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À Ben Gardane, des trafics transfrontaliers au segment tuniso-libyen d’une route marchande transnationale

Une mondialisation des relations commerciales par étapes : les processus de structuration des

Encadré 2.4. : Wafik, parcours migratoire et étape napolitaine

I.2. À Ben Gardane, des trafics transfrontaliers au segment tuniso-libyen d’une route marchande transnationale

I.2.1. La fin de la décennie 1980, âge d’or des circulations transfrontalières

Le renversement du président Bourguiba le 7 novembre 1987 a été l’occasion d’une normalisation des relations de la Tunisie avec ses voisins maghrébins. Le rapprochement a été particulièrement net avec la Libye, le dialogue entre les deux pays ayant été rompu depuis le « coup de Gafsa » en 1980 et l’expulsion des travailleurs

tunisiens en 198558. Le Guide libyen a accueilli favorablement l’arrivée au pouvoir du

président Ben Ali. Le 22 mai 1988 à Djerba, les deux États s’accordent pour garantir entre eux la liberté de circulation des personnes et des marchandises. Dans la foulée, l’ouverture de la frontière tuniso-libyenne ainsi que la suppression des visas concrétisait cet accord qui allait dans le sens d’une ouverture régionale accrue. Cette dernière a ensuite été confirmée par le traité de Marrakech constituant l’Union du Maghreb Arabe (UMA) en 1989.

Dès l’ouverture de la frontière, les circulations de personnes entre les deux pays ont explosé. Quasiment nulles en 1987, les circulations transfrontalières comptabilisées au poste frontalier de Ras Jdir, à une trentaine de kilomètres de Ben Gardane, ont représenté dans les deux sens 3,2 millions de mouvements en 1988, 3,9 millions en 1989 et jusqu’à 4,9 millions en 1991. Sur la période 1987-2002, avec 3,3 millions de mouvements annuels en moyenne, le poste frontalier de Ras Jdir devient la première porte d’accès de la Tunisie en concentrant à lui seul 71,5 % des entrées terrestres du pays. Le nombre des entrées relevées à la frontière libyenne était alors quatre fois plus élevé qu’à la frontière algérienne (Boubakri, 2006).

Cette explosion des circulations de personnes entre la Tunisie et la Libye traduit également un fort développement des échanges transfrontaliers. Dès 1988, un vaste mouvement d’approvisionnements directs en Libye s’engage. D’après une enquête menée en 1992, il était le fait de particuliers ayant saisi l’opportunité de l’ouverture de la frontière et de la tolérance des autorités pour l’introduction de marchandises en petites quantités répondant aux besoins de la famille. En multipliant les navettes, ces nouveaux petits commerçants ont opéré une reconversion commerciale. Ainsi, 68 % des allers-retours en Libye étaient effectués par des petits paysans, des ouvriers agricoles et des journaliers tunisiens (Laroussi, 2007). Il s’agissait essentiellement d’habitants de la région frontalière qui tiraient de trop faibles revenus d’une agriculture sous-équipée et contrainte par la semi-aridité. En 1992, ils effectuaient en moyenne 88 allers-retours en Libye. À propos de ces nouveaux mouvements pendulaires transfrontaliers, Kamel Laroussi invoque l’image de la « transhumance d’un petit capital marchand entre la

"région de résidence" du commerçant et la "région économique" » nouvelle née du

rapprochement entre la Tunisie et la Libye (Laroussi, 2013, p. 133).

58 Cf. chapitre 1, III.2.2., à propos de l'attaque de la ville de Gafsa en 1980 par un groupe armé en

Cette ruée vers la Libye des Tunisiens, comme celle des Libyens vers la Tunisie dans les premières années de l’ouverture de la frontière, a aussi encouragé le développement de l’activité de change informel. Face à l’inconvertibilité de la devise libyenne et à l’explosion des besoins en devises dans les deux sens pour les nouveaux commerçants et les voyageurs tunisiens et libyens, les anciens contrebandiers se reconvertissent en agents de change informel (Boubakri, M’barek, 2009). Si l’activité de change existait bien avant l’ouverture de la frontière, notamment auprès des travailleurs-migrants tunisiens qui la traversaient illégalement59 et cherchaient à rapatrier leur salaire libyen depuis

Ben Gardane, cette activité sort de la clandestinité dès 1988. Elle se développe le long de l’axe routier littoral – le GP1 de Ras Jdir à Tunis – sur 150 km jusqu’à hauteur de Mareth. Depuis 1988, les liasses de billets agitées par les changeurs de bord de route au passage des véhicules ont ainsi intégré le paysage de la région transfrontalière.

Ben Gardane et par extension toute la plaine frontalière de la Jeffara tunisienne sont ainsi passées brutalement d’une situation de cul-de-sac, requérant les compétences de passeurs et de contrebandiers aguerris, à celle de plaque tournante d’un trafic transfrontalier en plein développement et accessible avec un capital relationnel et financier limité.

L’apogée que connaît la place marchande de Ben Gardane à la fin des années 1980 et au début des années 1990 repose sur son attractivité et sa capacité à redistribuer via la Libye des marchandises sur tout le territoire national. La ville attire les consommateurs du pays au souk Maghreb. Ils s’y rendent le temps d’une journée ou d’un week-end en voiture, en bus ou en louage (taxis collectifs) et repartent avec des trousseaux de mariées, des pneus, des produits d’épicerie ou de quincaillerie. Ben Gardane attire aussi des commerçants, soit sédentaires disposant d’un magasin dans une autre ville, soit itinérants circulant entre les marchés hebdomadaires de la région ; ils achètent aux grossistes qui commencent à s’établir sur la route de la frontière. Ces commerçants sont aussi parfois d’anciens travailleurs migrants qui revendaient auparavant des marchandises rapportées de Libye dans leur quartier ou sur un étal bricolé. Ces souks

Libya, marchés spontanés construits dans les interstices urbains de nombreuses

localités tunisiennes comme L’Ariana, Kairouan ou Médenine, sont devenus un puissant et dense réseau de distribution au profit des grossistes de Ben Gardane qui les

59 Ces travailleurs migrants clandestins sont appelés les mazigri : « Le phénomène mazigri (traversée

clandestine des frontières dans les deux sens par les Tunisiens pour aller travailler en Libye ou en revenir) était un véritable phénomène de société dans les deux pays. Les populations transfrontalières étaient naturellement les plus impliquées dans l'entretien et l'encadrement de ce mouvement, jouant un

alimentent. Au Sahel tunisien, à mi-parcours entre Sousse et Sfax, les opportunités économiques offertes par Ben Gardane ont même contribué à l’essor d’une place marchande importante, à El Jem, où les marchands sont devenus grossistes à leur tour et ont constitué une importante plateforme d’approvisionnement attirant les chalands de la capitale. Le succès commercial de Ben Gardane a également favorisé le développement d’activités connexes : restaurants, cafés, hôtels bon marché et, plus généralement, a permis le développement économique de la ville et l’équipement des ménages (Mzabi, 1995). À partir de liens tribaux, les acteurs de la place marchande constituent également de solides relais d’export en direction de l’Algérie, via des intermédiaires de la tribu Frechich, localisés en particulier dans la ville frontalière de Feriana, à 40 km au sud de Kasserine.

À l’essor régional de Ben Gardane correspond également, dans un contexte de libéralisation des échanges celui, transnational, des importateurs algériens, puis libyens et tunisiens.

I.2.2. Le développement de connexions transnationales via la Libye

Le contexte d’expansion commerciale et d’étirement des itinéraires d’approvisionnement des importateurs maghrébins dans les années 1990 transforme Ben Gardane et sa région en segment transfrontalier d’une route marchande transnationale.

Ben Gardane bénéficie, au moins jusqu’aux révoltes arabes de 2010-2011, de sa position frontalière à proximité de la Libye, même si les subventions de nombreux produits de consommation courante par la caisse de compensation libyenne se tarissent progressivement alors que le pays rencontre des difficultés économiques. Cette position demeure avantageuse grâce à plusieurs différentiels frontaliers. Ainsi, la taxation des importations de marchandises et le prix de l’essence demeurent moindres en Libye qu’en Tunisie60. De plus, les opérations de change permettent de conserver des marges

confortables dans la mesure où les prix des marchandises libyennes sont affichés en

60 En 2013, la taxation des produits asiatiques importés est en moyenne de 6 % en Libye et de 86 % en

dinars libyens, monnaie surévaluée par la Banque centrale61. Étant donné que les

transactions passent par les sarafas – les grossistes de devises et financiers des opérations commerciales – de Ben Gardane, les taux de change favorisent les marges des grossistes qui y sont implantés. Enfin, Ben Gardane est aussi favorisée par le contexte de crise qui touche la Libye, notamment pendant la période d’embargo de 1992 à 1999. Les pénuries que subissent les populations incitent les commerçants et contrebandiers de Ben Gardane à diversifier leurs activités. Le recours à la contrebande et au commerce informel permet aux Libyens de se fournir en produits de luxe, médicaments ou encore pièces détachées (Boubakri, 2000). L’embargo profite également aux changeurs qui proposent aux voyageurs entre les deux pays de convertir en bord de route les dinars libyens et tunisiens. Ce trafic routier est d’autant plus intense que l’aéroport de Djerba devient le premier accès aux voyages internationaux et le poste frontalier de Ras Jdir, le premier accès international de la Libye avec 53 % des entrées en 1992. La position de Ben Gardane se renforce donc puisque ses acteurs opèrent désormais sur deux marchés, ce qui leur offre la possibilité de toujours voyager « à plein » et de pratiquer le troc en Libye. Cette pratique a permis de dégager des sommes importantes pour les nouvelles spéculations des sarafas, qu’elles soient financières et commerciales à l’échelle régionale, ou bien agricoles à l’échelle locale (Tabib, 2011), la mise en valeur de la terre représentant toujours une garantie face à la réversibilité des contextes.

Les recompositions du contexte libyen n’ont donc pas marginalisé la place marchande de Ben Gardane à la fin des années 1990, bien au contraire. Quand Kadhafi annonce en janvier 2000 l’abolition de la Jamahiriya62 et en reconnaît l’échec (Martinez, 2001),

d’autres sources d’approvisionnement en marchandises bon marché ont déjà émergé, grâce à la conteneurisation qui permet un accroissement substantiel des volumes de marchandises débarquées dans les ports d’Afrique du Nord (Zohra, Ducruet, 2011). Ces marchandises sont importées par les commerçants arabes qui étendent leurs circulations méditerranéennes depuis ou via Istanbul et Dubaï dans les années 1990 et de plus en plus fréquemment directement depuis la Chine, qui adhère à l’OMC en 2001 (Bertoncello et al., 2009). Les souks Dubaï, comme celui d’El Eulma en Algérie, émergent aux débouchés de ces nouvelles routes commerciales et viennent parfois remplacer ou doubler les souks Libya comme à El Oued (Belguidoum, Pliez, 2012).

61 En 2002, 1 dinar tunisien valait 1,035 dinar libyen au taux de change officiel tandis qu’il se négociait

contre 1,95 dinar libyen dans les banques de change des sarafas de Ben Gardane.

62 Néologisme que l’on traduit généralement par « État (ou République) des masses » (Martinez, 2001).

Économiquement, la Jamahiriya avait instauré, entre autre, un étatisme d’inspiration socialiste et aboli le commerce privé. La baisse des cours des hydrocarbures puis l’embargo de 1992 à 1999 ont incité le

C’est toujours via les réseaux transfrontaliers que Ben Gardane s’ouvre au commerce transnational car le commerce d’importation des marchandises asiatiques nécessite des relais portuaires. En effet, l’ouverture économique de la Libye au lendemain de l’embargo a favorisé la reconversion d’un groupe d’importateurs libyens qui s’étaient enrichis précédemment grâce au commerce illégal des produits subventionnés à destination du marché tunisien. Ces derniers disposant en particulier à Tripoli d’un port presque exempt de droits de douane, ont cherché à réexporter les marchandises vers la Tunisie. Cette réexportation est d’autant plus aisée qu’elle réemploie le dispositif transfrontalier préexistant et s’appuie sur des partenariats noués avec les acteurs de l’économie frontalière à Ben Gardane.

Ainsi dit, Ben Gardane peut sembler réduite à la fonction de simple place de transit transfrontalier sur une route transnationale pilotée depuis la Libye. Ce serait toutefois négliger l’importance de l’activité de change et de financement des opérations commerciales transnationales qui y a ses racines. Reposant sur un réseau de relations interpersonnelles et de confiance à la manière des réseaux bancaires médiévaux ou de commerce de l’époque moderne (Calafat, 2011), cette activité permet à tout importateur de payer ses commandes à l’étranger en contournant les restrictions à l’exportation de devises de la Banque centrale tunisienne et en évitant plus généralement toute forme de déclaration (cf. III.3.).

Certaines opérations atteignent aujourd’hui une grande complexité (cf. Partie II, chapitre 4, II.2.1. et figure 4.5.) emboîtant le circuit financier et celui des marchandises. Les relations commerciales des places marchandes de Tunis et Ben Gardane se sont développées depuis les années 1980 au point de se déployer aujourd’hui à l’échelle mondiale. Dans ce processus de mondialisation des approvisionnements, il s’agit de préciser le rôle des acteurs marchands et en particulier de leurs mobilités.

I.3. La mobilité des acteurs, facteur d’une mondialisation des

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