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L’émergence des marchés dans les périphéries populaires : Zahrouni et les marchés libyens du Grand Tunis

Deux places marchandes ancrées dans des territoires en déclin

I. Deux places marchandes populaires et multisites

II.2. Dans l’agglomération capitale : des marchés dans les interstices de la croissance urbaine

II.2.2. L’émergence des marchés dans les périphéries populaires : Zahrouni et les marchés libyens du Grand Tunis

Le commerce transnational a accompagné la croissance de l’agglomération tunisoise de la seconde moitié du XXème siècle, notamment celle des quartiers populaires. Ces

derniers ont contribué à l’étalement urbain de la capitale à partir de noyaux d’urbanisation spontanés – les gourbivilles, à l’origine zones d’implantation des migrants ruraux pauvres à Tunis – devenus des quartiers à part entière, essentiellement composés d’habitat individuel (Legros, 2003). Le développement de quartiers à la fois populaires, périphériques et sous-équipés en commerces a été propice à l’émergence de marchés, entre l’économie de la débrouille comme principal moyen de subsistance, la connexion aux mobilités migratoires et aux approvisionnements en périphérie et la présence d’interstices appropriables dans le tissu urbain.

Premièrement, pour des raisons similaires à celles qui ont été mises en évidence dans la médina de Tunis, le développement commercial a été une réponse d’habitants aux carences des quartiers populaires et périphériques en emplois et en accès à la consommation bon marché (cf. figure 1.6.).

Ainsi, le souk Zahrouni est localisé au cœur de la cité Ezzahrouni, en bordure occidentale de l’agglomération tunisoise, dans la délégation d’El Hrairia, sur la rive nord de la sebkha Sijoumi. Zahrouni est un quartier populaire, ancienne cité de recasement des habitants des gourbivilles et de la médina planifiée par l’État dans les années 1970 (Belhedi, 2005). Le marché alimente également les quartiers populaires du front ouest de l’urbanisation du Grand Tunis comme Ettadhamen, Douar Hicher et Sidi Hacine, encore non règlementaires dans la décennie 1970 (Legros, 2003).

Les souks Libya du Grand Tunis répondent à cette logique de localisation. Le quartier de Mellassine est situé à l’ouest de la médina de Tunis, en contrebas du talus de la Kasbah,

réhabilitation dans les années 1970 d’un des plus anciens gourbivilles de Tunis né de la crise agricole des années 1930 (Signoles, 1985). Le souk Libya de Ben Arous s’est implanté dans la principale ville de la banlieue sud de Tunis. Cette ville industrielle était voisine des quartiers non règlementaires de M’thalith et Sidi Mosbah dans les années 1970. La population de ces derniers a été en partie absorbée par la ville nouvelle d’El Mourouj dans les années 1980 et cette partie de la banlieue sud reste populaire. À l’opposé, la ville de L’Ariana, ancienne villégiature de l’aristocratie hafside41, a laissé

place à l’une des villes les plus riches et les plus importantes42 de la banlieue tunisoise.

Encore aujourd’hui et comme les autres localités du nord de l’agglomération capitale, la population y est généralement plus aisée. Pour autant, cela n’exclut pas l’existence de quartiers populaires, comme l’ancien gourbiville réhabilité de Borj Louzir. En dépit de la promotion de ses quartiers flambant neufs comme Ennasr, de ses centres commerciaux et de son technopôle, L’Ariana est aussi une ville populaire. Cette population a contribué à la création dans la décennie 1980 puis au maintien d’un marché libyen en plein centre de la ville.

Le souk Zahrouni et les marchés libyens du Grand Tunis sont aussi des lieux bien connectés aux mobilités migratoires et marchandes. Les premiers commerçants de tous ces marchés sont des migrants ruraux originaires des gouvernorats pauvres de l’ouest du pays, surtout du Kef et de Jendouba au souk Libya de L’Ariana, sinon de Kasserine, Sidi Bouzid, Gafsa ou Kairouan dans les autres marchés. L’activité commerciale n’est toutefois pas directement liée à la migration vers Tunis, mais davantage aux navettes réalisées avec les régions frontalières. À titre personnel au départ, en profitant des navettes migratoires en Libye pour ramener quelques articles à revendre en Tunisie où en se rendant sur les marchés frontaliers comme Ben Gardane, puis aussi à titre professionnel, à mesure que ces navetteurs tendaient à faire d’un revenu d’appoint une activité à part entière, les approvisionnements de ces commerçants en marchandises achetées en Libye se sont répandus jusqu’à constituer en aval des marchés dédiés (cf. III.2.1., encadré 1.1.). Presque tous les marchés du commerce transnational en Tunisie sont ainsi liés à ces approvisionnements. Les souks Libya ont conservé ce lien dans leur toponymie. Ces mobilités particulièrement fréquentes dans les quartiers populaires ont joué un rôle-clé dans les premiers approvisionnements et dans la structuration de marchés (cf. chapitre 2).

41 Dynastie régnant sur l’Ifriqiya du XIIIème au XVIème siècle.

Les marchés périphériques, grâce à leur localisation sur les bordures de l’agglomération, ont aussi bénéficié d’un avantage logistique, grâce à une meilleure accessibilité qui permet aux commerçants ambulants d’éviter la circulation saturée du centre-ville tant pour leurs approvisionnements que pour leurs ventes. Ainsi, le quartier de Zahrouni est à l’origine un point d’arrêt des commerçants ambulants des marchés hebdomadaires. Ces marchands, essentiellement Jlass – confédération tribale de la région de Kairouan –, y vendaient leurs marchandises sur des étals situés aux abords du marché central du quartier depuis les années 1980. Certains installent des entrepôts et des commerces au début de la décennie 2000, rejoints par des habitants du quartier. Le marché sert peu à peu de base d’approvisionnement grossiste pour les ambulants qui sillonnent en camionnette les souks hebdomadaires de la moitié nord du pays. Le site du modeste

souk Libya de Mellassine accueille quant à lui chaque dimanche le plus grand souk

hebdomadaire de la capitale. Alors que les souks du centre-ville sont fermés le dimanche, ce marché devient chaque dimanche le centre hebdomadaire du commerce populaire de toute l’agglomération. Bien qu’il soit difficile d’en prendre la mesure exacte, nous estimons, d’après les observations réalisées et confrontées à l’image satellite43 ci-après,

que le marché attire environ 600 commerçants ambulants (cf. figure 1.7.). À ces commerçants professionnels et motorisés, il faut ajouter au moins autant de petits revendeurs tunisois, nombreux aux abords et dans les interstices du souk, proposant leurs marchandises sur des étals de fortune ou sur des bâches. Le marché s’étire sur environ 700 mètres environ sur chacun de ses deux axes : d’est en ouest, le long de la rue du 13 août, et du nord au sud, entre les boutiques du souk Libya et la RN5, autoroute urbaine sur le rivage de la sebkha Sijoumi. Au croisement de ces deux axes, la vaste friche urbaine de trois hectares est entièrement investie par le marché.

Figure 1.7. : Mellassine, souk Libya et marché hebdomadaire.

Enfin, les souks périphériques du Grand Tunis se sont aussi développés dans les espaces vacants et/ou non réclamés. À la fin des années 1980, lors de sa création, le souk Libya de Ben Arous s’est installé spontanément en bordure de l’avenue Bourguiba. Évacués de cette artère principale de la localité en 2000, les commerçants se sont réinstallés rue Jugurtha, à 800 mètres plus au sud, en bordure de la zone industrielle, aux abords inoccupés d’une usine. Aujourd’hui, ce marché aligne sur près de 200 mètres une soixantaine d’échoppes précaires construites en tôle le long de la rue bordée par les entrepôts de grandes sociétés d’ameublement et de composants électriques (cf. planche photographique 1.9., cliché e).

L’histoire du souk Libya de L’Ariana suit la même trame que les autres marchés formés à partir de la revente spontanée de marchandises provenant de la contrebande avec la Libye. Ainsi tout au long des années 1980, les vendeurs de rue installent progressivement leurs étals dans une ruelle à l’arrière de la halle du marché alimentaire de L’Ariana, profitant de la centralité de ce dernier. En 1992, les travaux d’extension du marché central chassent les étals et les commerçants du souk Libya. Le marché se

reforme à 300 mètres de là, sur une petite friche interstitielle. La propriété du terrain est floue et personne ne revendique alors le refuge des nasbas. Les commerçants se sédentarisent et le marché se consolide à partir d’armatures métalliques recouvertes de tôle, sans doute l’élément visuel le plus distinctif des marchés libyens (cf. planche photographique 1.9., clichés a, c et d). Tout au long des années 1990, les commerçants et navetteurs sont progressivement rejoints par les marchands de fripes du marché hebdomadaire. Ces derniers continuent à circuler la semaine dans les marchés forains et profitent d’un point de vente sédentaire où ils bradent leurs invendus. Le souk Libya s’étoffe. Avec la mondialisation du commerce transnational dans la décennie 2000, il s’étend au-delà de la friche initiale, dans la rue qui la borde, puis en direction du marché central d’un côté et de la station terminus de la ligne 2 du tramway tunisois de l’autre. L’extension du souk sur ces axes est essentiellement le fait de vendeurs de rue qui sont presque quotidiennement chassés et contraints de replier leurs étals.

À la différence des marchés libyens, le souk Zahrouni ne présente pas cette architecture caractéristique, assemblage bricolé de tôle et de parpaings. Le marché est ici parfaitement intégré dans le tissu urbain, dans des magasins occupant les rez-de- chaussée des maisons et des petits immeubles. Dans ce quartier, ce sont les garages qui ont été convertis en locaux commerciaux, avant que les constructions plus récentes ne prévoient des espaces de vente spécifiques

Planche photographique 1.9. : Des marchés bricolés dans les interstices du tissu urbain

Le souk Libya de Mellassine (a) et l’entrée sud du marché hebdomadaire (b), le souk Libya de L’Ariana (c) et son extension en pleine rue (d), les baraquements en tôle du souk Libya de Ben Arous le long d’un bâtiment industriel (e) : dans chaque marché libyen, la tôle et les bâches en plastique ont permis de construire et d’abriter les espaces commerciaux dans des sites qui n’étaient pas censés les accueillir. Au marché de Zahrouni, la transformation commerciale des rues d’un quartier résidentiel populaire s’appuie sur les rez-de-chaussée et les garages des maisons (f). [Clichés : E. Fernandez, 2012 (a, b) et A. Doron, 2013 (e, f) et 2014 (c, d)]

Des centralités marchandes successives qui se sont établies sur les rebords de la médina – les souks Zarkoun, puis Boumendil – jusqu’aux marchés des périphéries de la capitale, les souks de la place marchande tunisoise partagent un mode de développement commun. Tous ont investi, spontanément et plus rarement à l’instigation des autorités, des quartiers délaissés par la croissance économique. Le rôle de la débrouille, à laquelle sont contraintes les populations souvent migrantes de ces quartiers pauvres, a été un facteur déterminant dans le développement d’une dynamique marchande informelle. L’investissement spontané d’interstices urbains, toléré par les autorités sans solution alternative de développement, a permis un processus de concentration des acteurs marchands et d’induration des sites de vente jusqu’à l’apparition de marchés aujourd’hui intégrés à la pratique urbaine des Tunisois, le plus souvent en dépit des acteurs de l’aménagement urbain. Le développement d’un commerce transnational pleinement mondialisé dans les années 1990 et 2000 a également participé au renforcement de la plupart de ces marchés et fait l’objet du chapitre suivant.

III. À Ben Gardane et dans la région frontalière tuniso-libyenne : des échanges transfrontaliers nés dans une impasse

Si Ben Gardane est depuis la fin des années 1980 un marché frontalier dynamique, la trajectoire de la région rappelle que la frontière n’a pas toujours été profitable. Au contraire, l’établissement de la frontière a conduit à la transformation d’un espace historique de circulations quasiment en cul-de-sac dans la première moitié du XXème

siècle. Dans le cas de Ben Gardane, c’est l’association entre une frontière fermée et l’essor économique libyen à partir de la fin des années 1960 qui est à l’origine d’un « savoir-traverser » et des compétences commerciales et financières développées par les acteurs de la place marchande. Là encore, il s’agit de revenir aux caractéristiques d’un espace en déclin, entravé, pauvre et marginalisé par le pouvoir central, pour comprendre l’émergence d’un développement commercial.

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