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Une mondialisation des relations commerciales par étapes : les processus de structuration des

Encadré 2.4. : Wafik, parcours migratoire et étape napolitaine

II.3. Visualiser les relations d’approvisionnement et de distribution des marchés tunisiens

II.3.2. Un réseau dense d’interrelations marchandes

Devant la complexité et la densité du réseau de relations d’approvisionnement identifiées, nous avons commencé par mobiliser les graphes à l’aide du logiciel Visone

(Visual Social Networks). Il s’agissait avant tout d’une manière de déployer les données dont nous disposions (cf. figure 2.6.).

Figure 2.6. : Graphe des sites de l’enquête et des relations marchandes

La figure ci-dessous représente, pour reprendre le vocabulaire de la théorie des graphes, un ensemble de sommets, ici associés aux lieux de l’enquête, reliés par des arcs orientés. Chaque arc représente le transfert de marchandises d’un lieu à l’autre. Le logiciel Visone permet ensuite de déployer un ensemble d’analyses. Nous nous sommes ici contentés de la fonction d’organisation automatique du graphe proposée par le logiciel.

Déjà la capacité de redistribution du souk Zokra de Ben Gardane apparaît soulignée, notamment en direction des souks Libya tunisiens. Pour le reste, la place marchande tunisoise apparaît mal car divisée entre les sites d’enquête eux-mêmes dispersés par l’organisation automatique du graphe.

À partir du même ensemble de lieux et de relations, nous avons ensuite cherché à spatialiser le graphe en attribuant des couleurs par région aux lieux de l’enquête et en disposant schématiquement le graphe en fonction des localisations réelles (cf. figure 2.7.).

Figure 2.7. : Graphe spatialisé des sites de l’enquête et des relations marchandes

Sur ce graphe, dont les sommets et les arcs sont identiques au précédent, la spatialisation des sites d’enquête permet de clarifier la situation de la place marchande Tunisoise, sa complexité et sa capacité de polarisation des flux de marchandises qui ne sont pas redistribués au-delà. Ben Gardane apparaît bien comme la porte d’entrée en Tunisie des marchandises qui transitent par la Libye. À l’ouest, le dispositif frontalier visité en 2014 permet l’accès au marché Tunisien des produits importés sur les places marchandes algériennes. Enfin, dans la région du Sahel tunisien, M’saken se démarque par une forte capacité de redistribution tout en n’étant approvisionné que par le port de Radès, c'est-à-dire par l’importation directe.

L’intérêt principal du graphe spatialisé est de faire apparaître plusieurs dispositifs organisant l’accès des marchandises importées au marché de consommation tunisien tout en préservant le détail de la complexité des relations marchandes relevées sur le terrain. Cependant, une telle représentation laisse aussi entrevoir un ensemble de limites. Le graphe ne révèle tout d’abord que les sites d’enquête. Il renforce de cette manière les sites les plus fouillés à Tunis et Ben Gardane et fait logiquement peu

apparaît limité à la région de Kasserine alors qu’il s’étend tout le long de la frontière. On peut ajouter ensuite la grande disparité des sites d’enquête, du simple passage frontalier comme à Bouchebka à la frontière tuniso-algérienne, aux marchés des importateurs de M’saken, en passant par la zone portuaire de Radès. Enfin, les arcs ne sont pas hiérarchisés et les relations marchandes apparaissent de même valeur, de même intensité et synchrones, ce qui ne reflète pas la réalité, quand bien même nous ne disposons pas de valeurs chiffrées.

Pour clarifier et préciser cette première proposition, il s’agit d’une part de cartographier les dispositifs d’importation révélés par le graphe précédent et d’autre part de préciser les relations marchandes observées en les hiérarchisant et en les organisant chronologiquement.

La carte ci-après (cf. figure 2.8) synthétise les relations d’approvisionnement des marchés tunisiens. Y sont figurés les trois principaux dispositifs de l’importation transnationale. Le premier dispositif est celui de l’importation directe essentiellement opérée depuis les marchés tunisois et via les infrastructures portuaires et aéroportuaires de la capitale. M’saken y est intégré car ce marché concentre les importateurs (cf. chapitre 5, II.1.3.). Le deuxième est le dispositif d’importation via la Libye opéré depuis Ben Gardane et les autres marchés de la plaine de la Jeffara. Enfin, le troisième est l’approvisionnement du marché tunisien opéré depuis les places marchandes importatrices de l’est algérien. Chaque dispositif comprend un ou plusieurs centres donneurs d’ordres et l’accès à des infrastructures indispensables à la maîtrise de flux d’importation transnationaux tel que les ports et les aéroports.

Figure 2.8. : Dispositifs marchands et ramifications de la route marchande transnationale en Tunisie.

Si cette synthèse permet de localiser précisément et de mettre en valeur chacun des dispositifs qui concourent à l’approvisionnement du marché de consommation tunisien, il faut reconnaître qu’une telle représentation efface la complexité des relations d’approvisionnement et de distribution entre les sites marchands. Ainsi, par souci de lisibilité, la carte rassemble ces sites au profit des seules localités qui les abritent. Elle

fait aussi disparaître la complexité des relations jusqu’à ne garder que les routes des échanges qui les sous-entendent.

Outre la simplification assumée au profit d’une meilleure lisibilité, la carte se révèle également peu dynamique. Or l’analyse des processus de structuration des places marchandes de Tunis et de Ben Gardane et du processus de mondialisation de leurs approvisionnements a révélé l’importance de la dimension temporelle et donc d’une approche diachronique. C’est cette dimension que propose de visualiser la série de graphes ci-après (cf. figure 2.9.).

À partir des données périodisées récoltées sur chaque site d’enquête, six étapes ont été identifiées, depuis les premiers navetteurs du souk Zarkoun jusqu’à notre période d’enquête post-révolution. Pour chacune, un graphe a été réalisé sur lequel figurent les marchés actifs de la période dont la localisation est suggérée par la disposition sur le graphe et par un code couleur par région. Les approvisionnements sont différenciés selon leur importance relative (normale, renforcée ou résiduelle). L’évolution de ces éléments d’un graphe à l’autre permet de mettre en lumière la dynamique marchande propre à chaque période, entre déclin de certaines sources d’approvisionnement comme les places marchandes méditerranéennes au tournant des années 1990 et l’essor de nouvelles. Les paragraphes qui suivent proposent de décrire chacune des étapes figurées dans les graphes 1 à 6 de la figure 2.9.

La première étape figurée correspond à l’âge d’or des navettes transméditerranéennes de la fin des années 1970 à la fin des années 1990. Les navetteurs tunisiens mais aussi algériens sillonnent la Méditerranée et rapportent dans leur cabas des marchandises de Marseille, Paris, Naples ou Palerme. Au sud de la Tunisie émerge le dispositif transfrontalier tuniso-libyen alors que la frontière est fermée entre les deux pays. À l’ouest, la contrebande le long de la frontière tuniso-algérienne alimente aussi quelques flux marchands. Pendant cette période émerge le souk Zarkoun au carrefour de ces trois dispositifs d’approvisionnement.

La deuxième étape de 1987 à 1993 est marquée par l’ouverture de la frontière et la libéralisation des circulations tuniso-libyenne. C’est l’âge d’or des souks Libya qui éclosent et se développent en Tunisie, voire jusqu’en Algérie si l’on prend en compte le

marchandises en provenance de Libye et un marché de toute première importance. Malgré la fermeture progressive de l’accès aux places marchandes européennes, le souk Zarkoun de Tunis connaît un intense développement grâce aux approvisionnements en provenance de Libye. Au tournant des années 1990, quelques navetteurs algériens puis tunisiens commencent par explorer les nouvelles places marchandes globales qui émergent à Istanbul puis à Dubaï.

La troisième étape au cours de la décennie 1990 est marquée par les incertitudes. Il s’agit d’abord à Tunis de l’évacuation et de la fermeture du souk Zarkoun en 1993 et à partir duquel émergent les souks de Moncef Bey – installé par les autorités tunisiennes – et de la rue Sidi Boumendil où des commerçants s’installent spontanément. Dans ce dernier marché, on retrouve le panel des approvisionnements du souk Zarkoun, en particulier quelques importateurs pionniers qui opèrent des commandes depuis Istanbul ou Dubaï. Au sud, les approvisionnements en provenance de Libye connaissent un ralentissement alors que le pays est sous embargo occidental de 1992 à 1999. Le rétablissement des formalités de contrôle à la frontière et les obstacles à l’exportation de marchandises hors de Libye renforcent toutefois le rôle de passeur des acteurs de Ben Gardane. Au Sahel tunisien, El Jem devient un marché important et le principal relais de Ben Gardane au nord du pays. Enfin, à l’ouest, alors que l’Algérie sombre dans la guerre civile, les trafics contrebandiers évoluent peu en dehors des cigarettes.

Au tournant des années 2000, l’importation transnationale se développe. Le phénomène touche d’abord l’Algérie où le modèle des souks Dubaï se répand à l’initiative des commerçants de la région de Sétif (Bergel, Kerdoud, 2010), pionniers de l’importation transnationale. Ces derniers commencent aussi à approvisionner la Tunisie, voire la Libye via les dispositifs transfrontaliers tuniso-algériens et tuniso-libyens. En Libye, le régime achève sa libéralisation commerciale et l’importation transnationale se développe de manière autonome. Les importateurs libyens profitent du réseau des souks

Libya pour exporter à leur tour vers la Tunisie. À Tunis, l’importation transnationale

progresse en particulier au souk Moncef Bey après l’incendie du premier site en 2000. Pendant cette période, le souk Boumendil devient un marché de première importance. Enfin, dans la région du Sahel tunisien, les commerçants du souk d’El Jem investissent aussi dans l’importation directe. Un peu plus au nord, à M’saken, émerge une centralité commerciale autour d’un petit groupe d’importateurs pionniers parmi les commerçants tunisiens à Dubaï puis en Chine.

La cinquième étape est celle de la « course à la Chine »78. Elle s’étend pendant toute la

décennie 2000 jusqu’à la révolution de janvier 2011. Pendant cette période, les places marchandes chinoises de Guangzhou et Yiwu se développent à la suite de l’intégration de la République Populaire à l’OMC. Elles exercent une forte attraction sur les commerçants maghrébins. Les importateurs algériens et libyens s’y fournissent en grandes quantités. En Tunisie, les pionniers de l’importation opérant pour les souks de Tunis ou depuis El Jem et M’saken sont logiquement les premiers en Chine. Cependant, ils sont rapidement suivis par des acteurs beaucoup plus modestes. Ainsi, au souk Boumendil, au souk Moncef Bey mais aussi au souk Zahrouni qui éclot à la fin de la décennie dans la banlieue ouest de Tunis, se répand la figure du commerçant- importateur opérant directement ses commandes sur les places marchandes globales pour son seul magasin. L’importation directe met à mal les flux d’approvisionnement indirects et à El Jem comme à Boumendil ou Moncef Bey l’approvisionnement via Ben Gardane devient résiduel. Toutefois, la place marchande frontalière s’ouvre elle aussi aux approvisionnements asiatiques mais toujours en association avec ses partenaires libyens. Le marché de devises et les services financiers de Ben Gardane sont par ailleurs massivement sollicités tant l’importation se développe en Tunisie.

Enfin, la sixième étape fait suite à la révolution de janvier 2011. Les recompositions qui s’y opèrent ne sont pas dues à l’évolution des sources d’approvisionnement de l’importation, toujours essentiellement chinoises, mais davantage à une reconfiguration des flux d’approvisionnement aux échelles régionale et nationale. En effet, en Tunisie, l’importation transnationale directe connaît un net repli sur tous les marchés à l’exception de celui de M’saken au Sahel. Les marchés de Zahrouni à Tunis et d’El Jem au Sahel perdent en importance. Cependant, les autres marchés apparaissent toujours aussi importants et se maintiennent grâce à une réorientation de leurs approvisionnements. Jusque-là assez anecdotiques, les flux de marchandises en provenance d’Algérie connaissent un fort développement à destination des souks Tunisois via la région frontalière tuniso-algérienne. Au sud, le dispositif tuniso-libyen connaît un regain d’importance dans l’approvisionnement des souks tunisois de Boumendil et Moncef Bey. La capacité de redistribution de Ben Gardane est cependant concurrencée par celle des importateurs de M’saken qui se maintiennent et qui fournissent massivement les commerçants de Boumendil. Leurs marchandises se retrouvent même dans les souks

78 L’expression qualifiant cette période de très fort développement de l’importation transnationale a

pour la première fois été entendue lors du premier entretien avec Lyes à Tunis en décembre 2012. Au printemps 2013, Habib, également importateur, employait lui aussi cette expression.

Libya du pays, y compris au souk Maghreb de Ben Gardane. La révolution semble donc

avoir favorisé un retour à des formes indirectes d’approvisionnement.

Conclusion

La figure 2.9., avec les six graphes illustrant les six étapes déterminantes de l’évolution des marchés tunisiens et de leurs approvisionnements, permet d’opérer une synthèse de la première partie de la thèse.

Ce travail permet d’abord de valider l’hypothèse d’un réseau marchand tunisien, autrement dit d’un ensemble de marchés entretenant des relations commerciales. Ces relations marchandes apparaissent particulièrement denses en Tunisie mais il ne s’agit nullement d’un effet de redistribution de la capitale vers le reste du pays. Au contraire, Tunis apparaît comme la destination d’une redistribution qui s’opère depuis d’autres marchés.

L’examen de ces flux de redistribution permet de souligner le rôle clé de places marchandes telles que Ben Gardane et, de plus en plus, M’saken. Cette analyse met également en évidence l’échelle régionale de ces circuits de redistribution et le rôle déterminant des places marchandes algériennes et libyennes dans la connexion des souks tunisiens aux flux de marchandises du commerce transnational. Les approvisionnements indirects, via la Libye ou l’Algérie, développés à partir de régions frontalières anciennement interconnectées apparaissent tout aussi importants, sinon davantage, que les aventures des navetteurs devenus importateurs. Ainsi, l’irruption du

made in China sur les étals des souks tunisiens au tournant des années 2000 repose sur

une route commerciale depuis les places marchandes globales particulièrement ramifiée aux abords de la Tunisie.

Ensuite, la mise en perspective diachronique permet de mieux comprendre la structuration du réseau marchand tunisien. Au-delà de ce qui se joue dans tel ou tel marché, la prise en compte du réseau, c'est-à-dire des sites connexes et des recompositions qui les affectent, permet d’en souligner l’extrême labilité. Ainsi, l’importance des centralités et des lieux marchands se redistribue en permanence en fonction des opportunités qui favorisent les uns – l’ouverture de la frontière tuniso- libyenne pour Ben Gardane – ou des obstacles qui fragilisent voire dispersent les autres – la fermeture du souk Zarkoun – avant que la centralité marchande ne se redistribue ailleurs – à Boumendil ou Moncef Bey. L’observation des itinéraires des approvisionnements révèle cette même instabilité. Ainsi, en observant la relation marchande entre Tunis et Ben Gardane, un chemin ancien mais confidentiel peut être massivement mobilisé à la faveur des opportunités d’affaires auxquelles il mène, puis

délaissé lorsque des opportunités concurrentes détournent une partie des acteurs marchands, puis réactivé à la faveurs des obstacles qui se dressent sur les voies concurrentes. On observe donc toujours un réseau de marchés à un moment donné. Dans cette mise en perspective diachronique, deux moments particuliers ressortent d’ailleurs comme des temps de rupture, dans le sens où s’y opère un changement soudain par rapport aux modalités d’approvisionnement précédentes. Le premier (étape 5, figure 2.9.) est le délaissement des approvisionnements indirects au profit du fort développement de l’importation directe dans la décennie 2000. Le second (étape 6, figure 2.9.) est, en particulier vu de Tunis, le coup d’arrêt porté à l’importation directe et la soudaine revalorisation des approvisionnements indirects au lendemain de la révolution.

Ces deux moments constituent un terreau fertile pour questionner les facteurs de la labilité et des recompositions des réseaux marchands. Ils ouvrent justement une piste d’enquête. En effet, ces deux mouvements inverses de part et d’autre d’un bouleversement politique majeur – la révolution de janvier 2011 – laissent entendre que la sphère politique aurait une influence sur l’évolution et les recompositions des réseaux marchands. Après avoir envisagé la structuration des marchés puis de leurs relations, il s’agit donc d’envisager pourquoi et comment cet ensemble bouge. Cette question qui s’inscrit essentiellement dans le cadre étatique guide la seconde partie de la thèse.

PARTIE II

LA FABRIQUE DES DISPOSITIFS DE

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