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Principes et fonctionnement du dispositif : une route commerciale sous protection du régime

Économie politique de la fabrique d’une « zone franche » du commerce transnational dans la

I. Vu de Tunis : l’organisation d’un dispositif clientéliste de contournement des barrières douanières contournement des barrières douanières

I.2. Principes et fonctionnement du dispositif : une route commerciale sous protection du régime

À la fin des années 1990, le commerce transnational devient un secteur à investir pour les « clans ». Il s’agit de mettre en lumière les modalités de l’ouverture d’un nouvel accès à l’importation quasiment franc ainsi que les acteurs et les lieux de ce dispositif de contournement des barrières douanières.

I.2.1. Les modalités de la prédation des clans sur le

développement du commerce transnational

Le dispositif clientéliste de contournement des barrières douanières que les membres des « clans » mettent sur pied à la fin des années 1990 articule le trafic de leur influence politique et économique et le recèle de leur impunité acquise dans la décennie tant sur les marchés publics tunisiens que sur les investissements privés dans le pays. Le système qui est progressivement mis en place est assez simple. Il s’agit pour les hommes d’affaires proches du régime de proposer aux commerçants un accès à l’importation transnationale libre de contrôles et de droits de douane. En échange d’une telle garantie, les commerçants s’acquittent d’une rétribution auprès de leurs bienfaiteurs. La somme

due oscille en général entre 20 000 et 30 000 dinars par conteneur, soit trois fois moins que le montant des douanes et taxes. Ce dispositif repose alors sur trois éléments clés. Le premier est la mise au pas des dispositifs de contrôle de l’État, à commencer par les services des douanes portuaires. Les membres des « clans » jouissent pour cela à la fois de leur influence acquise auprès d’un pouvoir autoritaire dont ils s’approprient l’arbitraire et de leurs fortes capacités de corruption et d’intéressement reposant sur les fortunes acquises en une décennie de libéralisation. Au port de Radès, le premier du pays depuis son aménagement en 1987, les proches du régime et leurs sociétés bénéficient d’une totale impunité. Les gradés des douanes sont directement associés à ce laissez-passer, généralement par la corruption tandis que les simples agents de contrôle sont dissuadés de dénoncer ces passe-droits et obéissent sous peine de licenciement voir d’emprisonnement.

Le second élément clé du dispositif est la création de sociétés commerciales et/ou logistiques par les membres de « La Famille ». Ces sociétés intègrent les conglomérats de leurs propriétaires et bénéficient de leur influence et de leur impunité. Le dispositif de contournement vise alors à proposer aux commerçants d’importer par l’intermédiaire de ces sociétés intouchables. À ce système de prête-nom sont adjointes d’autres facilités : carnet d’adresse et accès aux services d’un bureau commercial en Chine. Ainsi les commandes sont effectuées directement sur les places marchandes exportatrices et réglées par les commerçants eux-mêmes, mais au nom d’une société commerciale détenue par un membre de « La Famille », Ben Ali, Trabelsi, ou proches (cf. encadré 3.2.).

Encadré 3.2. : Une société commerciale de « La Famille » : la MCTC

Entre 2012 et 2015, lors de nos enquêtes à Tunis, les commerçants rencontrés ont assez facilement décrit le dispositif de contournement clientéliste auquel ils s’étaient associés. En revanche, aucun n’a souhaité être plus précis quant au lien entre ce dispositif et les proches du régime. Tout au plus certains noms ont été évoqués tel que celui de Kais Ben Ali, neveu du président, celui de Mohammed Imed Trabelsi, neveu de sa seconde épouse ou encore celui d’Afif Chiboub, frère d’un gendre du président, membre important du RCD et premier vice-président de la chambre des députés de 1998 à 2009. Ce dernier était – entre autre – PDG de la seule société explicitement mentionnée par deux commerçants du souk Boumendil en 2014 et 2015.

Cette société est la Méditerranéenne pour le Commerce, le Transport et la Consignation (MCTC). Créée en 1996, il s’agit encore aujourd’hui d’une entreprise spécialisée dans la logistique

maritime. Son site Internet80 présente ses activités : représentation en Tunisie de compagnies de

transport maritime comme l’United Arab Shipping Company basée au Koweït ou la White Line Shipping basée à Dubaï – gestion d’un parc de 10 000 m2 de conteneurs vides mis à disposition de

ses clients – et services annexes tel que le transport terrestre, l’assistance portuaire à la livraison et à l'expédition des marchandises ou l’assistance pour les expéditions exceptionnelles.

À l’instar des autres « sociétés commerciales » des proches du régime, sous couvert d’une activité logistique et d’assistance portuaire banale, la MCTC a pu occuper et maîtriser l’emplacement stratégique de franchissement de la douane portuaire.

Tout comme la MCTC, ces sociétés commerciales combinent les savoir-faire logistiques pour l’import-export, les relations commerciales dans les relais mondialisés du Golfe – et de plus en plus à la fin de la décennie 1990, vers l’Asie Orientale et la Chine – et la maîtrise du franchissement douanier dans les principaux ports tunisiens à commencer par celui de Radès.

Le troisième élément clé du dispositif consiste enfin à l’affiliation d’acteurs marchands prêts à importer à moindre coût. À Tunis, depuis l’évacuation du souk Zarkoun en 1994, ces derniers sont localisés au souk aménagé de Moncef Bey et, de manière plus spontanée, aux abords de la rue Sidi Boumendil. La demande d’accès franc à l’importation transnationale y est très forte. Cependant la plupart des acteurs des souks disposent de moyens très modestes et insuffisants pour opérer des commandes par conteneurs. Le dispositif s’adresse donc d’abord aux commerçants les plus solides parmi les navetteurs et acteurs de l’économie « parallèle », mais aussi aux héritiers de commerces anciens à qui ces sociétés proposent alors un développement à l’international. Les premiers à être associés sont vraisemblablement les rares navetteurs ayant commencé à développer une activité d’importation. Cette hypothèse recoupe le récit de deux commerçants parmi les plus précocement approvisionnés en marchandises importées de Chine. En effet, en 1999 rue Sidi Boumendil, Amir81, héritier

et gérant d’un magasin de construction, et Yasser, revendeur de cigarettes et de menus objets auparavant installé au souk Zarkoun, ont tous les deux été approchés par un de ces anciens navetteurs et importateurs nouveaux démarchant de nouveaux clients. L’accès des commerçants à ces fournisseurs et l’épanouissement des affaires de ces derniers coïncident avec la mise en place des sociétés commerciales des « clans » et

80 Cf. http://www.mctc.com.tn/SITE_MCTC_WEB/fr/accueil.awp (consulté le 02/05/2017) 81 Entretien, souk Boumendil, Tunis, printemps 2013.

l’ouverture aux importations chinoises. Ces approvisionnements nouveaux et bon marché contribuent au développement des commerces, à l’installation des revendeurs dans des magasins comme c’est le cas dans la rue Sidi Boumendil au début des années 2000. Ces petits acteurs devenus plus solides, avec pignon sur rue et des capitaux plus importants peuvent à leur tour être démarchés pour intégrer le dispositif d’importation clientéliste qui prend alors rapidement de l’importance.

Maîtrise de la douane portuaire, création de sociétés commerciales et démarchage de candidats fiables à l’importation ont été les trois axes articulés du dispositif. Les artisans de leur mise en relation ne sont toutefois pas directement les hommes d’affaires proches du pouvoir qui se contentent d’empocher les bénéfices de ces opérations.

I.2.2. Les transitaires, agents d’intermédiation entre marchés et

zones portuaires

Les chevilles ouvrières sur lesquelles repose le dispositif clientéliste sont les transitaires. Ils en relient en effet toutes les composantes, assurant l’intermédiation entre les membres des « clans », leurs sociétés, le personnel portuaire et douanier et les commerçants. Dans les récits des commerçants enquêtés à Tunis, les transitaires ne sont jamais nommés précisément. Les commerçants rencontraient toujours par l’intermédiaire d’un tiers ces discrets agents du dispositifs clientéliste d’importation. Déjà entretenue au moment où leur activité était intense dans la décennie 2000, leur discrétion est toujours intacte – voire renforcée – depuis la révolution, du fait du lien étroit qu’ils entretenaient avec les « clans » de l’ancien régime et leurs active participation dans un dispositif clientéliste à l’illégitimité renforcée depuis 2011. À défaut d’avoir pu remonter jusqu’à eux, le rôle des transitaires a été établi en recoupant les récits des commerçants ayant travaillé avec eux ou d’anciens experts maritimes ayant observé leurs pratiques au port de Radès.

Les transitaires sont d’abord employés par les sociétés commerciales et/ou logistiques des membres des « clans ». Ils sont les seuls à entretenir un contact direct avec les hommes d’affaires qui les emploient et à qui ils reversent les bénéfices du dispositif de

contournement clientéliste. De cette relation privilégiée avec les proches du régime pour lesquels ils travaillent, les transitaires tirent leur puissance d’intermédiation auprès des autres acteurs du dispositif.

Une partie de leur travail se déroule alors sur les marchés, auprès des commerçants. Ils sont chargés de démarcher et d’affilier à leurs sociétés commerciales des candidats fiables à l’importation. Ils opèrent donc rarement directement, la meilleure façon de s’assurer d’un commerçant étant de le garantir par l’intermédiaire d’un tiers de confiance, souvent lui-même déjà intégré au dispositif. Le transitaire traite ensuite directement avec le commerçant des modalités du partenariat conclu avec sa société commerciale. Il lui fournit également les contacts nécessaires et l’adresse d’un bureau commercial partenaire dans la place marchande où il souhaite s’approvisionner. Enfin, le transitaire réceptionne d’avance le règlement de ses services.

Les opérations au cœur du dispositif de contournement se déroulent toutefois au port de Radès (cf. encadré 3.3.). Le transitaire est chargé d’y réceptionner pour les commerçants affiliés les conteneurs au nom de la société qu’il représente et d’assurer le passage de la douane. Cette étape cruciale est réglée en amont par le transitaire grâce à l’association directe des officiers des douanes intéressés au dispositif de contournement par une rétribution d’environ mille dinars par conteneurs. Ces derniers veillent alors auprès des agents des douanes à ce que les conteneurs des sociétés des « clans » ne soient ni contrôlés, ni taxés. La seule – et infime – taxe payée était la quittance de retrait pour une somme fixe de six dinars par conteneur.

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