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La « gourbification » de la médina et l’émergence du souk Boumendil

Deux places marchandes ancrées dans des territoires en déclin

I. Deux places marchandes populaires et multisites

II.1. Le déclin de la médina, facteur de son renouveau commercial ?

II.1.1. La « gourbification » de la médina et l’émergence du souk Boumendil

La médina de Tunis connaît un profond déclin qui a conduit, dans la seconde moitié du XXème siècle, à la prolétarisation de l’espace central tunisois. Ce processus fait suite au

départ des populations les plus aisées qui s’est joué en deux temps. L’indépendance et la décolonisation du pays ont d’abord provoqué le départ des populations européennes – Français, Italiens, Maltais – qui représentaient 44 % de la population tunisoise en 1936 contre 4 % en 1966 (Signoles, 1985). La bourgeoisie arabe a également quitté l’espace historique de la médina et de ses faubourgs au profit des immeubles du centre-ville européen délaissé puis des anciennes cités-jardins coloniales et des nouveaux quartiers en périphérie. Ce départ des populations les plus aisées a été compensé par l’arrivée massive de migrants ruraux pauvres, notamment à la suite de deux crises agricoles. La première, due à la crise économique des années 1930, avait conduit les populations rurales à s’installer dans les gourbivilles – bidonvilles au Maghreb – en marge du centre, notamment Mellassine à l’ouest en contrebas de la médina, sur les rives de la sebkha Sijoumi, et dans la médina elle-même. La seconde crise, au lendemain de l’indépendance, est imputable à l’échec de la période de collectivisation menée par le ministre Ben Salah entre 1962 et 1969.

Nombre d’anciens palais, de demeures et d’appartements bourgeois délaissés sont alors réinvestis par les migrants ruraux. Ces demeures sont divisées en logements modestes d’une pièce, les oukalas, où les migrants s’entassent dans des conditions précaires32. La

conséquence est d’une part la dégradation rapide du logement et du patrimoine bâti, si bien que Pierre Signoles parle de « gourbification » et d’« oukalisation » de la médina. C’est dans ce contexte que naît en 1967 l’Association de Sauvegarde de la Médina de Tunis (ASM), pour préserver le patrimoine architectural de la ville historique dans un premier temps33. D’autre part, la structure productive et commerciale des quartiers

32 Suite à l’effondrement d’un immeuble oukalisé en 1990, les pouvoirs publics commencent à prendre

la mesure de l’oukalisation de la médina. Au début de la décennie 1990, ces derniers ont lancé le « projet oukalas » visant à endiguer le phénomène. Les données sont toutefois rares. L’Association de Sauvegarde de la Médina (ASM) estime à 600 le nombre de logements oukalisés et à 15 000 environ le nombre de leurs occupants (cf. http://www.asmtunis.org/actionsdesauvegarde/les-oukalas/) à la fin des années 1980. Si ce chiffre donne une idée de l’ampleur du phénomène, il n’a pas été actualisé depuis. Or, l’arrivée continue dans la médina de jeunes migrants du Centre-Ouest du pays depuis 2011 a sans doute réactivé ce processus d’oukalisation.

33 L’ASM cherche à enrayer le déclin de la médina, notamment par un programme de restauration du

centraux dont Pierre Signoles souligne la déliquescence, est aussi profondément bouleversée par les nouvelles caractéristiques socio-économiques des habitants :

« La présence d’une masse considérable de population pauvre au cœur de l’agglomération

(ou à sa proximité immédiate), utilisant ses services et ses équipements concurremment aux autres couches sociales, est une des caractéristiques majeures de l’organisation urbaine tunisoise. » (Signoles, 1985, p. 94)

Ce déclin social et économique de la médina est un terrain propice à l’émergence du commerce informel dans le centre historique de Tunis. L’exode rural a d’abord renforcé la connexion du quartier aux migrations intérieures à l’image des gourbivilles qui témoignaient selon Pierre Signoles du « lien entre Tunis et les pulsions migratoires du

reste du pays » (Signoles, 1985, p. 54). De fait parmi les commerçants enquêtés entre

2012 et 2015, peu sont tunisois. D’après Lyes34, commerçant du souk Boumendil

originaire de Sidi Bouzid, l’essentiel de ses collègues viennent des gouvernorats et localités pauvres du Centre-Ouest du pays : Sidi Bouzid (Sidi Bouzid, Jelma), Kasserine (Kasserine, Sbiba) et Gafsa. Plus récemment, particulièrement depuis 2011 et la révolution, ce sont les Jelmiens – « ouled Jelma » – jeunes hommes de 14 à 25 ans environ qui sont les plus nombreux à commercer sur les étals dans la rue, à s’employer dans les petits métiers du souk Boumendil comme les portefaix – les hamalas – et à occuper les oukalas. L’oukalisation du quartier a permis de loger déjà deux générations de migrants ruraux pauvres et ces logements destinés aux derniers arrivés sont toujours nombreux aux abords du souk (cf. planche photographique 1.7.). Au-delà du lien avec les régions de l’intérieur du pays, ces migrations ont aussi connecté le quartier à des régions frontalières par lesquelles transitent les flux commerciaux et contrebandiers transfrontaliers puis transnationaux (cf. chapitre 2).

tandis que les bordures dont nous nous préoccupons sont quant à elles investies par la dynamique marchande. Le bâti y demeure dégradé, les logements oukalisés et la population pauvre.

Planche photographique 1.7. : Une médina toujours oukalisée dans le périmètre du souk Boumendil

Rue de la Commission, l’imposante entrée de l’ancien consulat d’Italie (a) est désormais masquée par l’activité marchande du souk Boumendil. La cour de ce bâtiment oukalisé sert d’entrepôt tandis que, depuis les étages, on aperçoit les logements de fortune aménagés sur les toits des immeubles voisins (b). Rue Sidi Boumendil, cet immeuble oukalisé est fortement dégradé, au point que la terrasse s’est en partie effondrée (c). Dans les étages les chambres sont numérotées et accueillent parfois des familles entières (d).

[Clichés : E. Fernandez, 2012 (a, c, d) et A. Doron, 2014 (b)]

La paupérisation du quartier a ensuite renforcé l’orientation de l’activité vers ce que Hamza Meddeb appelle « l’économie de la débrouille » (Meddeb, 2012b) dont le « commerce parallèle » est une des options. Pierre Signoles (1985) estimait que le

transnational n’en était qu’à ses prémices au début de la décennie 1980. Le commerce des biens banals a donc pu se développer dans un quartier où il représentait à la fois un moyen de subsistance accessible pour les populations migrantes et un accès à la consommation pour une clientèle habitante nombreuse, en croissance et aux revenus très modestes. La connexion progressive aux approvisionnements massifs et bon marché du commerce transnational a ensuite favorisé l’éclosion rapide d’un souk au début des années 1990, le souk Zarkoun.

II.1.2. Le souk Zarkoun, une centralité marchande spontanée dans la

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