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Deux places marchandes ancrées dans des territoires en déclin

I. Deux places marchandes populaires et multisites

I.2. Ben Gardane, place marchande frontalière

I.2.1. Le souk Zokra, marché-entrepôt en bord de route

À l’est du centre-ville, une fois passé le rond-point du Maghreb célébrant l’ouverture de la frontière tuniso-libyenne en 1988 puis l’Union du Maghreb Arabe de 1989, commence la route de Ras Jdir conduisant au poste frontalier et à la Libye voisine (cf. figure 1.4.). Sur près de deux kilomètres, jusqu’au lieu-dit et à la petite mosquée de Zokra, s’étire le souk du même nom. Il s’agit de la centralité marchande la plus récente de Ben Gardane puisque les premiers entrepôts s’y sont installés à la fin de la décennie 1990. C’est aussi la plus dynamique et la plus animée de la place marchande.

Le souk Zokra compte environ 230 entrepôts24 en bord de route. À l’image de celui du

commerçant Mansûr25, ces derniers sont abrités dans des constructions basses et

23 Dans la longue liste des lieux qui ont permis d’appréhender la figure aujourd’hui classique du

marché frontalier, la bourgade égyptienne de Salloum (Pliez, 2009), pourtant bien moins peuplée avec 5 000 habitants, est sans doute la plus comparable à Ben Gardane, tant ces deux sites partagent une histoire nomade et ont construit leur prospérité au contact de la Libye.

sommaires, généralement réduites à quatre murs en parpaings ou en béton, recouverts d’une dalle ou d’un toit en tôles. À l’origine installés en retrait de la route, ces bâtiments sont rarement visibles aujourd’hui. En effet, le succès de ces implantations commerciales a poussé les entrepreneurs du souk à agrandir leur surface de stockage en faisant construire des auvents en tôles soutenues par des armatures métalliques sous lesquelles les façades des commerces ont disparu. La capacité de ces avancées a à son tour été dépassée et la plupart des commerçants empilent désormais leurs cartons au bord de la route (cf. planche photographique 1.4., clichés a, b, c et f). La semi-aridité du climat autorise cette exposition des marchandises à l’air libre et des bâches permettent de les protéger des rares intempéries hivernales.

Le fait que les entrepôts ne ferment jamais rend aussi inutile le stockage de la marchandise dans un espace fermé. En effet, le marché est en activité jour et nuit (cliché d). Les approvisionnements, la préparation des livraisons et le passage de la clientèle n’ont pas d’horaires. Ainsi, la plupart des entrepôts disposent de deux équipes. Par exemple Mansûr travaille en journée et son associé de nuit. Leur entrepôt emploie directement six jeunes hommes, en majorité des parents, quatre de jour et deux de nuit. On peut estimer que plus de 1 000 personnes travaillent dans les entrepôts du souk Zokra.

L’abondance de cartons exposés fait souvent office de devanture pour les magasins. Ces derniers se signalent plus rarement par une enseigne qui annonce souvent la provenance des produits comme « Électro Dubaï », « Électro Istanbul » « Électro Dziri » (Algérie) ou « Électro al Khalij » (le Golfe ; cliché e) ou plus simplement le nom de l’entrepreneur (cf. planche photographique 1.4., clichés f). Au marché de Zokra, un entrepôt n’est pas une marque. C’est d’abord une relation de confiance entre l’entrepreneur et ses clients et fournisseurs qui rend finalement assez inutile une devanture tape-à-l’œil.

25 L’entrepôt de Mansûr est celui que nous avons le plus longtemps et le plus souvent visité, des

journées entières, lors des quatre missions de terrain, entre le temps des entretiens, des discussions informelles avec employés, clients et transporteurs, des observations, des repas, du thé.

Planche photographique 1.4.: Les entrepôts du souk Zokra

[Clichés : A. Doron, 2013 (a, b, c, d), 2014 (e) et 2015 (f)]

Les marchandises proposées correspondent à la demande du marché tunisien en articles du commerce transnational. La vaisselle et les ustensiles de cuisine sont particulièrement bien représentés, ainsi que l’électroménager, les vêtements ou encore les tapis. À ces produits courants, viennent s’ajouter les pneus dont l’importation est particulièrement avantageuse, ces articles étant très peu taxés en Libye26. Chaque

entrepôt est spécialisé dans un type de marchandise. En effet, les entrepreneurs du souk Zokra sont tous des grossistes bien qu’ils pratiquent aussi la vente en demi-gros et plus

rarement au détail. Il faut dire que les chalands sont rares au bord de la route. Le souk n’est d’ailleurs pas adapté à l’accueil de particuliers, entre route poussiéreuse et chaleur, absence de cafés pour déjeuner ou se rafraîchir et intérieur des entrepôts dont l’espace d’exposition peu éclairé se limite souvent à quelques cartons éventrés. Le souk s’adresse avant tout à une clientèle de commerçants.

Entrepôts et marchandises du souk diffèrent également selon que l’activité repose sur l’importation à destination d’une clientèle tunisienne ou sur l’exportation à destination d’une clientèle libyenne. La route transfrontalière au bord de laquelle le souk s’est développé est effectivement profitable dans les deux sens et des entrepreneurs se sont aussi spécialisés dans l’export (cf. planche photographique 1.5.). Les marchandises qui sont exportées sont essentiellement issues de l’industrie agroalimentaire tunisienne. Il s’agit notamment de semoule, de pâtes, de conserves de tomates, de sodas. À cela s’ajoutent des produits de l’artisanat prisés par les touristes libyens pour qui Ben Gardane constitue le dernier arrêt avant de passer la frontière.

Sur cet axe, le trafic est particulièrement dense. La route reste en effet le principal axe transfrontalier, du moins en attendant l’ouverture, prévue en 2018, de l’autoroute Tunis-Ras Jdir et du contournement de Ben Gardane. Les flux marchands officiels entre la Tunisie et la Libye sont matérialisés par la circulation continue des camions qui empruntent la route et traversent le marché. L’approvisionnement de ce dernier est assuré essentiellement par des véhicules de petite ou moyenne capacité – pick-up, camionnettes, 404 Peugeot surchargées de cartons – qui effectuent quotidiennement les navettes auprès des fournisseurs libyens de Zelten, Zouara ou Tripoli (cf. planche photographique 1.5., clichés a, b et e). À l’aube, les 4x4 et pick-up de la contrebande complètent aussi cette logistique. Enfin, en journée, les véhicules utilitaires et camionnettes des clients commerçants qui cabotent entre les entrepôts s’ajoutent au trafic marchand de la route de la frontière.

Cet axe est aussi particulièrement emprunté par les voyageurs. Le poste frontalier de Ras Jdir auquel il conduit est en effet la première voie de passage entre la Tunisie et la Libye. Entre 2005 et 2015, Ras Jdir compte en moyenne 1,4 millions d’entrées annuelles de voyageurs non-résidents27. Il s’agit pour l’essentiel de Libyens qui se rendent en

Tunisie, notamment pour accéder aux infrastructures sanitaires. Ce flux est matérialisé par le trafic de voitures immatriculées en Libye, aisément repérables étant donné qu’il

s’agit presque exclusivement de berlines blanches rutilantes (cf. planche photographique 1.5., clichés c et d). Ces derniers font généralement halte dans les magasins-entrepôts d’artisanat qui pratiquent aussi pour cette clientèle les dernières opérations de change – sarf – avant de passer la frontière (cliché c).

Les voyageurs tunisiens empruntent aussi cet axe qui est celui de la migration de travail en Libye. Entre 2005 et 2015, près d’un million de Tunisiens se sont rendus en Libye chaque année en moyenne. Ils sont cependant de moins en nombreux depuis 2011 et la dégradation de la situation sécuritaire en Libye, leur nombre étant tombé à 327 000 pour l’année 201528. Arrivés en autocar ou en louage à Ben Gardane, les migrants qui

continuent à se rendre en Libye rejoignent généralement la frontière en taxis dont les allées et venues ajoutent encore à la densité du trafic le long de la route de Ras Jdir29.

Enfin, la circulation est aussi locale. Les liaisons entre le marché excentré et la ville s’effectuent au moyen de voitures et plus souvent de mobylettes (cliché d). Cette communication avec la ville est indispensable, non seulement pour les centaines de travailleurs qui se rendent au souk, mais aussi pour les capitaux des entreprises. Ces derniers circulent souvent discrètement en deux roues, dans de banals sacs en plastiques, par liasses de billets en dinars tunisiens ou libyens, en euros et plus rarement en dollars, entre les entrepôts et les changeurs du centre de la ville qui abrite les autres espaces-clés de la place marchande.

28 Source : Institut National de la Statistique : http://dataportal.ins.tn/fr/, page consultée le 15/10/2017 29 Les migrations de travail temporaires des Tunisiens en Libye se sont taries depuis 2011. Parmi ceux

Planche photographique 1.5. : La circulation dense et multiple de la route de la frontière

La logistique du souk Zokra alimente une bonne partie du trafic en raison des approvisionnements qui se font au moyen de vieilles Peugeot 404 (a) ou de pick-up plus moderne ici en train d’être déchargés (b et e). Sur les clichés c et d, les berlines libyennes blanches sont bien visibles aux abords des magasins d’artisanat et d’alimentation destinés à cette clientèle. Le cliché f montre, 30 km plus loin en direction de la Libye, la file des camions en attente du passage au poste frontalier de Ras Jdir.

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