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Facteurs d’émergence d’un dispositif de contournement clientéliste

Économie politique de la fabrique d’une « zone franche » du commerce transnational dans la

I. Vu de Tunis : l’organisation d’un dispositif clientéliste de contournement des barrières douanières contournement des barrières douanières

I.1. Facteurs d’émergence d’un dispositif de contournement clientéliste

Le rapprochement entre acteurs marchands d’une activité commerciale pourtant illégale, et constamment réduite à l’informalité par les autorités, et le régime du président Ben Ali repose sur une somme d’intérêts partagés.

I.1.1. Des acteurs marchands modestes qui cherchent à se

connecter à la mondialisation commerciale

À la prise de pouvoir de Zine el Abidine Ben Ali le 7 novembre 1987, le paysage commerçant transnational du centre de la capitale est à la fois très peu concentré et très peu formalisé. En effet, le secteur marchand repose avant tout sur des aventures individuelles de petits revendeurs informels qui se nouent au souk Zarkoun (cf. Partie I, chapitre 1, II.1.2. et chapitre 2, I.1.1.).

Tout au long de la décennie 1990, cette économie marchande de fourmis (Tarrius, 1992) et de navetteurs assiste à l’émergence de sources d’approvisionnement mondialisées, situées d’abord à Istanbul puis Dubaï et enfin en Asie orientale. Si quelques navetteurs s’orientent vers la première de ces destinations alors que les places marchandes d’Italie du sud et de France sont de plus en plus difficilement accessibles à mesure que l’Europe fermait sa frontière méditerranéenne (Wihtol de Wenden, 2009), les suivantes semblent hors de portée. Les navetteurs ayant suivi l’expansion des routes marchandes vers Dubaï et vers l’Asie orientale dans la seconde moitié des années 1990 et qui développent leurs affaires au point de devenir importateurs sont rares (cf. Partie I, chapitre 2, I.1.2.). D’après Habib, à la fin des années 1990, ces pionniers capables de fournir davantage de marchandises bon marché sont seulement sept à Tunis. Pour les petits commerçants, la fréquentation de tels partenaires commerciaux représentent un avantage indéniable qui permet à la fois de proposer de nouvelles marchandises importées de Chine et de normaliser leur « bizness » en abandonnant les produits illicites comme les cigarettes de contrefaçon. Habib exprime en 2014 à la fois le caractère déterminant et rare de tels partenariats en déclarant : « C’était un trésor de connaître un importateur ».

Pour les autres, l’activité commerciale demeure celle d’une économie de la débrouille tout au long des années 1990, proche du trabendo observé en Algérie (Moussaoui,

pas plus gros mais plus nombreux à opérer des quantités réduites dans une économie de subsistance, sans grande possibilité d’accumulation de capital et dans une certaine précarité spatiale, leur place dans la ville n’étant pas reconnue. Ces petits acteurs marchands n’ont alors ni les capitaux financiers, ni la sécurité d’un espace dédié et d’un magasin, ni les ressources relationnelles nécessaires pour opérer un changement de statut et un développement transnational de leurs affaires.

En somme, le paysage marchand tunisois aux premiers temps du régime du président Ben Ali est celui d’une kyrielle d’acteurs modestes et précaires, tentés par les nouvelles sources d’approvisionnement attractives qui se mondialisent et par la croissance du marché de consommation, mais qui manquent encore de moyens financiers et de relations pour se développer. Alors que cette économie repose sur les contournements des barrières douanières et des lois – contrebande, fraudes, produits illicites –, c’est pourtant l’État qui pourvoit progressivement aux ressources manquantes de ce secteur.

I.1.2. La puissance publique bénaliste : de la gestion du

développement commercial à la privatisation des bénéfices de

l’extraversion économique

Dès le début de la décennie 1990, la prise en compte du développement commercial informel au cœur de la capitale s’est imposée au nouveau régime comme un enjeu politique important nécessitant son implication. Cette analyse de l’économie politique de la présidence Ben Ali repose sur deux axes de réflexion développés dans les travaux de politologues (Hibou, 1999, 2006, 2011; Khiari, 2004 ; Camau, 2008 ; Allal, 2016). Le premier découle des questionnements sur la perpétuation et la stabilité du régime telles qu’elles apparaissent à la fin des années 1990. Le second interroge les imbrications complexes entre économie et politique dans la Tunisie de Ben Ali.

L’économie transnationale tunisienne, bien que peu concentrée et peu formalisée, entre en résonance avec deux objectifs politiques du régime. Premièrement, la petite activité marchande informelle qui se développe spontanément au cœur de la capitale et dans les principales villes du pays est comprise comme susceptible de venir atténuer les « chocs

de la protection sociale » (Allal, 2016) générés au tournant des années 1990 par la

libéralisation économique, l’ajustement structurel et la concurrence internationale sur les marchés mondialisés. Du point de vue de l’État qui se désengage comme du régime qui cherche à se pérenniser, cette activité commerciale offre en effet des palliatifs au

manque de ressources ou d’opportunités pour les plus pauvres et désamorce en même temps conflits et revendications socio-économiques. Le « commerce parallèle » est ainsi intégré comme une compensation accordée, en termes d’emplois et de ressources économiques, aux régions et aux groupes sociaux laissés en marge du développement libéral. Ce qui vaut pour les régions intérieures et frontalières pauvres vaut aussi pour le cœur de la capitale, espace urbain paupérisé accueillant une population migrante du Centre-Ouest en crise (cf. chapitre 1). Commerciales ou non, ces activités dites informelles sont aussi encouragées car elles entretiennent la petite corruption qui complète les salaires des agents de l’État et, plus largement, toute forme de négociation et d’échange entre la population et le régime.

Le développement commercial construit par le bas et ciblant une clientèle aux revenus modestes contribue aussi à parfaire le projet de transformation de la société voulu par le régime. Ce projet consiste alors à encourager l’« a-politisation » (Hibou, 1999) de la population et à compenser le déficit de participation politique des Tunisiens par une promesse de prospérité et d’amélioration de l’équipement des ménages. Le fer de lance de cette transformation sociale est l’intégration des Tunisiens à un modèle économique libéral et consumériste. Béatrice Hibou (1999) considère d’ailleurs la consommation comme « une des clés de reproduction du système tunisien ». Cette intégration passe, pour les classes moyennes, par l’accès déréglementé au crédit. Le rôle du commerce transnational pourvoyeur de marchandises importées bon marché répond quant à lui aux objectifs du régime en intégrant les populations les plus pauvres à la consommation de masse et en les écartant de la contestation.

Les économies informelles, de contrebande, de fraude n’ont donc rien de rebelles dans la Tunisie de Ben Ali. Elles sont « des instruments de négociation inventés de part et d’autre

pour créer des espaces d’autonomie : autonomie des acteurs économiques et sociaux par rapport au pouvoir politique, mais aussi du pouvoir par rapport à sa base sociale » (Hibou,

1999). Dans ce sens il n’est pas surprenant que l’État les laisse prospérer. Ainsi, le régime tolère une activité marchande pourtant connue pour ses contournements des douanes et pour ses liens avec la contrebande aux frontières. Cette tolérance se mue ensuite en participation avec une politique de régulation du commerce informel dans la ville. Cette dernière est préférée à une élimination de ce secteur marchand alors même que le régime en a les moyens policiers. La gestion du souk Zarkoun au centre de Tunis offre un parfait exemple d’une telle implication du régime, dans une économie qui ne peut plus alors être cantonnée aux catégories binaires de l’informalité et de l’illégalité.

peut être réduite au simple exercice d’ordre public consistant à mettre fin à un marché informel qui a pris trop d’importance au cœur de la capitale. En effet, dans le même temps les commerçants se sont vus proposer un nouveau site d’installation en marge du centre-ville, dans le quartier de friches industrielles et d’entrepôts de l’ancien port de Tunis. Le nouveau site – le souk Moncef Bey – est aménagé par le gouvernorat de Tunis et accueille dès 1994 une partie des commerçants du souk Zarkoun ayant accepté cette forme de partenariat public-privé et formel-informel. Plus encore que la reconnaissance de marchés existants, l’aménagement de marchés par la puissance publique pourtant partout en retrait, scelle l’imbrication du politique et de l’économique dans le commerce transnational tunisien des années 1990.

Cette immixtion de l’État tunisien dans le développement commercial s’accompagne aussi, sans lien à l’origine, dans la décennie 1990 d’une dérive prédatrice du régime sur l’économie du pays. Sadri Khiari décrit en ces termes le modèle économico-politique tunisien au tournant des années 2000 : « Plutôt que sur un retrait complet de l’État, la

dynamique en cours pourrait déboucher sur une formule hybride mêlant les tares du libéralisme économique et celles du capitalisme d’État avec, probablement, une forte dose de délinquance économico-politique » (Khiari, 2004). En effet, l’extraversion de

l’économie tunisienne libéralisée est progressivement captée au bénéfice des membres de la famille présidentielle élargie. À la petite corruption, décentralisée et essentielle à la négociation et à la protection sociale s’est adjointe la grande corruption des proches du président.

Visant d’abord les entreprises publiques et les grands groupes nationaux auxquels les membres de la famille présidentielle imposent prise de contrôle ou partenariats forcés dépassant les moyens traditionnels du clientélisme (Hibou, 1999), la prédation des proches du régime se structure en véritable kleptocratie. À mesure que le pays s’ouvre aux investissements directs étranger et aux entreprises transnationales (Freund, Nucifora, Rijkers, 2014), la kleptocratie tunisienne s’inscrit dans la vente de droits d’accès au marché tunisien pour les entreprises étrangères comme dans l’accès des entreprises tunisiennes aux marchés internationaux. Dans les rangs de la famille présidentielle élargie émergent de puissants conglomérats qui s’épanouissent dans l’extraversion de l’économie du pays. Monnayer le franchissement des obstacles douaniers et règlementaires devient la spécialité de ces personnalités influentes au croisement des sphères économiques et politiques. Ces groupes d’intérêts, acteurs de la dérive du régime vers « une forme de capitalisme de copinage » (Gherib, 2012) et une

délinquance économico-politique, sont communément appelés les « clans » (cf. encadré 3.1.).

Encadré 3.1. : Les « clans » de la « Famille »

L’expression « La Famille » sous-entend, plus fréquemment depuis la révolution, cette kleptocratie familiale tunisienne qui a depuis les années 1990 fait « main basse » sur la Tunisie (Graciet, Beau, 2009). Cette famille élargie est alors divisée en « clans ». Le clan Ben Ali comprend les frères, sœurs, neveux et enfants du président. Le clan Trabelsi regroupe les frères et neveux de Leïla Ben Ali, la seconde épouse du président. Cette dérive du régime est d’ailleurs souvent résumée aux seuls Trabelsi dont la prédation est apparue sans limite. Enfin viennent les proches, en particulier les gendres du président et leurs familles.

Les membres de la famille présidentielle s’immiscent dans tous les secteurs de l’économie tunisienne : l’industrie, l’immobilier, l’agroalimentaire, la concession automobile, le tourisme, les médias et télécommunications, les transports, la grande distribution, la banque, le prêt-à-porter. Pour accéder au marché tunisien, les entreprises étrangères accordent à ces hommes d’affaires influents la direction de leur filiale ou de leur concession tunisienne comme Orange, Nestlé, Bricorama, Monoprix ou encore toutes les grandes marques automobiles étrangères. Parmi les conglomérats disparates, on peut citer le groupe Karthago de Belhassen Trabelsi, frère de Leïla Ben Ali (hôtellerie, Nouvel Air, services aéroportuaires de Tunis, Banque de Tunisie, radio « Mosaïque », immobilier) ou encore le groupe « Princesse Holding » d’un des gendres du président, Mohamed Sakhr El Materi (concessions automobiles de VolksWagen, Audi, Renault Trucks, Porsche, presse, immobilier, tourisme, Banque Zitouna, agriculture).

Ces personnalités du monde des affaires sont aussi impliquées dans la politique du régime en occupant des fonctions importantes au sein du RCD, le parti unique et parti-État (Allal, 2016) ou des mandats politiques ou syndicaux79.

Si la révolution de 2011 a permis de faire la lumière sur la mainmise de « La Famille » sur les secteurs clés de l’économie tunisienne, il n’est en revanche presque pas fait mention dans les médias et ouvrages de presse de l’intérêt porté par les « clans » Ben Ali et Trabelsi à l’économie transnationale. Pourtant dans la seconde moitié des années 1990, la volonté des commerçants informels d’accéder aux approvisionnements mondialisés à l’étranger et le potentiel de croissance du marché de consommation des pauvres correspond au savoir-faire des proches du régime, prêts à tirer les bénéfices d’un secteur prometteur en quête de laissez-passer et répondant à certains objectifs politiques du régime. Ces intérêts partagés entre commerce informel, régime et hommes d’affaires donnent naissance à un dispositif clientéliste de contournement des barrières douanières et de développement du commerce transnational tunisien au début de la décennie 2000.

I.2. Principes et fonctionnement du dispositif : une route

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