE

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