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La décennie 1980, apogée du réseau migratoire et marchand des souks Libya

Deux places marchandes ancrées dans des territoires en déclin

Encadré 1.1. La décennie 1980, apogée du réseau migratoire et marchand des souks Libya

Les marchés libyens ne sont qu’une pièce d’un dispositif spatial réticulaire qui se fonde sur l’emboîtement de places marchandes situées en Libye et de routes ponctuées de points de rupture de charge où sont concentrés des services dédiés au transit (notamment des entrepôts) et enfin d’interfaces proprement transfrontalières assurant le passage, toujours difficile, des frontières. L’articulation entre ces divers éléments s’est structurée à partir des années 1970- 1980, selon des nuances temporelles et spatiales multiples, alors que les acteurs qui animent ces chaînes d’échange se professionnalisent progressivement. C’est ainsi que certains migrants deviennent ou sont rejoints par des marchands mais aussi, qu’aux frontières, des pasteurs deviennent des porteurs, des contrebandiers et parfois des grossistes ou que celui qui dispose d’un véhicule et de la connaissance d’une route peut devenir transporteur et ouvrir son agence de voyage ou de transport de marchandises. En somme, chacune des aventures individuelles qui se construisent en un lieu ou sur un parcours précis participe de la pérennisation et du développement du réseau marchand transnational.

Figure 1.9. : Le réseau des souks Libya : routes et places marchandes identifiées aux frontières de la Libye

En Libye, l’approvisionnement individuel des migrants s’effectuait dans les magasins d’État. Cependant, la professionnalisation de ces circulations commerciales et l’augmentation de la demande ont exigé une organisation de la collecte des marchandises dans ces magasins d’État. Illégalement, des Libyens ont organisé l’achat des marchandises subventionnées et le stockage en quantités suffisantes en vue de leur exportation. Les régions littorales et frontalières se sont alors spécialisées dans la collecte et l’entreposage à destination de la Tunisie et de l’Égypte.

De la Libye vers les pays voisins, les routes migratoires et marchandes sont adossées à un réseau urbain, notamment dans les régions sahariennes, en direction du Sahel. Les villes de Sebha et de Koufra sont ainsi devenues des étapes essentielles sur les routes des migrants et marchands sahéliens, reliées à des villes-étapes tchadiennes ou soudanaises, comme Mellit, Faya, El Fasher ou Dongola, qui ont alors développé des souks et des activités de transit (Drozdz, Pliez, 2005). À l’interface entre routes et pistes transfrontalières, ces villes ont été les premières à bénéficier de la manne du transit. Aux frontières extérieures de la Libye, les petites villes constituent aussi des étapes-clés qui jalonnent ces routes. Souvent nées de la fixation de groupes nomades dans des sites créés de toute pièce par les États concernés, elles sont une forme urbaine banale aux marges des territoires nationaux. À défaut de ressources pérennes, leurs habitants ont profité de la revitalisation de ces régions par les circulations migratoires et marchandes, comme c’est le cas dans la Jeffara tunisienne et à Ben Gardane

III.2.2. Dans la Jeffara tunisienne et à Ben Gardane : l’organisation du franchissement de la frontière

Les échanges bilatéraux limités entre la Tunisie et la Libye dans les années 1970 n’ont guère profité aux populations du sud de la Tunisie. C’est, paradoxalement, à partir de la rupture de ces relations suite au « coup de Gafsa » en 198045 que les populations de la

Jeffara, et particulièrement la tribu des Touazines de Ben Gardane, s’imposent comme des intermédiaires indispensables.

Grâce à leurs relations en Libye et à leur position frontalière, les Touazines sont sollicités par ceux qui veulent traverser la frontière, trouver du travail puis rapatrier leurs revenus (Chandoul, Boubakri, 1991). Nombre de travailleurs tunisiens rencontrent

45 L'attaque de la ville de Gafsa en 1980 par un groupe armé en provenance de Libye visant à renverser

le président Bourguiba et le refoulement de près de 40 000 ouvriers tunisiens par les autorités libyennes en 1985 ont poussé les deux pays au bord de l'affrontement armé. La frontière a été militarisée de 1980 à 1988 : « 11 postes de sécurité avancés (Garde nationale, police, douanes) soumettaient cette zone à

des barrières administratives que seul le recours à la clandestinité permet de contourner. En effet, il devient alors presque impossible de quitter légalement la Tunisie pour la Libye, tandis que cette dernière interdit aux travailleurs étrangers de rapatrier plus du tiers des revenus perçus. En plus de leur rôle de passeurs de migrants, forts de leur position et de leurs relations, les Touazines investissent dans la contrebande des produits subventionnés en Libye, dont l’achat, puis la revente, sont initialement un moyen pour les travailleurs migrants de rapatrier leur salaire, inconvertible, tout en dégageant un bénéfice. Si la période de fermeture et de militarisation de la frontière, entre 1985 et 1988, marque les années les plus difficiles pour Ben Gardane et ses habitants (Mzabi, 1995), certains acteurs acquièrent peu à peu une position dominante, jetant les bases d’un véritable « cartel de la frontière » (Tabib, 2011).

Les sarafas (de sarf, le change), au sommet de la hiérarchie, sont les banquiers du système. Ils fixent les taux du change informel, financent la contrebande et le commerce, et apportent parfois simplement leur caution morale auprès des grossistes nouayels libyens. Leur puissance leur a permis de devenir les interlocuteurs des autorités centrales dans cette région périphérique. Les nasbas – de nasbas, les étals46 – sont les

commerçants indépendants du souk Libya. Si certains sont devenus depuis d’importants grossistes, ils ne bénéficient pourtant pas de la position dominante des sarafas et doivent souvent recourir à leur protection face aux autorités. Les khawattas – commerçants itinérants – sont employés, souvent à la journée, pour acquérir des marchandises en Libye, revendues en Tunisie contre 1/5e des bénéfices. Les tayouts – transporteurs indépendants – sont d’anciens khawattas souvent associés, ayant acquis un véhicule tout terrain (Toyota) et assurant la contrebande transfrontalière par les pistes pour le compte des commerçants et grossistes.

À la fin des années 1980, la place marchande de Ben Gardane s’impose comme le premier marché tunisien de devises et de marchandises de contrebande, ancré dans un tissu dense d’interrelations locales et régionales, au cœur d’une marge frontalière requalifiée.

46 En référence aux étals sur lesquels étaient disposées les marchandises sur le premier site spontané du

souk Libya de Ben Gardane. Ce terme, en apparence égal à celui employé pour les vendeurs de rue de

Conclusion

À Tunis et à Ben Gardane se sont ainsi structurées deux places marchandes à l’organisation spatiale complexe. En effet, chacune agence une pluralité de sites marchands et d’activités pour répondre à la demande des consommateurs tunisiens, en particuliers ceux dont les revenus sont les plus modestes. L’analyse d’une activité commerciale destinée à répondre aux besoins d’une clientèle spécifique ne doit pas masquer le fait que cette activité s’est aussi développée pour répondre aux besoins de ceux qui la pratiquent. Le commerce non réglementaire, tel qu’il est pratiqué dans les deux places marchandes étudiées, représente encore aujourd’hui une opportunité d’accès à un revenu. Cette économie de la débrouille est donc intrinsèquement liée à des populations et à des territoires pauvres et en difficultés. En cela, aussi dissemblables que soient le centre de la capitale et sa vaste agglomération et une bourgade frontalière sous-équipée, on retrouve dans la médina de Tunis comme à Ben Gardane et dans la Jeffara le développement de l’activité commerciale comme ressort d’un développement économique construit par le bas.

Si les facteurs permettant de comprendre l’émergence de lieux marchands là où ils n’ont pas été planifiés sont toujours en place, bien des acteurs de ces marchés ont quitté le « course à el khobza »47 (Meddeb, 2012b), autrement dit l’économie de subsistance, et

sont aujourd’hui à la tête d’entreprises commerciales florissantes et à l’échelle d’activité mondiale. En effet, ce « capitalisme des parias » (Peraldi, 2007a) s’est connecté au capitalisme tout court et à la mondialisation. Il s’agit alors d’examiner dans le chapitre suivant comment ces marchés et les commerçants qui les animent ont tissé de telles relations commerciales et sont parvenus à mondialiser leurs activités.

Chapitre 2

Une mondialisation des relations commerciales

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