• Aucun résultat trouvé

Le souk Boumendil : anatomie d’une rue soukière au cœur de Tunis

Deux places marchandes ancrées dans des territoires en déclin

I. Deux places marchandes populaires et multisites

I.1. Le souk Boumendil et la centralité marchande tunisoise

I.1.1. Le souk Boumendil : anatomie d’une rue soukière au cœur de Tunis

Lors de la première mission de terrain14 menée à Tunis en décembre 2012, il a suffi de

demander aux premiers passants où il était possible d’acheter des marchandises bon marché, essentiellement importées de Chine15, pour que nous soit d’emblée indiqué le

souk Boumendil. Le long de la bordure sud-est de la médina, entre les places Bab el Bhar au nord et Bab el Jazira au sud, l’axe central du souk Boumendil s’étire le long des rues de la Commission et Sidi Boumendil (cf. figure 1.1.). La première, sur près de 250 m, compte une centaine de magasins, la seconde, sur près de 400 m, environ 150. Si la rue Sidi Boumendil est plus importante que la rue de la Commission, y compris parce qu’elle

13 L’agglomération capitale ne bénéficie pas d’une unité administrative et statistique propre. Les

statistiques sur le Grand Tunis résultent donc de l’addition des données des quatre gouvernorats sur lesquels s’étend cet ensemble urbain (Tunis, L’Ariana, Ben Arous, La Manouba).

14 Mission menée collectivement, en compagnie d’Amira Mahmoudi, doctorante en géographie, et

d’Émilie Fernandez, photographe et étudiante en sociologie. Ce travail croisant enquête de terrain et sociologie visuelle a été restitué dans la communication collective intitulée : « Le commerce transnational à Tunis : approches croisées autour de l'image », lors du séminaire du LISST-CIEU à

désigne à elle seule l’ensemble du marché, ces deux rues constituent un axe cohérent et presque continu, seulement entrecoupé par l’axe perpendiculaire de la rue d’Espagne à la friche de la Kherba (cf. figure 1.1.). Ces deux rues sont totalement dédiées, à de rares exceptions près – une papeterie rue de la Commission et quelques magasins de grossistes alimentaires rue Sidi Boumendil – à la vente au détail, en demi-gros et gros de marchandises provenant du commerce transnational.

Figure 1.1. : Les espaces du souk Boumendil (2012-2014)

Pour saisir l’organisation de ce marché urbain, il faut l’observer au petit matin, lorsque la banale petite rue Sidi Boumendil se transforme en souk (cf. planche photographique 1.1.). Avant sept heures, alors qu’il fait nuit en décembre, les commerces sont encore fermés. La rue apparaît suffisamment large pour accueillir un trafic automobile, bien qu’aucun véhicule ne s’y présente. Il n’y a d’ailleurs, à cette heure, pas plus de passants.

Seuls les détritus occupent la chaussée. Emballages en plastique et cartons, résidus de l’activité commerciale de la veille, jonchent encore le sol (clichés a et b).

Peu à peu, ce paysage nocturne est éclairé par les lumières des premiers magasins qui ouvrent. Les commerçants procèdent d’abord à l’installation de palettes et de cartons sur le trottoir et sur une partie de la chaussée devant leur boutique (cliché a). Cette infrastructure permettra ensuite de disposer les articles à la vue des chalands sur un étal. L’occupation de l’espace au sol est un enjeu important. En effet, tous les commerçants du souk ne disposent pas d’un magasin. Dans les espaces laissés vacants s’installent ceux qui n’ont qu’un étal pour seule boutique. Il s’agit des nasbas16. La place de ces derniers

n’étant pas garantie, ils sont aussi parmi les premiers à s’installer. Dans ces deux rues densément occupées par les commerces qui prennent soin de s’approprier leur devanture, les nasbas se sont attribués les entrées d’immeubles et les cages d’escalier (clichés b et c). Une fois les étals mis en place, tous procèdent à la disposition des marchandises, horizontalement mais aussi verticalement. Lorsqu’ils n’ont pas aménagé sur les façades des immeubles des panneaux permettant d’installer des présentoirs, les commerçants utilisent divers dispositifs d’accrochage des marchandises, au moyen de cordelettes tendues entre des clous ou bien grâce à des cintres et des crochets suspendus aux auvents des magasins (clichés a, b et d).

Planche photographique 1.1. : L’installation du souk Boumendil

Tandis que le marché s’installe dans les rues Sidi Boumendil et de la Commission, ses abords s’animent. Parallèle à cet axe, la rue el Jazira relie la place Bab el Bhar au nord à la place Bab el Jazira au sud et constitue l’un des boulevards ceinturant la médina de Tunis. La moitié sud de cet axe de circulation automobile est dédiée au commerce transnational. Ici aussi, les commerçants occupent tôt la portion de trottoir qu’ils se sont appropriée. La plupart réserve également les places de stationnement pour leurs opérations d’approvisionnement (cliché f). Dès l’aube, rue el Jazira, à l’installation des commerçants s’ajoute l’animation créée par la logistique du souk. Ce boulevard est en effet une interface entre le transport automobile du centre-ville et la circulation piétonne de la médina. Il s’agit donc d’un espace de rupture de charge dans et aux abords duquel camionnettes et autres véhicules utilitaires déchargent les marchandises à destination des commerces inaccessibles en voiture. Ce sont ensuite les portefaix – les

hamalas – qui livrent les commerces des rues Sidi Boumendil et de la Commission – et

des commerces de la médina en général – au moyen de chariots métalliques à bras (cliché e). Le prix de la livraison n’excède généralement pas un dinar par carton.

La rue el Jazira, ainsi que les rues perpendiculaires en direction du centre-ville et la place Bab el Jezira au sud, comprennent aussi les lieux de sociabilité et de restauration avec quelques cafés et quelques stands de lablabi17 où se restaurent les travailleurs du

souk (cliché h). La place Bab el Jazira, à l’interface de la médina et des faubourgs méridionaux de Bab Jdid et Bab el Fellah, est aussi un carrefour où la circulation est particulièrement dense. Ce dernier est peu à peu encombré par les étals des nasbas qui y disposent les menus objets des magasins du souk (jouets, quincaillerie, lingerie, accessoires de téléphonie) mais aussi des marchandises plus illicites –qui ne sont d’ailleurs jamais vendues en magasin – comme les cigarettes issue de la contrebande à la frontière algérienne ou les feux d’artifices (cliché g).

Enfin, à la jonction des rues Sidi Boumendil et de la Commission, côté médina, le bâti dense de la vieille ville laisse place à la friche de la Kherba. Le programme de rénovation urbaine qui devait y être réalisé sous la présidence Bourguiba, similaire à celui en partie réalisé dans le quartier de la Hafsia (Abdelkafi, 1989), n’a jamais vu le jour. Interface entre l’axe soukier et la médina, le site accueille un marché hebdomadaire chaque lundi. Ce jour de marché n’est pas étranger au surcroît d’encombrement des rues alentour. La mise en place commence tôt, à partir de 5 h 30, car les marchands itinérants doivent accéder à la Kherba avec leurs véhicules et donc arriver avant l’installation des étals des

vendeurs de rue et l’ouverture des commerces qui interdisent ensuite pour la journée l’accès automobile à la friche. Comme toutes les activités non sédentaires de la place marchande, il est nécessaire d’occuper l’espace promptement. Le reste de la semaine, cet espace retrouve sa condition de friche même si ses abords abritent une activité permanente dans la continuité des commerces de l’axe central du souk Boumendil – rues Sidi el Morjani et Sidi Ali Azouz – et du fait des locaux commerciaux spontanés à la jonction des rues de la Commission et Sidi Boumendil.

À l’arrivée de la clientèle dès 8 h – sauf le dimanche, jour de fermeture – les rues Sidi Boumendil et de la Commission sont transformées jusqu’à 18 h par la mono-activité commerciale. Cet axe au cœur du marché prend la forme d’un étroit tunnel marchand (cf. planche photographique 1.2.). Ce dernier est couvert par des bâches et des toiles (cliché a). Cette protection contre le soleil ou les intempéries renforce, avec les marchandises suspendues, l’effet de galerie marchande. Au souk Boumendil, contrairement aux souks historiques de la médina – souk el Attarine ou souk el Blat par exemple – avec lesquels il partage cette caractéristique, la couverture n’est pas maçonnée, ni commandée par les pouvoirs publics, mais plutôt mobile et bricolée, à partir des initiatives individuelles des commerçants. De chaque côté, sur environ trois mètres de hauteur, les façades des immeubles sont presque totalement masquées par les marchandises exposées à la verticale. Au sol enfin, les étals des commerçants s’avancent jusqu’à ne laisser qu’un étroit passage où les chalands circulent dans chaque sens en file indienne. Il suffit qu’un hamala chargé tente de se frayer un passage pour que chacun doive se serrer contre les étals ou même libérer le passage en entrant dans un magasin.

Planche photographique 1.2. : La rue Sidi Boumendil, rue soukière

À l’intérieur des locaux commerciaux se répète cette scénographie commerciale de l’abondance. La plupart des boutiques est organisée selon le modèle de la boutique- entrepôt (cf. figure 1.2.) similaire à ce qui a pu être observé ailleurs, notamment au Caire et à Alexandrie (Doron, 2006).

Figure 1.2. : Le modèle de la boutique-entrepôt

Les magasins occupent communément une surface rectangulaire plus ou moins étroite et profonde, ouverte sur la largeur côté rue. L’espace intérieur de chaque boutique fait office d’entrepôt où les produits sont disposés sur des étagères du sol au plafond sur les trois murs. Sur le côté ouvert, sont installés le comptoir et la caisse à l’interface entre l’intérieur et les étals.

Les magasins les plus importants occupent deux cellules de base qui communiquent entre elles, permettant, soit d’exposer et de stocker davantage de produits du même ordre (cosmétiques, quincaillerie…) – ces deux fonctions se complétant alors –, soit de dédoubler l’activité autour de deux types de produits, comme c’est le cas du magasin d’Hicham18, avec un espace dédié à la quincaillerie et l’autre aux jouets, l’un géré par son

frère, l’autre par son employé. Quant à Hicham, il surveille l’ensemble et gère la caisse commune depuis le comptoir.

Les marchandises proposées au souk Boumendil sont pour l’essentiel des biens de consommation banals à bas prix ou small commodities à destination de la « base de la pyramide » (Prahalad, Hart, 2002), vaste marché des consommateurs les plus modestes. Derrière la grande hétérogénéité de ces produits presque tous importés – à l’exception des objets ménagers en plastique –, la gamme des articles est cependant cohérente et cible une clientèle et des usages précis. Le souk Boumendil – et les souks du commerce

transnational en général – s’adresse d’abord à une clientèle aux revenus modestes en privilégiant des articles du quotidien bon marché et de faible qualité. La clientèle, essentiellement féminine dans un souk privilégiant la vente au détail19, peut toutefois

s’élargir aux classes moyennes, en particulier lors des moments-clés de consommation qui pèsent fortement sur le budget des ménages. Souligner ces rythmes de consommation permet de mieux comprendre la cohérence que cache la grande diversité des marchandises du souk. La fête de l’Aïd qui clôt le mois de Ramadan est le grand moment annuel de consommation sur les marchés. Comme le souligne Amir, commerçant rue Sidi Boumendil : « Le Ramadan, c’est le mois de la baraka ! »20. Les

magasins du souk peuvent effectuer jusqu’à la moitié de leur chiffre d’affaires annuel pendant ce mois, et particulièrement ceux proposant cadeaux, jeux et jouets pour les enfants – généralement estampillés Hello Kitty pour les filles et Bob l’éponge ou Spider- Man pour les garçons – et habillement pour la famille. Le mariage et l’installation en ménage occasionnent également d’importantes dépenses pour l’équipement et la décoration du foyer : électroménager et téléviseurs, couvertures, tapis, luminaires, vaisselle, ustensiles de cuisine, quincaillerie, etc. Enfin, de manière plus diffuse, les marchés du commerce transnational permettent aussi un accès à la consommation de masse – bijoux, cosmétiques, accessoires de beauté – et contrefaçons ou imitations des produits de luxe des marques occidentales : téléphonie, vêtements, lunettes.

En raison de sa localisation au centre de la capitale, où les espaces de livraison, de stockage et de vente sont réduits, le souk Boumendil propose peu d’articles volumineux comme le gros électroménager (réfrigérateurs, lave-linge, etc.). Le marché de consommation tunisois s’approvisionne alors dans d’autres marchés complémentaires, comme le souk Moncef Bey pour l’électroménager et le souk de Mellassine pour l’ameublement. D’autres marchés se sont également développés en périphérie pour desservir les banlieues de L’Ariana au nord et d’Ezzouhour à l’ouest. La place marchande tunisoise apparaît alors comme une centralité marchande multisites (cf. II.2).

19 À l’inverse, la clientèle masculine est presque la seule visible dans les marchés grossistes destinés

Outline

Documents relatifs