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CONSTRUCTION, CIBLAGE ET LIMITES D’UNE OFFRE DE MÉDIATION LITTÉRAIRE

I. LA CONSTRUCTION D’UNE OFFRE DE MÉDIATION LITTÉRAIRE : RE PRÉSENTATIONS ET PRATIQUES PROFESSIONNELLES

2. Les non-publics

La concurrence des autres pratiques culturelles

168 L’un des objectifs de la « médiation culturelle événementielle » serait en effet de « participer à la création de

l’identité d’une communauté de lecteurs par-delà les différences socioculturelles », plaçant ce type de médiation au croisement du social et du culturel (SANDOZ David, op. cit.).

169 C’est en ces termes que Thierry, usager toujours très critique vis-à-vis du public des rencontres d’auteur, décri-

vait cette logique implicite échappant aux bibliothécaires, lorsqu’ils ne la favorisent pas : « On est toujours dans un… dans un panel d’initiés, et… ça… Voilà, on est toujours sur le même… quota de personnes, on va pas élargir […] Donc en fait on est déjà sur un… un vecteur de gens qui sont… acquis à la cause » (Entretien avec Thierry, 15 novembre 2018 (Annexe VI).

170 POISSENOT Claude, art. cit. 171 Voir note 136 page 52. 172 POISSENOT Claude, art. cit.

173 Ces termes récurrents dans notre corpus d’entretiens suggèrent l’instauration d’un rapport de proximité, du

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Si la bibliothèque dans sa globalité est bien devenue ces dernières décennies un véritable espace d’intégration sociale, les rencontres d’auteur, comme la plupart des animations, et a

fortiori celles liées à la lecture, génèrent de l’exclusion, d’où l’absence de certaines catégories

de public. Le premier type de non-public des rencontres d’auteur est ce public urbain que les bibliothèques peinent à fidéliser en raison de sa volatilité. Il se caractérise d’abord par sa grande mobilité géographique (les déménagements et le phénomène de migration pendulaire étant fré- quents), ainsi que par un manque de temps (les horaires des bibliothèques étant souvent perçues comme contraignantes). Lorsqu’il n’est pas éloigné de la culture légitime, il s’agit d’un public potentiel des rencontres d’auteur en bibliothèque, mais dans un environnement aussi concur- rentiel que Paris, il tend à privilégier d’autres institutions culturelles entre lesquelles il navigue aisément. Cette mise en concurrence des offres culturelles accroît l’exigence de qualité du pu- blic, comme le constatait l’ancienne directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar174.

Or, la concurrence du virtuel se surajoute à celle des institutions souffrant moins d’un défaut de visibilité que les bibliothèques. Cela donne lieu à une autre catégorie de non-public qui, capté par d’autres consommations culturelles liées à internet, se détournerait des événe- ments littéraires consacrant la littérature légitime comme les rencontres d’auteur. Ce phéno- mène de désaffection témoigne de la « ringardisation » de la lecture dont parle Olivier Donnat, soit une dépréciation du capital littéraire (ou une baisse du pouvoir distinctif du livre) dans notre société, qui se traduit par une érosion et un vieillissement du lectorat175. D’une époque « légiti-

miste », nous serions passés, encore selon Olivier Donnat, à une époque « éclectique omnivore ». Dans ce contexte, les groupes sociaux, notamment la jeune génération des moins de 35 ans qui « ne montre plus aucune bonne volonté culturelle »176, désertent les instances de prescription

traditionnelles. Ils se tournent alors, sur le mode de l’éclatement, vers de nouveaux et multiples canaux numériques où prévaut l’horizontalité dans la transmission du savoir. L’absence des non-publics aux rencontres d’auteur est à resituer dans ce contexte de désintermédiation numé- rique et de délégitimation de la bibliothèque, de l’École ou de la critique professionnelle en tant qu’intermédiaires culturels traditionnels. La hausse du niveau scolaire moyen et du temps con- sacré aux loisirs ces dernières décennies n’a donc paradoxalement pas pour effet une intensifi- cation des pratiques culturelles, à commencer par la lecture. Même si le public des rencontres d’auteur peut sans contradiction se caractériser par un fort taux d’équipement, qu’il cumule

174 Entretien avec l’ancienne directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar, 19 avril 2018 (Annexe II). 175 DONNAT Olivier, Les Français face à la culture : de l’exclusion à l’éclectisme, La Découverte, 1994. 176 Ibid.

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avec des pratiques culturelles « réelles », la « culture de l’écran »177 est bien l’une des princi-

pales causes de l’absence des non-publics.

L’(auto)exclusion des faibles lecteurs

Mais c’est naturellement, à quelques exceptions près, l’absence des faibles lecteurs, sur- tout ceux issus des classes populaires, qui illustre le plus l’échec de la démocratisation culturelle en bibliothèque en général et aux rencontres d’auteur en particulier. L’enquête de Claude Pois- senot sur les publics des animations en bibliothèque confirme ce constat établi il y a bientôt quarante ans par Bernadette Seibel : « En affichant les goûts et l’art de vivre des classes moyennes et supérieures […], [ce type de médiation culturelle], par le marquage qu’il opère, peut conduire à l’auto-exclusion des membres des classes populaires »178. Les lecteurs faible-

ment diplômés, qui ne constituent apparemment pas une cible privilégiée des rencontres d’au- teur, et dont les goûts ne sont pas reconnus dans l’espace public, s’y sentent illégitimes, jusqu’à élaborer des stratégies d’évitement plus ou moins conscientes.

La distance symbolique, et non simplement géographique, à l’institution se joue égale- ment au niveau des représentations des non-publics. Dans L’Amour de l’art, Pierre Bourdieu, Alain Darbel et Dominique Schnapper montraient que l’idéalisation des valeurs artistiques par les « dominés » constituait un obstacle à leur accès à la culture179. Tandis que seuls 57% des

Parisiens jugeaient dans une enquête de 2004 que les bibliothèques s’adressent « tout à fait » à tous180, 67% des répondants à l’enquête de 2016 sur les publics des bibliothèques municipales

percevaient l’institution culturelle comme « une grande librairie » et « un club pour les accros à la lecture »181. On peut alors supposer que les faibles lecteurs se tiennent à distance des ren-

contres d’auteur en se représentant la bibliothèque comme un sanctuaire du livre où ils ne se reconnaîtraient pas, malgré l’ouverture de cette institution culturelle à d’autres formes d’ex- pression culturelle.

177 Ibid.

178 SEIBEL Bernadette, Bibliothèques municipales et animations, Dalloz, 1983, cité in POISSENOT Claude, art.

cit.

179 BOURDIEU Pierre, DARBEL Alain et SCHNAPPER Dominique, L’Amour de l’art. Les musées d’art euro-

péen et leur public, Minuit, « Le sens commun », 1969.

180 ALIX Yves et WAHNICH Stéphane, « Une familiarité distante. Enquête sur le public des bibliothèques muni-

cipales parisiennes », Bulletin des Bibliothèques de France, vol. 49, n°2, 2004, p. 62-73.

181 Direction générale des médias et des industries culturelles, Ministère de la Culture et de la Communication, op.

62 Des non-publics relatifs

L’absence des non-publics aux rencontres d’auteur en bibliothèque s’explique par des facteurs exogènes – concurrence entre les pratiques culturelles tant physiques que numériques, déterminismes macrosociaux orientant chaque type de public vers les unes ou les autres – échappant aux bibliothécaires qui échouent à conquérir de nouveaux publics malgré une poli- tique d’action culturelle volontariste. D’une manière générale, comme le rappelle Cristina Ion dans son mémoire sur La réception du « discours sociologique » par les professionnels des

bibliothèques, après l’optimisme culturel d’après-guerre, l’on s’aperçoit qu’à partir du début

des années 1980,

« L’augmentation de l’offre et la multiplication des équipements n’impliquent pas, mécaniquement, une hausse de la fréquentation des bibliothèques par les laissés-pour- compte de la légitimité culturelle. »182

Les tenants de la démocratisation culturelle, en croyant pouvoir rendre accessibles les formes les plus exigeantes de la culture, ont paradoxalement fait prévaloir un légitimisme cul- turel par nature discriminatoire pour les catégories populaires et ne profitant qu’à une classe moyenne cultivée.

Or, en ce qui nous concerne, le constat d’une inaccessibilité des rencontres d’auteur en bibliothèque pour les publics éloignés de la culture légitime – publics précaires, jeunes captés par d’autres pratiques culturelles, hommes davantage pris par la vie active, etc. – doit être tem- péré par la présence effective de ces publics dans l’espace de la bibliothèque, au titre d’usagers ordinaires ou de participants à d’autres animations. S’il existe bien une catégorie de non-publics

absolus, ne fréquentant pas du tout la bibliothèque, apparaît cependant ce qu’il convient d’ap-

peler des non-publics relatifs, ou « publics d’autre chose »183, investissant la bibliothèque d’une

manière différente que celle du public-lecteur des rencontres d’auteur.

De la démocratisation à la démocratie culturelle

Cela est permis par une programmation culturelle que la plupart des bibliothèques veu- lent désormais éclectique, incluant non seulement des dispositifs destinés aux publics au fort

182 ION Cristina, La réception du « discours sociologique » par les professionnels des bibliothèques, Mémoire

d’étude Diplôme de Conservateur des Bibliothèques, Enssib, 2008.

183 PICAUD Myrtille, « Définitions concurrentes et caractéristiques du “public” au festival littéraire de Ma-

nosque » [en ligne], Revue ¿ Interrogations ?, n°24, mis en ligne le 3 juin 2017. URL : https://www.revue-inter- rogations.org/Definitions-concurrentes-et (consulté le 13 novembre 2018).

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capital culturel (rencontres d’auteur et autres performances d’écrivains, clubs de lecture et ate- liers d’écriture, représentations théâtrales ou projection de films indépendants, etc.), mais éga- lement un large spectre d’activités destinés à d’autres publics (ateliers numériques, tournoi de jeux vidéo, travaux pratiques, expositions, etc.). Ainsi est-ce « la nature hybride des biblio- thèques qui explique l’élargissement du recrutement des publics parmi les membres de la so- ciété »184. Cette diversité stratégique de la médiation culturelle s’observe à la médiathèque Mar-

guerite Yourcenar, où les professionnels reconnaissent que les rencontres d’auteur ne sont ef- fectivement pas le lieu de la démocratisation culturelle. La directrice de Bibliocité, l’un des principaux partenaires de l’établissement, estimait en revanche que l’« on démocratise la venue en bibliothèque tout en faisant autre chose que de… des rencontres littéraires »185. À partir du

même constat, la chargée d’action culturelle que nous avons interrogée expliquait que la pro- grammation culturelle de la médiathèque était une construction équilibrée, où « toutes les sec- tions sont représentées », afin que « tout le monde puisse au moins avoir une animation où il peut se re… se retrouver ». Si la médiathèque Marguerite Yourcenar a su se forger une identité en tant qu’espace d’expression des écrivains, elle n’en affiche donne pas moins à la commu- nauté une impression de foisonnement culturel – « ça part dans tous les sens », affirmait sa directrice à propos de la programmation culturelle186.

Si les rencontres d’auteur perpétuent une conception « aristodémocratique »187 de la bi-

bliothèque, cette institution culturelle tente par ailleurs de s’ouvrir à une grande diversité de pratiques culturelle « dans un sens qui fasse davantage place aux aspirations et aux pratiques réelles des populations »188. Cette prise en compte par les bibliothèques de l’évolution des com-

portements de consommation culturelle, sous l’influence du numérique notamment, contraste avec la volonté de satisfaire le public de la culture légitime. Est ainsi reconnue, selon Nathalie Montoya comme d’autres observateurs, « l’ambition portée par certains militants et par les mouvements d’éducation populaire dans les années 1970 d’édifier une “démocratie culturelle” dans laquelle des cultures issues des milieux populaires interviendraient à parts égales avec des cultures dites légitimes […] »189.

184 CAILLET Mathilde, op. cit.

185 Entretien avec la directrice de Bibliocité, 17 décembre 2018 (Annexe IV).

186 Entretien avec la directrice de la médiathèque Marguerite Yourcenar, 6 avril 2018 (Annexe I). 187 CAILLET Mathilde, op. cit.

188 MARTIN Laurent, art. cit.

189 MONTOYA Nathalie, « Les médiateurs culturels et la démocratisation de la culture à l’ère du soupçon : un

triple héritage critique » [en ligne], in Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, Centre d’histoire de Sciences-Po Paris, La démocratisation culturelle au fil de l’histoire contemporaine, 2012-2014, mis en ligne le 28 avril 2014. URL : http://chmcc.hypotheses.org/346 (consulté le 29 septembre 2018).

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L’objet de cette première partie était d’établir le contexte institutionnel dans lequel s’ins- crivent les rencontres d’auteur en bibliothèque, ainsi que les représentations professionnelles présidant à leur conception. La nature foncièrement stratégique de tout dispositif nous a conduit à analyser celui qui nous intéresse comme étant d’abord pourvu d’une finalité, laquelle trans- paraît de manière plus ou moins explicite dans les discours des bibliothécaires. Les rencontres d’auteur, tant par le choix des intervenants que par leur discours métalittéraire, s’adressent à un public-cible, ou « public supposé », aux dispositions réceptives toujours déjà construites. Au- trement dit, loin de démocratiser la littérature légitime, elles sont le lieu d’une « sélection so- ciale des publics »190. Il apparaît que ce sont les femmes relativement âgées et appartenant à la

classe moyenne – public majoritaire de l’action culturelle dont nous avons proposé un idéaltype –, qui ont le plus de probabilités de bénéficier de cette médiation. Stratégiquement, les biblio- thèques tendent à fidéliser ce public au fort capital culturel en inscrivant les rencontres d’auteur dans une programmation culturelle au long cours permettant une identification à l’institution.

Nous avons donc tenté de relever l’ensemble des représentations et discours entourant les rencontres d’auteur comme tout dispositif et qui nous renseignent sur le sens que lui confè- rent les professionnels. Reste à décrire le processus de médiation qui s’y joue, du discours d’au- teur qui apparaît comme étant lui-même ciblé, au comportement de réception du public qui, en retour, met en scène un certain type de capital culturel. D’une part, la figure de l’écrivain telle qu’elle apparaît au regard du public résulte partiellement d’une construction, les bibliothécaires « accompagnant »191 son intervention par une scénographie aux effets plus ou moins concertés.

Le contenu des questions contribue également à la construction d’une identité socio-littéraire de l’intervenant ayant pour but de satisfaire un public, que l’on se représente comme un « lec- teur moyen », familier de l’histoire littéraire. Comme les bibliothécaires dans la phase de con- ception d’une rencontre d’auteur, l’écrivain lui-même, en mettant en scène son propre capital littéraire, présuppose également à l’endroit du public certaines dispositions esthético-littéraires.

D’autre part, ce public-cible du discours d’auteur met aussi en scène ce type spécifique de capital culturel pas ses différentes prises de parole et prises de positions, au risque de mettre à l’écart la frange du public la moins dotée en capital littéraire. Ayant établi les modalités de constitution sur le long terme d’un « noyau dur » d’habitués des animations culturelles en

190 POISSENOT Claude, art. cit.

191 Olivier Chourrot emploie l’expression du « bibliothécaire accompagnateur » dans un article théorique sur la

médiation en bibliothèque : CHOURROT Olivier, « Le bibliothécaire est-il un médiateur ? », Bulletin des Biblio-

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bibliothèque, nous proposerons en deuxième partie une ethnographie de ce groupement parti- culier en situation d’interaction avec l’écrivain, pour finalement mettre en évidence toute une gamme de variations inter-individuelles en matière de réception et d’usages du dispositif.

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