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Grâce aux outils méthodologiques qui nous ont permis de déterminer notre ligne de conduite dans la construction de cette biographie, mais également aux nombreuses traces laissées par notre objet d’étude, nous avons choisi de suivre de manière chronologique la vie et le parcours de ce naturaliste.

Ainsi, en quoi le parcours de Faujas, ce savant « moyen », nous permet-il d’entrer dans une compréhension plus fine des rouages politiques, sociaux et économiques du

fonctionnement du monde savant de la seconde moitié du XVIIIe siècle et du début du XIXe

siècle ? Et comment son parcours, marqué par une alternance entre exploration, mondanité, écriture et recherche du profit, nous dévoile-t-il, à travers les yeux d’un contemporain, l’évolution des savoirs, des institutions et d’une partie de la société française et européenne au tournant des Lumières ?

1 Arnaud de MAUREPAS et Florent BRAYARD, Les Français vus par eux-mêmes : le XVIIIe siècle ; anthologie des mémorialistes du XVIIIe siècle, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1998.

2 Anne Corneloup, Affects, émotions, convictions : l’intime et l’historien, présentation, revue Source(s), n° 5, Strasbourg, Équipe ARCHE, 2014, p. 7 à 14.

À travers le personnage de Faujas, nous étudierons d’une part la manière dont les naturalistes conçoivent leur discipline en éprouvant la nécessité d’expérimenter la nature, et dont, à partir de ces expériences de terrain, s’élaborent les traités de sciences. D’autre part, nous essaierons de reconstituer les parcours sociaux pour comprendre comment, de notable provincial, un passionné a réussi à se faire une place et à obtenir de nombreux privilèges. Cela nous amène à étudier également les rapports de domination et de subordination au sein des

sciences des XVIIIe et XIXe siècles, ainsi que le jeu des amitiés et des rivalités.

Afin de bien comprendre les évolutions des différents statuts scientifiques, politiques et sociaux de Faujas de Saint-Fond, nous suivrons son parcours, en distinguant quatre moments dans sa vie. D’abord le temps de l’expérimentation et des premiers pas, ensuite celui des rencontres et des mondanités, puis la transition révolutionnaire et les grands changements qu’elle implique, et enfin le temps du Muséum et la vieillesse d’un naturaliste au moment de

la reconfiguration des sciences au XIXe siècle.

Premièrement, Faujas commence, dans les années 1770, par explorer des espaces régionaux relativement voisins de ses lieux de vie. Sa perception de la nature est largement modelée par cette première approche empreinte de considérations locales. Il se forme, se construit et pense la science et la nature en s’inscrivant dans cette logique de précision expérimentale. Le goût pour l’exploration localisée, pour l’expérience sensible de la nature, le désir d’aventure même à quelques encablures de chez soi, tout cela l’entraîne sur les routes et les chemins des Alpes, du Vivarais et du Velay. Après avoir fait le point sur son ascendance, sa famille et sa formation, c’est bien la construction de sa méthode qui est envisagée dans cette première étape. Son autoformation au métier de naturaliste, alors qu’il n’est encore qu’un amateur, passe d’abord par la découverte du terrain. Avant de commencer à véritablement écrire ses premiers grands traités, Faujas doit parcourir la nature, s’en imprégner et s’en inspirer. Ainsi, il nous faut, nous aussi, suivre sa méthode de travail en l’accompagnant dans ses premiers voyages naturalistes. Nous nous construirons une image de son projet en même temps que lui en décrivant sa marche, sa méthode et sa perception des espaces au jour le jour.

Cette méthode descriptive nous permet ensuite d’aborder ses écrits avec une base de travail solide. Sachant ce qu’il voit, ce qui l’émeut, nous pouvons mieux comprendre ce qu’il choisit de faire entrer dans les écrits qu’il destine à être lus. Nos deux premiers chapitres s’emploient à décrire la rencontre avec ce naturaliste et avec ses façons de procéder. Enfin, avec la publication des résultats de son travail de terrain, c’est une autre facette, celle de l’auteur, qui est abordée. Les publications en tant que construction intellectuelle et financière

sont envisagées autant de leur point de vue littéraire et scientifique que comme tremplins vers une notoriété encore à acquérir. Cette logique promotionnelle est un élément important de la vie savante de Faujas qui, comme le dit Dolomieu, cherche les faveurs des grands.

Deuxièmement, dans le but de faire évoluer sa carrière, c’est le Paris de la « fin des Lumières » que Faujas doit conquérir. La capitale des sciences, centre des arts, des sciences et des mondanités, représente un carrefour extrêmement important pour son parcours. C’est là qu’il se forge une légitimité scientifique, sociale et médiatique à travers l’entretien d’un puissant réseau de sociabilité et un désir de reconnaissance qui guide une bonne partie de ses choix. Dans la continuité de son travail de promotion de ses travaux, Faujas monte à Paris, ville qu’il connaît déjà depuis les années 1770, pour renforcer les nœuds de son réseau. Il doit se faire connaître du monde, de ceux qui ont le pouvoir de le faire accéder aux postes clefs du monde des savants. Même si il n’est pas explicite à ce sujet, Faujas veut accéder à l’Académie des sciences. Cependant, c’est avant tout pour collaborer avec Buffon qu’il effectue ce déplacement. L’intendant du Jardin du roi représente pour lui autant un mentor qu’une porte d’entrée vers cette institution. Ainsi, grâce au long journal intime qu’il écrit pendant son séjour à Paris entre 1782 et 1783, nous nous pencherons d’abord sur l’entretien par Faujas de son réseau d’influence. Ses nombreuses relations, politiques, savantes et parfois intimes, s'entremêlent et se croisent pendant tout ce séjour. Certaines figures très importantes émergent comme Buffon, bien sûr, mais également le duc de Chaulnes ou les Guillemot et Condorcet qu'il tente de courtiser. Ensuite nous nous arrêterons sur ce que Paris lui offre en tant que savant. Avec ses cabinets, ses galeries, ses artisans et ses démonstrateurs, la capitale des sciences regorge de merveilles scientifiques qui peinent à rassasier cet esprit en quête d’objets. C’est d’ailleurs cet intérêt pour la nouveauté, couplé avec son désir de conquête de l’espace public qui le pousse à s’envoler avec Jacques Charles et les frères Montgolfier. Enfin, après avoir écumé les rues de Paris, Faujas s’embarque pour la Grande-Bretagne avec pour objectif de continuer à apprendre, d’internationaliser sa posture de savant auprès de Joseph Banks et du réseau académique anglais, mais également de rapporter, pour lui et pour Buffon, les fleurons de l’industrie anglaise dont Watt et Boulton sont le fer de lance. Ce voyage nous invite alors à penser autrement la méthodologie du naturaliste qui, quand il est à l’étranger, s'articule non plus autour de la seule étude naturaliste, mais en trois temps : un temps des sciences, un temps des hommes et un temps de l’industrie.

Il s’agira de comprendre comment Faujas évolue dans les mondanités parisiennes et anglaises et comment concrètement il tente de construire sa carrière, et ce tout en restant aussi

un savant vorace qui nous ouvre les portes des capitales philosophiques que sont Paris et Londres.

Troisièmement, à son retour d’Angleterre, Faujas entame une période assez mouvementée. Tout s’accélère et ses efforts commencent à porter leurs fruits. Il rentre de voyage avec des techniques innovantes sur des ressources stratégiques, utiles au pouvoir et à la société. Ayant pour objectif principal de faire évoluer sa carrière, il met à profit ses découvertes anglaises avec l’appui de Buffon. Entre 1785 et 1789, le naturaliste peut vraiment espérer faire carrière comme savant au service de la couronne et engrange de plus en plus de privilèges. Mais c’est sans compter les grands changements de la « fin des Lumières ». Le comte de Buffon est déjà âgé et malade, et le château de cartes politico-scientifique qui tient le Jardin des plantes est aussi fragile que la santé de son intendant qui disparaît en 1788. Avec les grands chamboulements de la Révolution, Faujas, se découvre une âme dauphinoise fédéraliste, influencée par de nombreuses déceptions professionnelles. Ensuite, avec la « fin des privilèges » et la reconfiguration des institutions, il doit, après l’euphorie fédéraliste, lutter, non pas pour sa patrie, mais pour ses biens personnels récemment obtenus. Il rejoint à Paris la famille des naturalistes du Jardin des plantes pour préserver de la destruction l’héritage de leur grand mentor. Enfin, en tant que savant d’État, Faujas reprend la route en compagnie d’André Thouin avec pour mission d’accompagner les armées du Nord pour découvrir, inventorier et récupérer les objets intéressants contenus dans les cabinets de curiosités de Belgique, d’Allemagne et des Pays-Bas.

Cette période permet de découvrir comment la Révolution a profondément modifié les rapports de force et de domination entre les savants et le pouvoir. Leur statut change et leur travail s’en trouve irrémédiablement transformé.

Quatrièmement, à l’aube du XIXe siècle et après une longue carrière, Faujas, savant

naturaliste des Lumières, influencé par une vision de la nature élargie grâce à ses lectures et à de nombreux voyages, se retrouve bousculé par l’émergence des jeunes scientifiques issus des grandes écoles et de la « révolution chimique » de Lavoisier. Le naturaliste, qui jouit d’un statut stable de professeur de Géologie au Muséum national d’histoire naturelle, institution qu’il a aidé à créer, peut se concentrer de nouveau sur ses publications géologiques. Il continue à voyager, d’abord pour diffuser l’influence du Muséum en province et à l’étranger, trouver des partenaires et augmenter son réseau. Cependant, il élargit également sa vision du monde qui est de moins en moins régionale et de plus en plus systémique. En outre, Faujas commence à être particulièrement influencé par les idées du chevalier de Lamarck. Avec l’avènement de l’Empire et l’élargissement des collections paléontologiques du Muséum, le

ministère de l’Intérieur lui confie en 1805 une ultime mission en Italie. Ainsi Faujas, boucle-t-il en quelque sorte son Grand Tour entamé avec sa visite de l’Angleterre et de l’Écosse en 1784. Ce voyage lui permet de visiter des régions volcaniques, des espaces fossilifères, des cabinets et des collections, mais sans oublier l’industrie. Au cœur de la campagne de Masséna, c’est encore une fois avec les troupes françaises, non plus républicaines, mais impériales, qu’il effectue ses déplacements entre espaces naturels et champs de cadavres. Pour finir, le vieux savant, fort de ses expériences de terrain, de ses lectures et de sa stature, rédige son dernier traité général de géologie. Cependant, Faujas est alors un survivant de l’école

naturaliste et a du mal à prendre le tournant du XIXe siècle et de la scientifisation des savoirs.

Devenu lamarckien, il défend l’expérience du voyage et le contact charnel avec la nature, contre les jeunes ingénieurs des mines, contre Cuvier, contre la science de laboratoire qui représente pour lui un retour aux « faiseurs de cabinets ».

La fin de carrière de Faujas, assez productive sur le plan intellectuel, notamment grâce à une plus grande stabilité, nous permet de suivre son évolution philosophique à travers ses derniers écrits et de dresser en quelque sorte un état des sciences de la Terre à une époque où la transition méthodologique révolutionnaire est véritablement effectuée.

Depuis Montélimar jusqu’à Paris, et des chemins des Alpes aux routes d’Europe, ce travail invite donc à suivre les parcours de Barthélemy Faujas de Saint-Fond, un amateur d’histoire naturelle qui tente, tout au long de sa vie, de se créer une place dans un monde qu’il a choisi et de faire de ses deux passions, la nature et les belles lettres, un véritable métier qui lui permet de devenir, comme le définissent Gilles Bertrand et Alain Guyot, un « passeur » entre lettres, sciences et culture1.